Dictionnaire de théologie catholique/VENGEANCE III. La vertu de vengeance

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 543-544).

III. La vertu de vengeance.

Saint Thomas a étudié la vengeance comme vertu dans la Secunda Secundse, q. cvm. La vengeance qui a pour objet le I châtiment du pécheur comme tel se présente directement comme une vertu. Est-elle licite ? Est-elle une j vertu spéciale ? Comment doit-elle s’exercer ? Sur qui doit-on l’exercer ? Tels sont les sujets de quatre articles de la Somme.

Licéité de lu vengeance (a. 1). —

L’Ecriture a surtout rappelé que Dieu se réserve le droit de vengeance. Toutefois une autorité humaine peut, en certaines circonstances déterminées, l’exercer légitimement. Si la vengeance était inspirée par l’intention de nuire à celui qu’elle frappe, elle serait de la haine et deviendrait illicite, parce qu’incompatible avec la charité due à tous les hommes. Voir ci-dessus..Mais si celui qui exerce la vengeance a principalement en vue un bien résultant du châtiment infligé au coupable, par exemple son amendement ou du moins sa répression, la paix publique, le maintien de la justice ou l’honneur de Dieu », la vengeance peut être permise, si elle respecte certaines conditions.

Ces conditions peuvent être réduites à deux principales :
1. La vengeance ne peut être exercée que par celui qui a autorité pour le faire. Cette autorité est avant tout l’autorité publique. Parce que son autorité vient de Dieu, « le prince » a le droit de châtier les coupables : « Si tu fais le mal, crains ; car ce n’est pas en vain qu’il [le prince] porte l’épée, étant ministre de Dieu pour tirer vengeance de celui qui fait le mal et le punir. » Rom., xiii, 4. Mais, de son autorité privée, un homme peut aussi parfois tirer vengeance d’une faute ou d’un crime, quand l’amour de Dieu, le bien de la patrie, l’intérêt de la société sont en cause. Cf. S. Thomas, op. cit., q. cviii, a. 1, ad 2um et ad 4um ; Priimmer, Theol. moralis, t. ii, n. 610. —
2. La vengeance doit respecter les bornes de la justice. Un excès de rigueur serait une faute et deviendrait de la cruauté ; un excès d’indulgence compromettrait la sécurité publique : « N’ayant, en fin de compte, à protéger que l’ordre social, l’État n’inflige ses sanctions qu’à titre de moyens efficaces de restitution des victimes en leurs droits et en leurs biens lésés, et de correction, d’intimidation ou de suppression (temporaire ou définitive, selon qu’il s’agit de la prison ou de la peine de mort) des délinquants et des criminels. Il doit donc tenir compte de l’efficacité de ces moyens et n’user des punitions que dans la mesure exacte où elles réalisent les fins qui sont leur raison d’être, où elles servent le bien commun. » Baudin, Cours de philosophie morale, Paris, 1936, p. 493.

La vengeance, vertu spéciale (a. 2). —

Toute vertu présuppose une aptitude naturelle foncière que l’habitude ou toute autre cause transforme en vertu. La vertu nous perfectionne donc en vue d’un développement ordonné de nos inclinations naturelles. Ainsi à toute inclination bien définie correspond une vertu spéciale. Or, nous sommes naturellement portés à repousser les choses nuisibles. L’homme suit ce penchant en repoussant les injures pour ne pas en être atteint ou en punissant celles qui l’ont déjà blessé ; ce faisant, il a l’intention, non de nuire à autrui, mais de se préserver lui-même. C’est là la vertu de vengeance.

Si la vengeance n’était que l’acte de la justice publique châtiant le criminel comme il le mérite, elle serait, à proprement parler, un acte de justice commutative ; elle devient une vertu spéciale qustice vindicative), lorsqu’elle émane d’une personne habilitée par sa situation ou par les faits eux-mêmes à se faire justice. Saint Thomas rapporte la parole de saint Jean Chrysostome (cf. In epist. ad Ephesios, hom. xxii, n. 5, P. G., t. lxii, col. 163-164, accusant d’impiété ceux qui resteraient insensibles devant des injures faites à Dieu, q. cviii, a. 1, ad 2um : « S’il arrive, dit-il. que l’injure faite à une personne atteigne par contrecoup Dieu et l’Église, cette personne doit venger

l’injure reçue. » Et il cite les exemples d’Élie, appelant le feu du ciel sur ceux qui venaient l’arrêter, IV Reg., i, 9-10 ; d’Elisée, maudissant les enfants mal élevés, ibid., ii, 24 ; du pape Sylvestre, excommuniant ceux qui le condamnaient à l’exil. Mais « à y bien réfléchir, cette vertu est d’un usage plus fréquent et plus étendu qu’il ne paraît à première vue. Ainsi elle est, dans l’éducation, l’art de reprendre et de punir comme il convient et pareillement, dans le gouvernement d’une maison, d’une communauté, etc. » Cf. a. 2, ad 3um. Elle peut-être, dans un autre ordre, la vertu des pamphlétaires : « La moquerie, dit Pascal, est quelquefois plus propre à faire revenir les hommes de leurs égarements, et elle est alors une action de justice… Il s’en trouve des exemples dans les discours de Jésus-Christ lui-même… » J.-D. Folghera, Les uertus sociales, Somme ihéol., édit. de la Revue des jeunes, p. 414.

La vertu de vengeance, vertu morale annexe de la justice, se tient dans un juste milieu, entre deux vices. L’un pèche par excès : c’est la cruauté ou la sévérité qui exagère le châtiment ; l’autre, par défaut : c’est la faiblesse dans la répression du mal. « Qui ménage la verge, hait son fils. » Prov., xiii, 24. La vengeance-vertu sait en tout point garder la mesure juste.

Les peines vindicatives (a. 3). —

Il s’agit ici de justifier les pénalités habituellement portées dans la société contre les crimes et les délits : « La vengeance, écrit saint Thomas, est licite et vertueuse dans la mesure où elle tend à la répression du mal. Or, certains hommes, même de ceux que n’anime aucun amour pour la vertu, se laissent arrêter sur la pente du mal par la crainte qu’un châtiment sévère leur fasse perdre plus que le crime ne leur rapporterait… La vengeance doit donc s’exercer par la soustraction des biens auxquels les hommes tiennent le plus : la vie, l’intégrité du corps, la liberté, enfin les biens extérieurs, richesses, patrie, réputation. Aussi, selon saint Augustin, De civ. Dei, t. XXI, c. ii, P. L., t. xli, col. 725, se référant à Cicéron, les lois contiennent huit sortes de peines : la mort, qui ôte la vie, les coups et le talion (œil pour œil), qui blessent le corps, l’esclavage et la prison, qui enlèvent la liberté, l’exil qui éloigne de la patrie, l’amende qui prive des richesses, l’infamie qui fait perdre la réputation. »

De toutes ces peines, la peine de mort seule est strictement et exclusivement vindicative. Aussi saint Thomas éprouve-t-il le besoin de la justifier rapidement, ad l unl, ad 2um et ad 3um. Voir Mort I Peine de), t. x, col. 2502. Les autres peines sont à la fois vindicatives et médicinales : non seulement elles punissent la faute, mais elles peuvent ramener le pécheur à la vertu.

Ceux qu’atteint la vengeance (a. 4). —

Puisque la vengeance n’est vertu que dans la mesure où elle entend réprimer le mal, elle ne doit, en principe, atteindre que des actes volontaires et coupables. C’est l’aspect de la peine considérée comme châtiment. Mais on vient de dire qu’ici-bas les peines sont surtout médicinales. La peine peut donc être considérée comme un remède destiné non seulement à guérir le pécheur, mais encore à prévenir le péché et à procurer quelque bien. À ce point de vue, la peine peut atteindre un innocent, mais non sans un juste motif.

Saint Thomas envisage un certain nombre de cas. Dans le corps de l’article, « est le cas classique de la peine-épreuve. Les biens temporels, n’étant que Secondaires par rapport aux biens spirituels, un innocent peut BVOlr a endurer les peines de cette vie, parce que Dieu veut l’humilier et l’éprouver. Tel fut Job. Mais seul le coupable est puni dans les biens spirituels m ce monde ou en l’autre, i t la peine éternelle de l’au-delà n’est plus un remède, mais la conséquence de. la damnation.

Les réponses aux objections fournissent des cas où l’innocent est appelé à pâtir pour de justes motifs. Toutefois, ici encore, il n’est pas question de peines spirituelles infligées à un innocent pour la faute d’un autre : une telle peine violerait la justice en atteignant l’âme, siège de la liberté. Saint Thomas envisage trois cas :
1. Au point de vue temporel, un homme peut appartenir à un autre, l’esclave à son maître, l’enfant à ses parents : la punition infligée au père, au maître coupables peut rejaillir sur l’enfant ou sur l’esclave. —
2. Le péché des uns peut devenir le péché des autres et leur occasionner une juste punition. Mais ici c’est déjà non plus un innocent, mais un véritable coupable qui est frappé. Les trois exemples fournis par saint Thomas le font voir clairement : les enfants et serviteurs, s’autorisant des fautes de leurs parents ou de leurs maîtres pour pécher plus librement, seront punis avec eux ; les sujets pâtissent, par contre coup, des punitions infligées aux chefs qu’ils ont mérité d’avoir, les timides qui n’ont pas osé censurer la conduite de leurs compagnons criminels, en partagent les châtiments. —
3. Enfin, la solidarité résultant de l’unité humaine oblige tous et chacun à une vigilance mutuelle en vue d’éviter le mal, elle peut donc aussi devenir un motif suffisant pour faire retomber sur la collectivité la faute d’un seul. C’est ainsi que Dieu peut punir les péchés des parents sur les enfants « jusqu’à la troisième et la quatrième génération. » (Ex., xx, 5).

Toutefois saint Thomas, ad 2um, fait observer que les jugements de Dieu englobant les innocents ou les moins coupables dans la punition des criminels ou des plus coupables sont mystérieux et ne sauraient servir d’exemple : il est impossible d’en pénétrer les motifs et donc de les ériger en norme générale. Les hommes n’ont pas le droit de s’en prévaloir pour condamner un innocent à une peine afflictive, mort, mutilation, fouet. Mais l’autorité humaine peut priver un innocent d’un bien par lui possédé, si toutefois il y a un motif d’agir ainsi ; sans culpabilité de sa part, un homme peut être déclaré incapable d’acquérir ou de gérer son bien ; un bénéfice ou un revenu peut être enlevé par la société propriétaire à un bénéficiaire inapte ; enfin la fortune d’un innocent étant liée à celle d’un coupable, ce dernier peut en être justement dépouillé et entraîner l’autre dans sa ruine.