Dictionnaire de théologie catholique/VEUILLOT Louis. I. L'homme.

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 635-646).

VEUILLOT Louis, publiciste catholique du xixe siècle (1813-1883). — À l’article Libéralisme catholique on a déjà longuement décrit le rôle qu’il a joué dans la lutte d’idées qui mit aux prises après 1850, « libéraux » et « intransigeants ». On voudrait surtout ici marquer les phases de sa carrière, signaler sa production littéraire, qui fut considérable, et en apprécier l’influence.
I. L’homme.
II. L'œuvre et l’influence (col. 2821).

I. L’homme.

1° Jusqu'à l’entrée définitive à l’Univers (1842). —

L. Veuillot est né à Boynes (Loiret) le Il octobre 1813, d’une famille très modeste, — le père était tonnelier, — dont il était le premier enfant. Son frère Eugène, sa sœur Élise devaient atteindre aussi à une certaine notoriété. Le père ayant dû se transporter à Paris, aux grands chaix de Bercy, c’est dans ce quartier laborieux de la capitale que Louis fut élevé à partir de sa dixième année. Il ne fréquenta que l'école « mutuelle » du quartier, il y acquit des connaissances primaires suffisantes pour pouvoir entrer, comme petit clerc, dans une étude d’avoué à l'âge de quatorze ans. C’est dans ce milieu qu’il s’initia assez vite aux connaissances littéraires. On ne saurait dire qu’il ait jamais fait d'études en règle, du moins ses lectures considérables lui donnèrent finalement un bagage qui n'était nullement à mépriser. Pour ce qui est des études proprement classiques, il arrivera à une connaissance passable du latin ; il ne semble pas. qu’il se soit jamais adonné à la culture hellénique ; il restera toujours chez lui une lacune grave de ce côté.

Sa formation religieuse avait été elle aussi très négligée ; il fit sa première communion à Bercy ; ce fut une formalité extérieure plus qu’un acte important ; de longtemps, après cela, il ne s’approchera plus des sacrements. C'était chez lui indifférence plus que mauvais vouloir, influence d’un milieu qui, sans être hostile à la religion, était plutôt imperméable aux idées chrétiennes. La conversion de Louis n’aura lieu que quinze ans plus tard.

Dans l’entrefaite il était entré dans la carrière du journalisme. Dès 1831, il était attaché à Rouen à la rédaction d’un petit journal gouvernemental, Y Écho de la Seine-Inférieure, d’où il passa l’année suivante au Mémorial de la Dordogne, rédigé à Périgueux, sensiblement dans la même nuance. Quatre ans plus tard, il entrait enfin dans le journalisme parisien, à la Charte de IH-'SO, puis, à la mort de cette feuille, à la Paix, d’où il passa au Moniteur parisien. Toutes ces feuilles éphémères étaient plus ou moins soutenues par le gouvernement. Veuillot y défendit en ces premières années si tourmentées du règne de Louis-Philippe, les principes d’ordre et de respect des pouvoirs établis. II les défendait d’ailleurs et aussi toutes ses autres idées, avec cette âpreté qui durera autant que lui. La verdeur de sa polémique lui attira deux duels dans son court séjour à Rouen, un autre alors qu’il demeurait à Périgueux.

C’est en 1838, lors d’un séjour à Rome qui n’avait rien d’un pèlerinage, qu’il se convertit sérieusement, sans que l’on puisse dire qu’il y ait eu chez lui une véritable crise d'âme. L’influence du P. Roosaven, S. J., y fut certainement pour beaucoup ; mais somme toute il ne s’agissait guère que de passer d’une indifférence paresseuse à une pratique sincère de la religion. Veuillot considéra toujours la communion qu’il fit à Rome, à ce moment-là, comme sa première communion. Les pèlerinages de Lorette, d’Einsiedeln, de Maria-Steiu qu’il accomplit en rentrant à Paris achevèrent ce que Rome avait commencé. Quand il rentra dans la capitale, il savait ce qu’il voulait. Fils de l'Église, il défendrait sa mère et travaillerait constamment à la faire connaître et aimer. Ce n'était pas dans les journaux où il avait fait ses premières armes, qu’il pouvait remplir ce programme. Pour vivre il trouva au ministère de l’Intérieur un emploi de sous-chef de bureau qui lui laissât des loisirs. Il utilisa ceux-ci à la rédaction des Pèlerinages de Suisse, dont la publication, en février 1839, attira sur lui l’attention des catholiques. De même cherchat-il à entrer dans quelqu’une des feuilles religieuses, l’Ami de la religion, la Gazette de France, la Quotidienne. Ses premières relations avec l’Univers datent de juin 1839, il promit alors de donner de temps à autre de la copie à ce journal ; cette collaboration prit quelque régularité à partir de 1840. En des feuilletons littéraires, en des Propos divers, Veuillot commençait à attaquer les libres-penseurs. Tout cela était de la même encre qui jadis à Rouen et à Périgueux avait joué de mauvais tours au jeune journaliste.

Un séjour de quelques mois en Algérie, où Bugeaud l’avait emmené comme secrétaire en 1841, devait interrompre cette première collaboration à l’Univers. Rentré à Paris, Veuillot, tout en mettant la dernière main à divers ouvrages, se persuada de plus en plus que sa vraie vocation était le journalisme et que l' Univers était le seul journal où il put écrire

comme il l’entendait. Pourtant cette feuille, fondée en 1833 par l’abbé Migne, traversait en ce moment une crise assez grave ; des sacrifices pécuniaires assez considérables furent faits alors par Montalembert pour la renflouer, des voyages de propagande entrepris, où Veuillot joua quelque rôle ; enfin, la fusion de l’Univers avec l’Union (légitimiste), fusion qui fut bientôt une absorption de la seconde feuille par la première, assura, de manière définitive, la survie de l’Univers. Au même moment le véritable animateur de ce journal, Melehior du Lac, essayait d’entrer à Solesmes — où d’ailleurs il ne resterait pas. Cette retraite laissait le champ libre à Veuillot qui ne tarderait pas à devenir le rédacteur principal. Toutefois le premier rôle fut encore tenu, pendant quelque temps par de Coux, qui, en août 1845, eut le titre de rédacteur en chef avec Veuillot comme adjoint. Cette sorte de condominium, qui n’alla pas sans heurts, dura jusqu’en 1848, date à laquelle de Coux quitta définitivement le journal. Il n’empêche que, dès 1843, Veuillot et l’Univers commencent à s’identifier ; bientôt le publiciste y prendra une place prépondérante. Les diverses tentatives qui furent faites par Montalembert et ses amis pour imposer au journal une direction supérieure échouèrent devant l’obstination de Veuillot qui entendait bien jouir à l’Univers d’un pouvoir dictatorial et réussit à évincer tout contrôle. C’est vers ce même temps, 31 juillet 1845, que Louis Veuillot se mariait. De ce mariage, il aura six filles dont plusieurs moururent en bas âge. Sa femme elle-même mourut prématurément en couches en novembre 1852. Ce fut Élisa, sœur de Veuillot, qui tint ensuite son intérieur et se chargea de l’éducation des enfants survivants.

2° Le parti catholique et la liberté d’enseignement (1845-1850). — Les froissements passagers du début n’empêchèrent pas les deux animateurs du parti catholique, sous Louis-Philippe, de marcher la main dans la main. On a dit à l’art. Libéralisme catho-LIQUE, col. 570 sq., comment c’est autour de la « liberté d’enseignement » que se forma le parti et comment, aux origines, tous acceptèrent de placer la question sur le terrain exclusif du droit commun et de la liberté générale. Montalembert ne songeait point à revendiquer le droit d’enseigner pour l’Église seule, en vertu de sa mission divine ; c’est en faisant appel au principe de liberté dont tous se réclamaient qu’il réclamait pour l’Église, la faculté d’avoir ses établissements d’instruction, sous la réserve du droit de regard de l’État. Tel est le point de vue auquel se ralliait Veuillot lui-même, encore que ses convictions profondes les polémiques de l’heure ne feront que les accentuer — l’orientassent dès lors en une direction différente. Sa Lettre à M. Yillemain sur la liberté d’enseignemenl, parue en 1843, se tenait sur le terrain délimité par Montalembert. Dès ce moment néanmoins une certaine intransigeance se manifestait du’.h’de [’Univers. On s’y montrait assez mécontent de l’attitude prise par l’abbé Dupanloup, le futur [ue d’Orléans, dans son livre De ta pacification religieuse, où l’auteur se déclarait prêt à consentir diverses concessions à l’Étal en matière d’enseignement. Même réaction après une autre brochure de I lupanloup : De l’état actuel de la question de l’enseigne ment. Néanmoins, la publication par Mgr. l’arisis. île son r.VLs de conscience (1847), rallia le suffrage de Veuillot même, encore que la position adoptée par l’évêque de Lan grès fût celle de l’acceptation du régime moderne et des libertés générales qu’il garantit.

Il reste que, dés ce moment, apparaissent les premiers symptômes d’une division entre catholiques. les uns travaillent a former un parti de combat, voulant conquérii de haute lutte les libertés néces saires ; dans leur ardeur ils oublient parfois les exigences de la charité chrétienne, peut-être même de la simple décence et de la bonne tenue. Les autres, plus pacifiques, oserions-nous dire plus chrétiens, s’efforcent de garder dans le ton de la polémique la courtoisie avec l’adversaire, qui est une des formes de la charité, et, pour ce qui est du fond, sont prêts à consentir au pouvoir un certain nombre de concessions dans l’espoir d’obtenir un modus vivendi. Toutes les divisions qui éclateront plus tard sont en germe dès ce moment. Le fougueux abbé Combalot dans son Mémoire sur la guerre faite à l’Église et à la société par le monopole, janvier 1844, est si violent qu’il s’attire une condamnation à quinze jours de prison et à 4000 francs d’amende. Pour son compte-rendu du procès, Veuillot, qui pourtant avait conseillé la modération à Combalot, récolte à son tour un mois de prison et une amende de 3000 francs. Aussi bien la mauvaise foi des adversaires libres-penseurs qui, pour faire diversion à la lutte d’idées, exploitent cyniquement l’impopularité des jésuites, justifie jusqu’à un certain point la violence des coups que porte l’Univers. Nous n’avons pas à dire ici comment les jésuites français furent les victimes de toute cette campagne et comment le gouvernement de Louis-Philippe finit par obtenir de Rome même un ordre de dispersion quillet 1845).

Rien de tout cela d’ailleurs ne résolvait la question de la liberté d’enseignement. Pour ce qui concerne le secondaire, la monarchie de juillet disparaîtrait sans l’avoir liquidée. Du moins la lutte a-t-elle permis aux catholiques de se compter et de se sentir les coudes. En ces années 1845-1840, Veuillot apparaît déjà comme un porte-drapeau, presque comme un chef, au grand déplaisir de quelques grands catholiques qui pensaient avoir eux aussi leur mot à dire. On a prétendu que, dès ce moment, Montalembert et Dupanloup avaient essayé d’agir auprès du nouveau pape, Pie IX (élu le 6 juin 1840), pour que fût conseillée à l’Univers une tenue plus conforme à la charité chrétienne. Ce qu’il y a de trop certain c’est que, dès cette heure, au lendemain des élections de 1846, qui avaient été pour les catholiques un incontestable succès, des fissures se remarquaient dans le bloc qu’avaient formé les gens soucieux des intérêts religieux de la France.

Sur un autre point, l’Univers avait en ces temps-là engagé la lutte contre ce qu’il appelait les restes du gallicanisme. La question liturgique avait été passionnément soulevée ; il s’agissait de faire cesser en France, par l’adoption uniforme de la liturgie romaine, les différences qui se remarquaient d’un diocèse à l’autre ; il s’agissait surtout » de prouver que cinquante Églises de France étaient hors de la régularité et du droit ». Cf. l’art. GuÉRANGER, t. VI, col. 1805. Ici du moins la cause fut assez vite — d’aucuns disent un peu trop vite — gagnée. Tout ne fut pas également heureux dans un retour beaucoup trop strict et pas assez intelligent à l’unité des pratiques cultuelles. Même assistée de dom Cuérangcr. la science liturgique des rédacteurs de l’Univers était un peu courte et aurait gagné à se guider par des vues moins unilatérales. Sur ce point aussi des avertissements pacifiques vinrent à l’Univers, dont on ne tint pas le compte qu’ils auraient mérité. Quoi qu’il en soit, le rétablissement de l’unité liturgique dans notre pays fut un des résultats dont se glorifiait le

plus Veuillot.

La Révolution de 1848 allait le mettre, tout comme les autres cat holiques, en présence de problèmes autrement redoutables. l’Univers, le départ de de Coux

laissait Veuillot mettre absolu. Tout comme Montalembert. mais sans les tergiversai ions de celui ci. demeuré fidèle au souvenir de la monarchie déchue, le rédacteur en chef de l’Univers se rallia au gouvernement nouveau, avec cette formule : « L’Église ne demande qu’une seule chose, la liberté. Que la République mette l’Église en possession de cette liberté et il n’y aura pas de meilleurs et de plus sincères républicains que les catholiques français. » Ce ralliement, auquel l’épiscopat se résignait dans l’ensemble, aurait sa récompense dans l’influence dont les catholiques jouirent, soit à la Constituante, soit à la Législative. Entre temps, Veuillot s’était — mais sans enthousiasme excessif — déclaré pour la candidature à la présidence de la République du prince Louis-Napoléon. Tout cela eut son couronnement dans l’expédition de Rome, destinée à rétablir sur son trône Pie IX expulsé par la Révolution, et dans le vote de la loi Falloux qui allait organiser en France la liberté de l’enseignement.

Il faut bien reconnaître, hélas 1 que le vote de cette loi, que nous sommes habitués à considérer comme une des plus importantes conquêtes de l’Église au xixe siècle, fut la « pierre de scandale » qui devait irrémédiablement diviser les catholiques français. De la polémique autour de cette loi, le biographe de Louis Veuillot, son frère Eugène, a écrit : « Ce fut la grande polémique de 1849, celle qui lui coûta le plus, qu’il fit avec passion et néanmoins à regret, en pesant ( !) toutes ses paroles, en craignant toujours de blesser des amis, ou de sacrifier le droit. » E. Veuillot, Louis Veuillot, t. ii, p. 343. C’est qu’au fait s’affrontaient ici deux conceptions opposées de l’action catholique en matière politique. L’une, celle de Dupanloup et que de Falloux fit sienne dans son projet de loi, consistait à tenir compte des réalités existantes, au sein desquelles vivait le catholicisme, à proportionner les demandes aux chances que l’on avait de les faire écouter, à se montrer conciliant sur l’application des principes. L’autre, celle de Veuillot, de l’Univers, et d’une grande partie du clergé de second ordre, fidèle clientèle du journal, consistait à mettre d’abord en évidence les principes, à en déduire avec toute la raideur de l’esprit géométrique les applications, à rechercher la mise en œuvre de ces applications sans tenir aucun compte des possibilités. Pour l’instant, il est vrai, cette intransigeance parlait au nom de la liberté, mais avec l’arrière-pensée, exprimée parfois, latente toujours, de ne pas se contenter de cette plateforme un peu étroite : le jour où l’on serait pour de bon au pouvoir, ce seraient d’autres considérations, tirées des droits imprescriptibles de la vérité et de l’Église que l’on ferait valoir, pour diriger les idées et les consciences. Dans l’espèce, la lutte se concentra autour du monopole universitaire. La destruction absolue non seulement du monopole, qui n’était pas défendable, mais de l’Université même était devenue le Delenda Carthago de tous les intransigeants. Il fallait se débarrasser de tout contrôle de cette puissance, qui avait, il faut bien le dire, abusé trop souvent de ses moyens de coaction : « liberté absolue des méthodes, des livres, des examens ». Tel était le mot de ralliement. Toute disposition qui reconnaissait en ces domaines la haute main de l’Université était une trahison. Comme à l’Univers on ne se piquait pas de modération dans le langage, la discussion se passionna très vite. « Sans être jamais violent, reconnaît Eugène Veuillot, le rédacteur de l’Univers ne garda pas toujours la réserve attristée de sa déclaration de guerre. » Il railla avec beaucoup d’amertume ses adversaires. Op. cit., t. ii, p. 360. Il s’attaqua vivement à Dupanloup, qui à la fin de 1849, devenait évêque d’Orléans ; à de Falloux, ministre de l’Instruction publique, catholique des plus sincères. Et quand, malgré les polémiques de l’Univers, la loi de transaction eut été votée, Veuillot engagea les catholiques et les évêques tout d’abord, à ne la point mettre en application. Il ne fallut rien de moins qu’un ordre du pape pour amener l’épiscopat à faire l’essai loyal d’une loi, qui, toute mutilée qu’elle ait été par la suite, reste encore pour nous le symbole de la liberté religieuse et qui a produit en France de si visibles résultats. Dans la circonstance l’attitude de l’Univers amena une intervention de l’archevêque de Paris, Mgr Sibour. Se fondant sur le texte du concile de Paris de 1849 relatif aux écrivains qui traitaient de questions ecclésiastiques, le prélat envoyait au rédacteur, le 24 août 1850, un très sévère avertissement. Veuillot, qui avait ses raisons pour préférer le contrôle forcément restreint et intermittent de Rome, à celui de son Ordinaire, interjeta appel au pape. Celui-ci ne se pressa pas d’y donner suite. Très peu auparavant, une démarche d’Eugène Veuillot à Rome avait fourni à Pie IX l’occasion de donner en même temps que des encouragements à l’œuvre accomplie par l’Univers — - le pape songeait, de toute évidence, à la lutte en faveur des idées ultramontaines — des conseils de modération. Veuillot, en octobre, retirait donc son appel et faisait une déclaration dont il reconnaissait lui-même « qu’elle ne concédait rien ». Au fait, il se considérait comme pratiquement soustrait à toute surveillance de son Ordinaire. On le vit bien dans les années suivantes où éclatèrent, entre lui et son archevêque, des conflits successifs dont l’un au moins devait avoir un très grand retentissement. Ci-dessous, col. 2808 sq.

Tout ceci explique comment l’entente entre catholiques qui avait abouti, en 1846 et en 1850, à d’appréciables résultats ne pourrait longtemps survivre. Les événements politiques de 1850 devaient lui porter un coup fatal et amener la plus regrettable des scissions.

La lutte entre les deux fractions du parti catholique (1850-1870). —

Au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1850, quelle pouvait être l’attitude des catholiques français ? Ce pouvait être une attitude d’expectative et de recueillement à égale distance de l’adhésion enthousiaste et de l’opposition systématique. Au fait le coup de force du Prince-Président apparaissait à bien des yeux comme rendu nécessaire par les conjonctures. Le péril social n’était pas chimérique ; il menaçait tout autant les intérêts religieux que les intérêts matériels. Contre lui on voyait un secours dans le renforcement de pouvoirs qui allait bientôt donner l’Empire autoritaire. Les catholiques, au premier moment, ne pouvaient-ils saluer dans Louis-Napoléon le sauveur de la religion et de la société ? Mais de là au ralliement enthousiaste et quasi délirant d’un grand nombre il y avait loin. Tant de choses pouvaient faire craindre, et dès le début, à des esprits un peu clairvoyants tous les dangers que pouvaient amener, pour la société, la nation, l’Église, les excès du pouvoir personnel. C’est cette considération qui, dès les premiers jours de 1851, arrêtait Montalembert et ses amis dans leur ralliement au nouvel ordre de choses. Veuillot, au même moment, évoluait dans le sens opposé. D’abord un lieu réticent, modérant même, paraît-il, les premières soumissions de Montalembert, il ne tardait pas à conseiller, à imposer aux catholiques une adhésion sans réserve à Louis-Napoléon, qui allait bientôt devenir Napoléon III.

L’adhésion sans réserve prendrait bien vite le tour d’une adulation sans retenue. Ce faisant, le rédacteur de l’Univers reflétait d’ailleurs la mentalité générale des catholiques français, lesquels, à commencer par les évêques, ne savaient comment témoi2805 VEUILLOT (LOUIS). LA SCISSION ENTRE CATOHLIQUES 2806

gner au vainqueur du 2 décembre, la confiance qu’ils avaient en sa protection, la gratitude que leur inspiraient les menus services rendus par le Prince à l’Église dès les premiers moments. Aussi bien Veuillot lui-même, autoritaire par tempérament, dissimulait à peine son idée de fond : il fallait pénétrer assez avant dans la faveur impériale ; par là obtenir pour l’Église un régime qui ne fût pas seulement la liberté, qui fût le privilège, qui lui donnât toute facilité d’exercer, fût-ce par une contrainte plus ou moins marquée, sa divine mission. La liberté de la presse, en particulier, dont le décret du 17 février 1852 restreignait si étrangement l’exercice, on se la représentait très bien ne jouant qu’en faveur de l’Église. Si l’on veut faire allusion à une époque un peu plus tardive, dans l’unique entretien qu’il eut avec Napoléon III, Veuillot ne demandait-il pas au souverain — c’était peu de temps après l’attentat d’Orsini (14 janvier 1858) — de bâillonner la presse, de la soumettre à des magistrats à poigne, ne reculant point devant les mesures de rigueur" ? Voir Eug. Veuillot, op. cit., t. iii, p. 211. Et, si l’on faisait remarquer au rédacteur en chef de l’Univers les dangers que, en cas d’évolution du pouvoir, pouvait présenter une telle formule, si on lui représentait que, dans l’état présent des choses, il convenait de faire plus ample crédit à la liberté, « L’erreur, disait Veuillot, n’a pas les droits que vous réclamez pour elle et que l’Église ne lui accorde point. » Ibid., p. 60. En somme, aux premiers temps de l’Empire autoritaire, « la politique de Veuillot, d’accord avec sa conscience et se réglant sur la justice, était d’affermir le gouvernement dan » la voie du bien en le louant de bon cœur d’y être entré. » Ibid., p. 65.

Au mois de septembre 1852, paraissait, au contraire, la brochure de Montalembert : Les intérêts catholiques cm XIXe siècle. Elle exposait, à rencontre des idées que V Univers ne cessait de répandre, le programme et les vues politico-religieuses de ceux que l’on appellera désormais les catholiques libéraux. Voir Libéralisme c.atiioliquk, col. 578 sq. Elle devait amener la rupture définitive entre les deux fractions du parti catholique. Montalembert avait rédigé le manifeste de l’école libérale, Veuillot dans deux articles de l’Univers, 6 et 12 novembre 1852, De la liberté sous l’absolutisme, donna celui des catholiques autoritaires. Deux phrases résumaient son programme : le pouvoir absolu s’appuyant sur l’Église et l’Église s’abritant sous le pouvoir absolu. Mélanges, l série, t. r r, p. 180 sq. Cf. t. vi, p. 200 : « De la liberté illimitée. » À l’estimation de son frère même, Louis Veuillot essaya dans ces articles, de rester modéré, mais le fond était dur. Op. cit., t. iii, p. 492. Avec beaucoup de justesse, Eugène remarque d’ailleurs que cette vive altercation marque la fin du parti catholique et la constitution de l’école catholique libérale, dont le Correspondant allait devenir l’expression, on attendant que le Français fournît aux jeunes du parti, groupés autour du sympathique François Bestay, un organe quotidien (août 186 M.

On ; i dit à l’art. LIBÉRALISME CATHOLIQUE ce que fut cette lutte d’idées, comment, sous les exigences inclues de la polémique, les deux partis adverses en arrivèrent à fixer leurs concepts essentiels, les libéraux aboutissant en (in de compte aux idées exprimées dans le fameux * discours de Mallnes. en 1863, les autoritaires saluant, l’année suivante, dans le Syllabu », l’expression de leurs plus chères pensées.

v cette date, il est vrai, l’Univers ne paraissait plus.

bâillonné lui même par ces lois sur la presse dont il lit d’abord promis monts et merveilles. Les idées

de Veuillot s’exprimèrent dans une brochure, presque

un volume, intitulé l’Illusion libérale. L’ex-rédacteur y était sévère, oserait-on dire jusqu’à l’injustice ? pour les catholiques libéraux : « Le catholique libéral, écrivait-il, n’est ni catholique, ni libéral. Je veux dire par là, sans douter encore de sa sincérité, qu’il n’a pas plus la notion vraie de la liberté que la notion vraie de l’Église… Il porte un caractère plus connu et tous ses traits font reconnaître un personnage trop fréquent dans l’histoire de l’Église : sectaire, voilà son vrai nom… Je ne dis point qu’ils sont des hérétiques. Il faudrait premièrement qu’ils voulussent l’être. De beaucoup d’entre eux, j’affirme le contraire ; des autres, je ne sais rien et ce n’est pas à moi de les juger. L’Église prononcera, s’il y a lieu, lorsqu’il sera temps. Mais, quelles que soient leurs vertus et quelques bons désirs qui les animent, je crois qu’ils nous apportent une hérésie et l’une des plus carrées que l’on ait vues. » Cité par E. Veuillot, op. cit., t. iii, p. 501.

De cette « secte », L. Veuillot crut même, quelques années plus tard, avoir découvert l’acte de naissance. Pour rappeler le souvenir d’une réunion intime qui avait groupé, en son château de la Roche-en-Breny, autour de Mgr Dupanloup, quelques-uns de ses meilleurs amis, Montalembert avait fait apposer, dans la chapelle, une plaque. On y lisait que « le 12 octobre 1862, l’évêque d’Orléans avait, en cet endroit, distribué le pain de la parole et le pain de la vie chrétienne à un petit troupeau d’amis, qui, depuis longtemps déjà habitués à combattre ensemble pour l’Église libre dans la patrie libre, entendaient consacrer le reste de leur vie à Dieu et à la liberté ». Ces amis étaient de Falloux, Théophile Foisset, Augustin Cochin, Montalembert ; « était absent de corps, mais présent d’esprit le prince (depuis duc) Albert de Broglie ». Cette inscription, Veuillot, qui en eut connaissance en 1871, la signala dans l’édition de l’Univers de Bordeaux, le 5 mars 1871, la dénonçant dès l’abord comme l’acte de naissance d’une. « secte de catholiques selon Cavour » (la formule : l’Église libre dans la patrie libre pouvait, en effet, prêter au rapprochement). Et quand, trois ans plus tard, en 1874, le duc Albert de Broglie fut devenu président du conseil de Mac-Mahon, il revint lourdement sur cette divulgation. L’Univers du 2 janvier 1874, sommait le duc, maintenant au pouvoir, de renier sa formule. Cette polémique devait avoir un long retentissement. Sur cette affaire, cf. E. Veuillot, t. m. p. 488, t. iv, p. 499 sq. ; et comparer Lecanuet, Montalembert, t. iii, p. 328 sq.

Quoi qu’il en soit et peur revenir aux années mêmes de la rupture au sein du parti catholique, il est bien certain que, dès cette date, Veuillot considéra tous ceux des catholiques qui ne partageaient pas ses idées en matière de politique religieuse comme une sorte de chapelle, plus ou moins en marge de l’Église. Perpétuellement, il dénonça comme les deux chefs de cette petite Église Mgr Dupanloup et le vicomte de Falloux, sur lesquels ont continué à s’acharner, après cinquante ans. ses panégyristes. La vérité était beaucoup moins inquiétante : Il y avait, au début de l’Empire, un groupe de catholiques qui, soit attachement aux familles royales décimes, soit appréhension <le conséquences qu’ils considéraient comme funestes à l’Église et à l’État, se consolaient difficilement du nau trage des < libertés publiques, dé ces libertés nécessaires qu’en 1861 Thiors réclamerait au Corps législatif. Ayant combattu, à l’âge précédent. sous le drapeau de la liberté, ils ne pouvaient se faire à l’idée qu’il fallait renier toutes leurs convictions du passé. Ils n’entendaient certes pas proposer pour l’Église une constitution nouvelle, bien moins encore, comme on l’a dit, une nouvelle organisation des pouvoirs.

Ils demandaient seulement que cette Église, s’il était possible, ne heurtât pas de front toutes les idées du monde moderne, tînt compte de ses préjugés, de ses erreurs mêmes, pour gagner les âmes de bonne volonté. Ils considéraient aussi que l’âpreté dans la polémique, même quand l’on défend la bonne cause et par de bonnes raisons, n’est pas toujours le meilleur moyen de convertir les cœurs. Ils souffraient littéralement de voir la rédaction de V Univers oublier si souvent, à ce point de vue, les recommandations de l’Évangile. Faut-il ajouter qu’ils s’exaspéraient peu à peu de voir grandir au delà de toute mesure l’influence d’une feuille, qui obstinément se dérobait à tout contrôle des autorités ecclésiastiques ? Que, dans ces conditions, ils aient saisi avec empressement les occasions de faire pièce à l’Univers, de lui susciter — sans grandes chances d’ailleurs — des rivaux, qui pourrait s’en étonner ? De la sorte, furent assez vite classés parmi les « catholiques libéraux », de quelque point de l’horizon politique qu’ils vinssent, tous ceux qui n’approuvaient pas tous les procédés de Y Univers. Un dernier trait achevait aux yeux de l’Univers de caractériser ces « sectaires », c’est qu’ils étaient « gallicans ». Peut-être eût-on été bien embarrassé à l’Univers, où l’on ne se piquait pas d’une théologie très exacte, de définir le gallicanisme ; on y confondait aisément gallicanisme politique et gallicanisme ecclésiastique. De ce dernier même, on n’avait guère scruté la contexture ni essayé de faire le départ entre les éléments de bon aloi qu’il contenait et les scories que le temps y avait ajoutées. Pour l’Univers, on était gallican dès là que l’on n’acceptait pas avec enthousiasme toutes les directives, que dis-je, toutes les indications de Rome, dès là que l’on ne considérait pas comme faisant loi les désirs, même secrets, du pape et les intentions de ceux qui l’approchaient de plus ou moins près et en qui se reflétait, fût-ce dans les teintes les plus dégradées, son autorité même. Qui n’était pas ultramontain en ce sens, était nécessairement gallican. À joindre tous ces traits que l’on attribuait aux catholiques libéraux, on finissait par agrandir assez considérablement leur petite Église. À force de faire du bruit autour d’elle, on se persuada soimême et l’on finit par persuader les autres qu’elle constituait pour la grande Église un péril redoutable. Avec une entière bonne foi, on égala presque ce péril à celui qui faisait courir la libre-pensée la plus agressive ou l’anticléricalisme le plus radical. Dieu sait pourtant si ce dernier péril était grave 1 Les catholiques libéraux furent souvent traités par l’Univers, par les brochures "lié Veuillot, par ses lettres avec une sévérité que l’on ne trouve pas toujours déployée contre les adversaires de l’Église. Reconnaissons d’ailleurs que les « libéraux » ne demeuraient pas en reste et que des propos fort pénibles furent lancés et colportés par ces milieux, qui n’étaient pas de nature à améliorer les rapports entre les frères ennemis.

Les moindres incidents, aussi bien, étaient suffisants pour faire monter les querelles à un diapason dont, à distance, nous nous faisons difficilement l’idée. L’affaire des « classiques chrétiens » est symptomatique. En 1851, l’abbé Gaume, voir ici son article, t. vi, col. 1168 sq., publiait Le ver rongeur des sociétés modernes ou le paganisme dans l’éducation. Quelques idées justes y étaient compromises par de graves exagérations. L’abbé accusait la culture classique d’être responsable de l’affaiblissement de la foi et de la ruine des mœurs dans les générations modernes. Sans trop réfléchir que cette culture classique avait formé les plus remarquables des Pères de l’Église, les meilleurs représentants de la Renaissance carolingienne, les grands chrétiens du xviie siècle, il lui

jetait l’anathème. Toutes affaires cessantes, il fallait que l’enseignement chrétien renonçât à former les nouvelles générations au latin dans Ovide ou Virgile, au grec dans Homère ou Hésiode. C’était dans les Pères de l’une et de l’autre Église qu’il fallait, au moins pour les débutants, demander des leçons de latinité et de grécité. La liberté de l’enseignement que l’on venait d’obtenir serait un leurre si les établissements chrétiens continuaient à empoisonner la jeunesse par les méthodes de l’Université incroyante. Le publiciste oubliait que, sur ce point, comme sur tant d’autres, l’Université n’avait fait que continuer les vieux errements des jésuites. Quoi qu’il en soit de cette formidable ignoratio elenchi, l’abbé trouva quelques évêques pour patronner partiellement sa thèse, il trouva surtout l’Univers pour en prendre la défense avec son ardeur coutumière. « Bien que Veuillot y mît une certaine retenue, dit son biographe, la polémique s’échauffa très vite. » Eug. Veuillot, op. cit., t. ii, p. 494. Mgr Dupanloup, qui se piquait d’avoir en matière d’éducation une certaine compétence, intervint non sans raideur et interdit la lecture de l’Univers dans les établissements d’enseignement de son diocèse. Les uns prirent parti pour l’évêque et, chose curieuse, les jésuites français faillirent bien, au moins à l’estimation de l’Univers, compter de ce chef au nombre des libéraux, les autres, la majorité des catholiques militants, dit Eugène Veuillot, et la masse du clergé se rangèrent derrière l’Univers. Peut-être était-ce surtout pour faire pièce à Mgr Dupanloup, lequel, en quatre articles brefs et calmes, venait de mettre en lumière l’autorité des évêques et leur indépendance par rapport aux journalistes. Autour de lui, le titulaire d’Orléans essaya de grouper un nombre imposant d’évêques ; il en fut pour ses démarches. Déjà l’Univers se sentait à demi soutenu par Rome, il le disait, ou tout au moins le faisait pressentir. Quelques-uns de ses plus chauds partisans parmi les évêques, tout en reconnaissant ses torts, ses fautes mêmes, l’appuyaient en haut lieu. Et puis Rome voulait éviter une déclaration collective de l’épiscopat français ; elle redoutait un acte qui pût donner l’idée d’une entente préalable de l’épiscopat. C’est la raison pour laquelle le cardinal Gousset, qui avait pris l’initiative de saisir la cour de Rome, se vit rappelé à la nécessité de « conformer aux règles et coutumes établies par l’Église la nature et la forme des actes émanant du corps épiscopal ». La « déclaration » collective que l’on méditait en France était, de ce chef, enterrée. Cela n’empêcha pas la « question des classiques » de rebondir longtemps encore ; jusqu’après 1870, elle éveillait encore des échos dans l’Univers.

Elle était à peine assoupie qu’une nouvelle polémique surgissait autour d’une publication de l’abbé Gaduel, vicaire général d’Orléans, lequel avait fait une critique théologique sévère d’un livre de Donoso Cortès, Essai sur le catholicisme, le socialisme et le libéralisme, chaudement patronné par Veuillot. Incontinent, celui-ci se lança dans la lutte, entendit mettre les rieurs de son côté et railla l’abbé qui, avec toute sa théologie, pouvait bien n’être qu’un sot. Le 10 février 1853, l’abbé Gaduel déféra l’Univers à l’autorité de l’archevêque de Paris. Contre l’Univers, Mgr Sibour avait conservé toute son animosité de 1850, ci-dessus, col. 2804 ; peu après la plainte de l’abbé Gaduel, il publiait, le 17 février, une ordonnance prohibant la lecture de l’Univers dans les communautés religieuses, défendant à tout prêtre du diocèse de le lire, d’y écrire et de concourir en aucune manière à sa rédaction. En outre, il interdisait à l’Univers et aux autres feuilles religieuses de reproduire en manière de qualificatifs injurieux les termes d’ultramonJKO !)

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tains et de gallicans. Si les rédacteurs de l’Univers se permettaient de discuter l’acte qui les frappait, ils encourraient l’excommunication. C’était dur, trop dur peut-être, et cette sévérité même empêcha le succès d’une intervention provenant de Mgr Guibert, évêque de Viviers (et futur archevêque de Paris). Une lettre émanant de lui, antérieure même à l’ordonnance de Mgr Sibour, condamnait en termes modérés les outrances de l’Univers ; elle avait chance de rallier les adhésions de nombre d’évêques. La dureté de Mgr Sibour empêcha ce concert qui aurait pu mettre Veuillot dans l’embarras.

Aussi bien celui-ci était à Rome depuis la mifévrie r et exposait lui-même au pape les vues de son journal. Oralement Pie IX l’encourageait dans son action en faveur de l’Église, tout en lui recommandant et la prudence dans ses propos et le respect’à l’endroit des évêques. Dans une lettre que lui adressait au nom du pape le secrétaire des lettres latines, on insistait de même pour que fussent observées les règles de la modération. En même temps, une lettre du cardinal secrétaire d’État à Mgr Sibour engageait celui-ci à retirer son ordonnance, ce que, sur le désir même du pape, Veuillot finit par solliciter lui aussi. Sur les entrefaites, parut l’encyclique Inter multipliées du 23 mars 1853 ; le pape y recommandait la modération aux journalistes chrétiens : « Les enfants de Dieu, disait-il, doivent être pacifiques, doux de cœur, simples dans leurs paroles, unis d’affection, fidèlement attachés entre eux par les liens de la charité. » Il demandait, par contre, aux évêques de favoriser les journalistes catholiques ; « que si, dans leurs écrits, il leur arrivait de manquer en quelque chose, les évêques devraient les avertir avec des paroles paternelles et avec prudence ». Mgr Sibour retira donc les défenses portées (8 avril 1853). Mais au fond la question des droits de l’archevêque de Paris restait intacte ; plus exactement même l’acte pontifical semblait confirmer le droit d’intervention des Ordinaires. Le fait pourtant que la presse catholique se voyait traitée par le pape comme une puissance, était bien de nature à encourager Veuillot. L’Univers — certains admirateurs le dirent — était considéré comme une grande institution catholique » ; pour un peu, on lui aurait fait une place parmi les pouvoirs publics de l’Église. Un idolâtre de Veuillot, dotn Guéranger, n’écrivait-il pas au rédacteur de l’Univers : « Tenez haut et ferme votre drapeau ; il s’agit de l’orthodoxie en France ! » Que venait faire l’orthodoxie en une si misérable querelle ?

Les sages conseils de Pie IX ne devaient guère porter de fruit ; Veuillot prenait bien, de temps à autre, de sages résolutions, mais elles duraient peu. A l’endroit des adversaires du catholicisme, sa polémique dépassait souvent toute mesure et elle n’épargnait guère ses coreligionnaires. De nouvelles interventions très discrètes celles là. furent tentées à Home en 1856, à quoi Pie IX se contenta de répondre : L’Univers n’est pas mon organe attitré » ; mais il hisa à aucune désapprobation publique. Cf. P. de

la GoTCe, Histoire (lu seeotul Empire, t. ii, p. 11)7. I dans ces conditions que certains prélats franla responsabilité de Mgr Sibour et de Mgr Dupanloup paraît bien avoir été engagée dans cette affaire tentèrent de porter d’une autre manière un coup au crédit de VUnivers. En Juillet I8.">6 paraissait, sous le voile de l’anonyme, un libelle intitulé : L’Univers jugé mr im mime ou Études et documents sur le fournal l’Univers de 1846 à 1866. L’auteur — on sut peu après que c’était un abbé Cognai s’y

donnait la lâche facile de mettre en opposition les

attitudes successives et contradictoires de l’Univers,

.m COtm « les dix années écoulées, dans les questions

politiques, sociales, religieuses. Il n’était pas malaisé de découvrir dans la série des articles de Veuillot de quoi légitimer cette thèse. Au fond, elle était juste : sur nombre de points, le journaliste avait chanté la palinodie et brûlé ce qu’il avait adoré. À la vérité, les citations avaient été choisies avec beaucoup d’art, dirons-nous de perfidie ? Le portrait ainsi tracé de Veuillot ressemblait assez à ces caricatures où, tout en restant dans la vérité, l’on force exagérément le trait. Cela mit le publiciste en une violente colère, qu’attisèrent encore ses admirateurs passionnés. Veuillot, oublieux dans la circonstance du droit canon dont il parlait si volontiers, décida de porter l’affaire devant les tribunaux de droit commun, en dépit du caractère ecclésiastique de son contradicteur. Le 16 décembre 1856, la cause était engagée, quand un coup de théâtre se produisit. Le 3 janvier 1857, Mgr Sibour, dont nul ne parlait mais à qui beaucoup pensaient, était assassiné à Saint-Étienne-du-Mont. Les vicaires capitulaires s’interposèrent ; dans ce grand deuil de l’Église de Paris, ce n’était pas le moment pour les catholiques de donner le spectacle de leurs divisions. Non sans peine, ni sans regret, Veuillot se désista de la poursuite le 13 janvier 1857. De cet incident, d’ailleurs regrettable à tous égards, il ne faudrait pas exagérer la signification. Eugène Veuillot le considère « comme une nouvelle entreprise du libéralisme catholique et du gallicanisme plus ou moins mitigé contre l’ultramontanisme et le principe d’autorité » et il ajoute : « cela préparait les solennels débats du concile du Vatican ! » Disons seulement qu’il y faut voir une nouvelle tentative, d’ailleurs assez maladroite, pour secouer le joug d’une dictature qui pesait à beaucoup de bons chrétiens.

Cependant le régime autoritaire en qui Veuillot avait mis son entière confiance commençait, dès 1859, date de la guerre d’Italie, à inspirer quelque inquiétude aux catholiques. Ignorant tout des plans qu’avait élaborés « l’homme simple et bon », dont jadis avait parlé Veuillot, on se demandait avec quelque appréhension si, dans la grande aventure où la France s’engageait, en Italie, aux côtés de la Maison de Savoie, le domaine temporel du Saint-Siège demeurerait intact. À peine la campagne militaire était-elle terminée, qu’une partie des États pontificaux se soulevait et proclamait son annexion au Piémont. Napoléon III laissait faire. L’année suivante c’étaient les Marches et l’Ombrie qui étaient annexées par la force. Le domaine pontifical allait se réduire au Patrimoine de Saint-Pierre ; encore la conservation de cette principauté minuscule était-elle des plus précaires.

Veuillot n’avait pas attendu cette date pour dire son avis sur cette question romaine », qu’il trouverait devant lui jusqu’à la fin de ses jours. Dès 1858, l’affaire Mortara, exploitée par la presse anticléricale de tous les États contre le pouvoir temporel du pape, lui avait fourni une occasion de protester contre toute atteinte qui pourrait être portée aux droits du Saint-Siège. Voir surtout Mélanges, II 1 série, t. v. Puis, c’était avec Edmond About, dont la Question romaine se répandait en France par la connivence des autorités, qu’il était entré en lutte. I’insurrection des Légations, au lendemain des négociations de Villa franca, avait amené de sa part, comme de la part de tous les catholiques, une protestai ion véhémente,

si véhémente même que, le 10 Juillet 1859, un aver lissement avait été donné a VUnivers. À quelque temps de là le gou ernenieul demandait au journal de cesser d’insérer les mandements que les évêques multipliaient pour lors sur la question romaine. Puis, en décembre, paraissait une brochure le pape et 281 l

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le Congrès où, sous le voile de l’anonymat, Napoléon III faisait exprimer ses pensées sur la solution du problème romain. Cette publication déchaîna l’indignation de tous les catholiques et Mgr Dupanloup intervint des premiers ; aussi bien Montalembert, dès octobre, avait-il déjà signalé les dangers que faisait courir au pouvoir temporel la politique personnelle de l’empereur. Catholiques autoritaires et catholiques libéraux se portaient d’un même élan à la défense du pape. L’Univers invitait à signer des adresses au saint Père. Ce fut l’occasion d’un second avertissement gouvernemental. Au troisième, le journal serait frappé de suppression. Cependant, Pie IX, le 19 janvier 1860, flétrissait, dans l’encyclique Nullis certe, les « attentats sacrilèges » commis contre la souveraineté civile de l’Église romaine et déclarait ne pouvoir adhérer aux conseils que Napoléon III lui avait donnés dans une lettre, publiée le Il janvier. Le gouvernement eût souhaité que l’encyclique ne fût pas publiée en France. L’Univers parvint à se la procurer ; elle fut imprimée dans le n° du 29 janvier, dont la police essaya bien de saisir les exemplaires. Le lendemain, le décret de suppression était signifié à l’Univers ; sans articuler aucun fait précis, il mettait en cause l’esprit général du journal.

Ainsi disparaissait — et pour sept ans — l’Univers, victime de cette même loi sur la presse dont Veuillot jadis vantait l’opportunité. Les réactions devant cet acte arbitraire ne furent pas aussi chaudes que l’on aurait pu s’y attendre. Si la presse libérale non catholique versa quelques larmes sur la tombe de l’Univers, les catholiques de l’école du Correspondant se montrèrent réservés. « Les évêques mêmes furent un peu froids, une douzaine seulement écrivirent à la rédaction du journal supprimé, soit qu’ils fussent moins inféodés à l’Univers qu’on ne se plaisait à le dire, soit qu’ils voulussent se réserver pour une action officieuse auprès du gouvernement dont ils attendaient grand effet. » P. de la Gorce, op. cit., t. iii, p. 187 ; cf. E. Veuillot, op. cit., t. iii, p. 324 sq. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, l’Univers ne disparaissait pas complètement. Son propriétaire légal, Taconet, achetait la Voix de lu Vérité, jadis fondée par Migne, l’appelait le Monde, et le premier numéro paraissait le 15 février 1860 ; mais il était stipulé que les deux Veuillot n’y écriraient pas. Melchior du Lac et une partie de l’ancienne rédaction de l’Univers passaient à la nouvelle feuille ; ils y maintiendraient l’esprit du journal supprimé.

Au lendemain de la suppression, L. Veuillot s’était rendu à Rome, où on le pressa, paraît-il, de reprendre son journal en Belgique, en Suisse ou en Angleterre : les moyens financiers ne lui seraient pas ménagés. Mais, en fait, on ne dépassa pas le stade des premiers pourparlers. Veuillot avait une répugnance invincible à s’installer à l’étranger. Rentré à Paris, privé de sa tribune quotidienne, il se fera, comme il le dit, « travailleur en chambre ». De nombreux travaux sortirent alors de sa plume, de nombreuses réimpressions aussi soit de livres antérieurs, soit surtout des articles parus jadis dans l’Univers qui vinrent s’entasser dans les Mélanges, lesquels, en 1861, comptèrent douze volumes. Il essaya bien de faire passer quelques articles au Monde, entre autres un papier intitulé Après Castelfidardo ; il fut refusé. E. Veuillot, op. cit., t. iii, p. 397. Un peu plus tard, Eugène Veuillot ayant pris la direction d’une Revue du monde catholique, son frère y écrivit parfois ; de même donna-t-il une collaboration intermittente au Réveil de Granier de Cassagnac. Mais des brochures plus ou moins amples ou même de gros ouvrages lui permirent d’exprimer ses idées sur les événements du jour, ainsi : Le pape et la diplomatie, février 1861,

reproduit dans Mélanges, IIIe sér., t. i ; Les parfums de Rome, décembre 1861 ; Le fonds de Giboyer, réponse cinglante à la comédie d’É. Augier, Le fils de Giboyer ; l’Illusion libérale au lendemain de la publication du SgllabllS du 8 décembre 1864 ; le Guêpier italien, réponse au duc de Persigny, l’un des porte-parole de Napoléon III ; ri propos de la guerre (entre la Prusse et l’Autriche), 1866 ; les Odeurs de Paris, 1867, où il attaquait les mœurs, les idées, les combinaisons politiques du « tout Paris » et où l’empereur (qui écrivait assez volontiers dans le Constitutionnel sous le nom de Boniface) était pris lui-même à partie. D’une inspiration plus irénique, encore qu’elle voulût être une réponse à Renan, était la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, publiée en 1863. Ce beau travail valut à l’auteur un bref fort louangeur de Pie IX. A quelque temps de là, en décembre 1866, des tentatives furent faites pour réconcilier Veuillot avec’Montalembert. Le publiciste s’y serait, paraît-il, prêté avec quelque empressement : ce fut Montalembert qui déclina les offres faites. Il ne voyait pas comment une réconciliation extérieure des personnes pourrait faire oublier les invectives et les injustices lancées par Veuillot contre la société contemporaine. « Jamais, disait-il, je ne dirai ou n’écrirai une parole qui ne soit une protestation directe ou indirecte contre l’esprit dont M. Veuillot est la funeste personnification parmi nous. » Lettre à Foisset, dans Lecanuet, op. cit., t. iii, p. 417-418. Somme toute, c’était le heurt de deux conceptions générales qui empêchait toute réconciliation, bien plus encore que l’antagonisme de deux caractères diamétralement opposés 1

Aussi bien les circonstances allaient peu après permettre à Veuillot de reprendre en faveur des idées qui lui étaient chères et contre les conceptions qui s’y opposaient une lutte non moins chaude que précédemment. Dès 1867, avant même qu’il fût question d’empire libéral, Napoléon III se décidait à supprimer les plus lourdes entraves qui enchaînaient la presse. Dans la lettre impériale du 19 janvier 1867, une promesse avait été faite de mettre fin au régime administratif établi en 1852. Si la loi libératrice ne fut votée qu’en mars de l’année suivante, on se montra, dès 1867, beaucoup plus libéral à l’endroit des journaux. De ces dispositions Veuillot voulut profiter en essayant de rentrer au Monde, mais Taconet ne tenait guère à cette réapparition. Veuillot s’adressa donc au ministre de l’Intérieur en demandant de relever son journal, sous son ancien nom, l’Univers. Non sans quelques hésitations et, paraît-il, sur une intervention directe de l’empereur, la permission fut accordée le 19 février 1867. Le 16 mars suivant, le premier numéro de l’Univers ressuscité reparaissait. La ligne politico-religieuse y demeurait la même ; on s’en aperçut à quelques incidents : à l’article écrit sur la mort de Berryer, par exemple, qu’il est difficile d’excuser, cf. Eug. Veuillot, op. cit.. t. iii, p. 572-574, à l’attitude prise à l’égard des mesures qui commençaient à organiser l’empire libéral. Mais toutes ces questions allaient devenir secondaires devant l’annonce du grand événement : le concile du Vatican.

4° Louis Veuillot et le concile du Vatican (18671870). — Le 26 juin 1867, en présence des cinq cents évêques rassemblés à Rome pour le dix-huitième centenaire du martyre des apôtres Pierre et Paul, Pie IX avait annoncé son intention de réunir à Rome un concile œcuménique. Le 29 juin 1868, la bulle d’indiction était lancée qui convoquait le concile dans la Ville éternelle pour le 8 décembre 1869. Cette annonce avait comblé de joie Veuillot et toute la clientèle, de plus en plus nombreuse, de l’Univers.

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Elle avait, par contre, excité dans le monde politique un certain nombre d’appréhensions. Elle ne laissait pas non plus de causer dans les milieux catholiques libéraux des inquiétudes plus ou moins justifiées. Dès le principe, l’Univers, prolongeant les perspectives ouvertes par la bulle, espérait que le concile, flétrissant les « erreurs libérales » donnerait au Syllabus, toujours objet de contestations, une consécration définitive, devant laquelle les catholiques libéraux n’auraient plus l’alternative que de la soumission ou de la révolte ouverte. Sans savoir encore quelle tâche était réservée au concile par la sagesse romaine, on commençait à polémiquer autour de toutes sortes de questions, autour de toutes sortes de personnes. La moins regrettable de ces polémiques ne fut pas celle qui s’engagea autour du P. Hyacinthe Loyson, lequel faisait déjà pressentir son exode.

C’est dans cette agitation des esprits, déjà si divisés, qu’éclata l’article de la Civillà cattolica du 6 février 1869, qui semblait indiquer, de bonne source, les buts assignés au concile : affirmation des principes du Syllabus, proclamation de l’assomption corporelle de Marie, définition, par acclamation, de l’infaillibilité pontificale. Cf. art. Vatican (Concile du), co. 2542. C’est beaucoup plus tard que l’on saurait que l’inspiration de cet article était partie de France même et rapportait simplement aux lecteurs français les opinions de leurs compatriotes. Dès le 13 février, l’Univers insérait, comme un document reflétant les vues de la curie, les « révélations » de la Civillà. Désormais, déclarait-il, on était au clair sur les intentions de Pie IX, désormais aussi il fallait que les vrais catholiques prissent position, toutes affaires cessantes, sur la question de l’infaillibilité pontificale. Sans se douter de la complexité d’un problème que les définitions mêmes du Vatican n’ont pas complètement élucidé (cf. art. Vatican, col. 2573 sq.), on ne voulut voir ici qu’un beau cadeau à faire au pape, qu’une compensation à accorder à Pie IX pour tous les déboires dont il avait été abreuvé. Sous couleur de souscriptions recueillies pour les frais du concile, les colonnes de l’Univers s’ouvrirent pour des mois à un véritable plébiscite. Chaque jour, accompagnant des ofïrandes souvent très modestes, se publiaient les adhésions des curés, des vicaires, des simples fidèles, agrémentées tantôt d’effusions pieuses, tantôt d’anathèmes ou d’injures. Il n’était pas très difficile de remarquer que ces dernières provenaient surtout des diocèses dont les pasteurs passaient, à tort ou à raison, pour n’être pas favorables à la définition de l’infaillibilité.

Tour cinq francs, pour un franc, le premier vicaire venu se payait le plaisir d’adresser à son évêque quelque lazzi injurieux. » Lecanuet, op. cit., t. iii, p. 466. Et. comme le dit fort bien P. de la Corée, au paisible enseignement des écoles ecclésiastiques ou des séminaires s’était substituée une théologie ignorante et batailleuse, qui s’arrogeait le droit de juger, de condamner ou d’absoudre. » Op. cit., t. vi, p. 52.

Aussi bien, le leitmotiv de cette théologie enfantine était-il que, l’infaillibilité personnelle et séparée du pape étant une vérité révélée, il ne pouvait y avoir pour s’opposer à la définition que des esprits plus OU moins suspects d’hérésie OU de mauvaise foi. Formidable pétition de principe, puisque la question était justement de savoir si le privilège revendiqué

l’oni le pape étail bien une vérité enseignée par la révélation. Sans compter que, même si cela était démontré, la question restait de savoir s’il était opportun de transformer en dogme de foi ecclédastique cette vérité de foi divine, il ne semble pas qu’a la rédaction de V I Hivers on se fiil beaucoup préoccupé de tant de subtilités. De là une atti tude hautaine, méprisante, violente même à l’endroit de tous les évêques français — on s’occupa moins des étrangers, pourtant nombreux — qui ne semblaient pas disposés à voter par acclamation l’infaillibilité pontificale, contre ceux, bien plus coupables, qui mettaient en doute l’opportunité de la définition, contre ceux enfin — étaient-ils encore des chrétiens ? — qui ne lisaient pas clairement inscrit dans la Tradition et l’Écriture le privilège pontifical, ou qui voyaient, dans certains faits de l’histoire ecclésiastique, de grosses difficultés à la définition. Il faudrait lire à ce sujet les jugements portés sur Mgr Maret et son livre Du concile général et de la paix religieuse. Voir ici, t. ix, col. 2033 sq. Avant même l’apparition de cet ouvrage, l’Univers avait pris à partie le doyen de Sorbonne. Celui-ci ayant déclaré que le système de diffamation et d’intimidation dont on usait contre lui ne l’empêcherait pas de parler, la polémique monta très vite au diapason le plus élevé, auquel l’intrusion des lecteurs de l’Univers, ecclésiastiques et laïques, n’était pas faite pour mettre une sourdine. Quelque contestables que fussent plusieurs des idées de l’évêque de Sura, il les avait émises dans la plénitude de son droit de « juge de la doctrine ». Il relevait seulement du jugement de ses pairs, dont plusieurs aussi bien le critiquèrent sévèrement. Que l’Univers ait inséré ces réfutations, c’était encore son droit ; où il y avait abus c’était de solliciter, avec l’indiscrétion que l’on y mit, le sentiment de toutes les incompétences. Un des correspondants du journal n’allait-il pas jusqu’à dénoncer dans le livre de Mgr Maret « une révolte comme celle que Satan prêchait dans le paradis terrestre » ?

Chose curieuse, alors qu’à l’Univers on s’arrogeait presque le droit de tracer au concile la marche à suivre, on y jugeait très sévèrement les « libéraux », qui se permettaient d’exprimer quelques desiderata. Le 10 octobre 1869, 1e Correspondant publiait, comme émanant de sa rédaction prise collectivement, un article sur le concile : « Éloquent, réservé bien plutôt que téméraire, il respirait l’entier dévouement, l’en tière obéissance au Saint-Siège. Les plus grandes hardiesses n’allaient pas au delà de quelques vœux pour la périodicité des conciles, pour une participation plus large des évêques au gouvernement de l’Église, pour un recrutement moins exclusif des congrégations romaines. Le souhait était exprimé que les catholiques, privés de leurs anciens privilèges, retrouvassent leur influence en prenant une part plus active dans l’usage des libertés générales. Sur la question de l’infaillibilité les rédacteurs observaient une extrême prudence et la seule supposition qu’ils écartaient, comme indigne de l’Église, était celle d’un vote emporté par surprise ou prématurément formulé par acclamation, i P. de la Corée, op. cit., t. vi, p. 51-52. Or, telle était l’humeur belliqueuse que les plus ardents affectèrent de voir en ce programme très modéré un empiétement sur le concile futur. L’évêque de Poitiers, Mgr Pie. frappa d’une sévère réprobation le < manifeste du Correspondant, et l’Univers s’associa à ces critiques.

Cette échauffourée un peu vive devait amener une intervention de Mgr Dupanloup. Peu avant son départ pour le concile, l’évêque d’Orléans adressait à son clergé un mandement, OÙ passaient ses sentiments à l’endroit de l’Église et du pape : il demandait prêtres de voit avant tout dans le concile l’action du Saint Esprit. À l’ensemble de l’opinion catholique, le prélat dédiait un peu plus tard des Observations sur la controverse soulevée relativement ii la définition de l’infaillibilité an futur concile, où il mettait au point, à sa manière naturellement, la VEUILLOT (LOUIS). LE CONCILE Dl VATICAN

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question débattue par tant de gens d’une façon si confuse. L. Veuillot s’avisa de discuter ces Observations. Mgr Dupanloup répondit aux critiques de Y Univers par un avertissement dont seule la surexcitation des esprits explique la véhémence. Pour justifiés qu’ils étaient, les griefs de l’évêque auraient gagné à s’exprimer d’une manière moins batailleuse : « Vous vous donnez, dans l’Église, écrivait-il au rédacteur de l’Univers, un rôle qui n’est plus tolérable… Vous faites une sorte de pieuse émeute à la porte du concile. Vous lui tracez sa marche. J’accuse vos usurpations sur l’épiscopat et votre intrusion perpétuelle dans ses plus graves et ses plus délicates affaires. J’accuse surtout vos excès de doctrine, votre déplorable goût pour les questions irritantes et pour les solutions violentes et dangereuses. Je vous accuse d’accuser, d’insulter et de calomnier vos frères dans la foi… Je vous reproche de rendre l’Église complice de vos violences en donnant pour sa doctrine, par une rare audace, vos idées les plus personnelles, etc. » Comme on le voit, la condamnation de l’évêque d’Orléans dépassait, et de beaucoup la question particulière du concile et de l’infaillibilité. C’était toute l’attitude de l’Univers, depuis des années, qui était stigmatisée. Veuillot riposta en déclarant, non sans quelque verdeur, que, dans l’espèce, Mgr Dupanloup n’avait aucun droit de lancer dans le public cet avertissement, qu’il était, de ce chef, justiciable des tribunaux de droit commun : « Nous avertir, écrivait-il, c’est une usurpation que nous contesterions même à l’évêque ordinaire (1) et qui ne s’appuie sur rien. » Ce texte, si caractéristique, a été reproduit par Veuillot dans Rome pendant le concile, 1872, t. ii, p. 588.

Cependant le concile allait s’ouvrir. La place de Veuillot était à Rome ; il n’y serait pas seulement comme le journaliste, soucieux de fournir à sa feuille les informations les plus récentes et les plus exactes sur l’assemblée, mais comme une sorte de puissance laïque, qui ne se priverait pas d’intervenir dans la marche des événements. On sait que, rompant avec les vieilles coutumes, le pape Pie IX n’avait pas invité les États catholiques à se faire représenter au concile. Serait-il exagéré de dire que Veuillot fut à Rome, le représentant de cette démocratie ecclésiastique que son journal avait façonnée et qui lui renvoyait si fidèlement les idées, les enthousiasmes et aussi les suspicions, dirons-nous les haines ? qu’il avait su lui inspirer ? Qu’on le regrette ou qu’on s’en félicite, il est incontestable que le rédacteur en chef de l’Univers compta parmi les quelques personnes qui ont le plus influé sur la marche du concile. Son salon, sa table étaient le rendez-vous de l’épiscopat français infaillibiliste et, en dépit de la loi du secret qui pesait sur les délibérations conciliaires, il semble bien que, pour Veuillot, il n’y avait pas beaucoup d’arcanes inexplorés. Au dire d’Eug. Veuillot, le secrétaire des lettres latines avait été autorisé à entretenir le journaliste des travaux du concile. Op. cit., t. iv, p. 158. Et pendant que le rédacteur en chef groupait les évêques, les faisait causer, leur suggérait au besoin le moyen de déjouer les « plans machiavéliques » des adversaires de la définition - à ce point de vue la Correspondance de Veuillot demanderait à être étudiée systématiquement — le journal s’appliquait à entretenir en France cette agitation ecclésiastique dont on pensait bien qu’elle finirait par peser sur les résolutions des Pères du concile. « Non seulement, écrit Eugène Veuillot, les superbes et abondantes correspondances du rédacteur en chef, aussi bien accueillies à Rome qu’en France, jetaient constamment de l’huile sur le feu, mais chaque numéro du journal contenait des articles et

des manifestations de nature à l’attiser. Outre que la polémique sur les choses et les hommes du concile était très ardente, très hardie, l’Univers publiait quantité de souscriptions et de communications où éclatait un ultramontanisme absolu, joyeux et même incandescent. Nous rendions évident que la France catholique — clergé et laïcs pratiquants — était passionnément infaillibiliste, qu’elle réclamait du concile le couronnement de sa croyance et de ses vœux. Cette preuve, nous la faisions avec un soin particulier et une satisfaction trop affirmée peut-être, pour les diocèses dont les évêques repoussaient comme inopportune la proclamation du dogme. » Op. cit., t. iv, p. 88-89. A Saint-Brieuc, par exemple, on provoqua un véritable plébiciste contre Mgr David, qui, dans une lettre privée — mais tout se savait à l’Univers — avait approuvé le P. Gratry. Cf. art. Vatican, col. 2664. « Prêtres et fidèles signèrent avec un zèle passionné des adresses au pape infaillible et nos listes de souscription pour les frais du concile se couvrirent dans tout le diocèse d’offrandes où l’évêque vit à bon droit des protestations. » Ibid., p. 112. D’abord réticent à l’endroit de ces procédés un peu étranges, Pie IX, qui désirait ardemment la définition, finit par les trouver naturels ; plusieurs brefs vinrent récompenser les manifestants les plus échauffés. Celui qui s’adressait à Veuillot voyait dans l’enthousiasme du clergé du second ordre « le fruit du combat que le journaliste soutenait depuis longtemps pour la religion et le Saint-Siège ». Ibid., p. 158-160.

On a dit à l’art. Vatican, les très nombreuses publications que suscita soit dans le monde ecclésiastique, soit parmi les laïques la lutte autour de la définition de l’infaillibilité. À propos de chacune d’entre elles, Veuillot eut à dire son mot, il serait fastidieux de signaler ici ses innombrables interventions. Au fait l’histoire de la théologie n’y gagnerait guère, tant le rabâchage et les stériles répétitions faisaient le fond de ces soi-disant luttes d’idées. Tout au plus conviendrait-il de signaler le rôle que les gens de l’Univers jouèrent lors des démarches entreprises à Rome par le comte Daru, ministre des affaires étrangères de France (février-mars 1870). Considérablement grossi par les « infaillibilistes ». l’incident Daru, cf. Vatican, col. 2558 sq, était loin d’avoir la signification qu’on lui donnait à l’Univers. Catholique très déterminé, mais tout disposé aussi aux idées libérales, le comte Daru s’était ému non point de la définition possible de l’infaillibilité, mais des répercussions que pouvait avoir sur les rapports entre l’Église et l’État l’admission par le concile de divers canons du premier schéma de Ecclesia (où il n’était même pas question de l’infaillibilité). Loin, d’ailleurs, de s’opposer à leur proclamation, il demandait seulement qu’aucun vote définitif ne fût porté avant que le cabinet impérial, soit par lui-même, soit par ses représentants n’eût eu le temps de formuler ses observations. « Ce que nous désirons, disait-il le 10 mars, c’est d’être entendus sur des sujets qui touchent à l’ordre politique et civil et qui peuvent fournir demain la matière d’un enseignement professé et répandu partout. » En quoi voit-on ici cette manœuvre contre l’infaillibilité dont parle Veuillot ? Cf. Rome pendant le concile, t. i, p. 462. En tout état de cause la retraite de Daru (10 avril 1870) et son remplacement provisoire par É. Ollivier coupait court à toute velléité d’intervention du gouvernement français dans les affaires du concile. Le pape, par l’intermédiaire des deux Veuillot, était fort au courant des dispositions d’É. Ollivier ; il sut en faire son profit.

En dépit des oppositions de la dernière heure que 2817 VEUILLOT (LOUIS). LES DÉBUTS DE LA IIIe RÉPUBLIQUE 2818

multiplièrent les adversaires de la définition, on sait comment celle-ci fut adoptée, avec une unanimité qu’on eût voulu plus entière, dans la congrégation générale du 13 juillet et finalement proclamée par le pape à la session solennelle du 18. On pense si Louis Yeuillot était heureux et ému en assistant à cette séance. Mais devant le résultat acquis, résultat auquel il avait bien quelque peu contribué, ses rancunes contre les évêques de l’opposition n’avaient pas désarmé. On en jugera par la lettre qu’il écrivait à son frère à la sortie même du concile. Texte dans F. Yeuillot, op. cit., t. iv, p. 174-175. Jamais au cours de ses dernières années il ne pardonnera à Mgr Dupanloup, contre qui il avait déjà tant de griefs, de s’être fait l’un des chefs de la résistance. Jamais il n’a voulu reconnaître que l’évêque d’Orléans avait pu trouver dans sa conscience des motifs d’agir comme il le fit. Même la soumission prompte du prélat — prompte autant que les circonstances politiques et militaires l’avaient permis — ne le désarma pas. C’est à peine encore si le martyre de Mgr Darboy put faire pardonner à l’archevêque par le journaliste l’opposition que, jusqu’à la dernière heure du concile, avait menée, d’une manière moins voyante, le titulaire de Paris. À lire Yeuillot, il semblerait que le rédacteur de V Univers avait fait de la définition de l’infaillibilité une affaire personnelle. C’est ce qui, aux yeux de l’historien impartial et du théologien renseigné, compromet quelque peu une action dont le résultat immédiat n’a pas laissé d’être heureux.

5° Veuillot ci les affaires politico-reliqieuses au début de la Troisième République (1870-1883). — Rentré à Paris au lendemain même de la proclamation du dogme de l’infaillibilité, Yeuillot retrouvait la capitale toute bouleversée par les événements qui s’étaient précipités au cours de juillet. La « candidature Hohenzollern » venait de déchaîner la guerre entre la France et la Prusse. Le 19 juillet était arrivé à Berlin le courrier français chargé du message qui consommait la rupture. Très vite après, c’était l’entrée en campagne, les premières défaites des armées impériales, la révolution du 4 septembre et bientôt l’investissement de Paris.

Devant cette dernière menace on prit à l’Univers la résolution de maintenir le journal à Paris, mais de faire paraître en même temps une édition de province : après diverses tentatives, celle-ci fui publiée à Nantes, puis à Bordeaux. Louis Yeuillot lui-même demeura à Paris. Il s’agissait de maintenir à la hauteur des circonstances le patriotisme et le sens chrétien des catholiques. Il n’y manqua pas. Que de sujets d’inquiétude ! Les détresses de la patrie, les menaces à peine déguisées dont la religion était l’oblt de la part des nouveaux pouvoirs publics, les fâcheuses nouvelles qui arrivaient de Rome (dès le 29 septembre, on apprenait à Paris l’entrée des Italiens dans la Ville éternelle.) Aidant de questions qui mettaient sa plume en mouvement. Puis ce fut la capitulation de Paris, l’armistice, les élections du 8 février à l’Assemblée nationale : Yeuillot, pendant une quinzaine, quitta Paris pour Bordeaux, capitale éphémère de la France, où se publiait l’édition de province de Wnivers, Dès le début de mars, il était de retour et désormais il n’y aura plus qu’une édition du journal. Bientôt après éclatait l’insurreclion de la Commune. Réfugié à Versailles, il y lit paraître, -i partir du II avril, une petite feuille, taudis qui’, de Versailles, il continuait a diriger l’orientation de VUniven qui continua à paraître dans la capitale jusqu’au 13 mai 1871, date ou lr tournai fut supprimé par un décret de la Commune. Enfin, après la semaine sanglante. dont Ycuillol n’approuva pas toutes les rigueurs, le gouvernemenl

était maître dans Paris. Les temps héroïques de Y Univers étaient passés, Veuillot put reprendre dans son journal son activité régulière.

La grosse question qui se posait alors, autant politique que religieuse, était celle de la constitution qu’il convenait de donner à la France. Élue, somme toute, pour restaurer la monarchie, l’Assemblée nationale allait bien vite donner la preuve de ses tergiversations, de ses divisions, finalement de son incapacité. Sur le trône que l’on entendait restaurer, qui ferait-on asseoir ? Le légitime descendant de Charles X, le comte de Chambord, ou le comte de Paris, représentant de cette monarchie orléaniste qui, en juillet, s’était substituée par la révolution à la monarchie légitime ?

Le choix de Yeuillot lui était dicté par ses attitudes précédentes, en matière de politique intérieure. Sous la monarchie de juillet, il avait accepté celle-ci — il avait même travaillé pour elle dans ses premiers postes — mais sans enthousiasme. Converti à la pratique régulière de la religion, il n’avait plus désormais jugé des régimes politiques qu’en fonction des intérêts du christianisme. L’Univers avait toujours été simplement catholique avant tout. En 1871, il devait donc choisir le régime qui lui paraîtrait le plus propre à sauvegarder les droits de l’Église. Or, le comte de Chambord était < si complètement l’homme du parti catholique qu’il fallait le soutenir et l’admirer sous peine de forfaire au programme ». François Yeuillot, op. cit., t. iv, p. 259-260. Ce n’est pas à dire que les vues théoriques de Yeuillot coïncidassent de tous points avec celles du prétendant. Celui-ci — et sa conduite ultérieure devait bien le montrer — était tout imbu de la vieille doctrine, chère jadis aux légistes gallicans, du droit divin des rois. C’était la Providence qui avait mis de temps immémorial dans sa famille le droit et le devoir de gouverner la France. La nation n’avait à son endroit qu’une seule obligation, celle de reconnaître et d’acclamer son droit héréditaire. Or, dans un curieux projet de constitution, qu’il publia sous le titre La République de tout le monde (cf. Mélanqes, III sér., t. v, p. 500 sq.), où bien des utopies se mêlaient à de fort justes remarques, Yeuillot faisait du roi « le fondé de pouvoir et le représentant du peuple ». Et ceci, bon gré, mal gré, impliquait de la part de la nation un certain droit de faire accepter à la volonté royale au moins ses desiderata, sinon ses exigences. Le publiciste aussi bien ne s’aperçut guère de ce qui le Séparait du prince. Avec beaucoup de zèle, de zèle parfois un peu amer, il ne cessait d’exhorter l’Assemblée à faire, ou plutôt à appeler le roi. Avec sa phobie coutumière des libéraux catholiques, il voyait en ceux-ci le grand obstacle au rétablissement de la monarchie légitime.

C’est bruyamment que Veuillot applaudit aux divers manifestes dans lesquels le prétendant exposa à la nation le fond de sa pensée et qui devaient beaucoup plus que tous les < complots » des libéraux, enlever à l’exilé de Frohsdorf toute chance de se faire admettre par la France : manifeste du 8 mai 1871, dont, .ni dire de son neveu François. Louis Yeuillot aurait été le principal auteur, ibid.. p. 273 275 : manifeste i du drapeau blanc », du 5 juillet suivant. C’est avec son dédain habituel des nuances que Veuillot attaqua tous les monarchistes, y compris quelques légitimistes, qui regrettaient les mots compromettantl du prince. Voir par exemple Mélanqes, IIP série, t. v, p. 682. Ceux qui, aujourd’hui encore, s’étonnent de l’échec de la restauration monarchique mil ils |amaiS songé aux répercussions que purent avoir de semblables attitudes ? Les maladresses des amis du prétendant ont peut être contribué plus que 2819 VEUILLOT (LOUIS(. LES DÉBUTS DE LA IIIe RÉPUBLIQUE 2820

les intrigues de ses adversaires au fiasco définitif. Il nous est impossible et d’ailleurs il serait inutile de suivre Louis Veuillot dans les fluctuations de ces années 1871-1874, où se jouèrent les destinées de la France. On aimerait dire que la clairvoyance du publiciste catholique y fut toujours à la hauteur de la robustesse de ses convictions, de la pureté de ses désirs. Hélas 1 hypnotisé par la hantise du libéralisme à combattre, il n’a su ni comprendre les vrais intérêts de la religion et de la patrie, ni reconnaître en ses coreligionnaires des alliés naturels, ni faire le sacrifice de vieilles rancunes et de vieilles idées, ni reconnaître, dans un esprit réaliste, ce qui était possible, ce qui était infaisable. Si les démarches malheureuses du prétendant, si ses inopportunes manifestations ont rendu impossible une restauration qui semblait d’abord aller de soi, n’est-il pas juste d’en faire retomber l’origine sur ceux qui n’ont pas su renseigner l’exilé de Frohsdorf et lui représenter l’état réel de l’opinion en notre pays ? On ne s’en est guère avisé à l’Univers.

La « question romaine », dans les aimées qui suivirent la guerre de 1870, y fut traitée dans le même esprit outrancier, avec le même mépris des contingences et des réalités. Certes la nouvelle situation qui était faite à Pie IX dans Rome, capitale italienne, préoccupait très justement les catholiques français ; le gouvernement de Thiers, puis celui de Mac-Mahon faisaient le possible pour en atténuer les inconvénients. Pie IX lui-même reconnut un jour la correction de leurs démarches. Mais la France vaincue pouvait-elle prendre une attitude qui risquerait d’attirer avec l’Italie, avec l’Allemagne, déjà alliée à celle-ci, des complications diplomatiques, peut-être une lutte à main armée ? Nul esprit sensé ne pouvait le vouloir, et la rédaction de l’Univers aurait été la première à répudier toute action belliqueuse. Il n’empêche que le ton même des articles du journal sur la question romaine n’avait rien d’irénique, que les pétitions organisées pour obtenir du gouvernement une « démonstration diplomatique persévérante contre les usurpations sacrilèges de l’Italie » ressemblaient à une imprudence, que les polémiques contre tous ceux qui n’emboîtaient pas, sur l’heure, le pas de l’Univers y étaient souvent d’une violence qui confinait à l’injustice.

Tant et si bien que finalement Rome dut intervenir et d’une manière qui coupait court à toute ambiguïté. C’était au printemps de 1872. Le cardinal Antonelli avait fait passer dans la Correspondance de Genève, alors organe officieux du Saint-Siège, un article qui déclarait avoir pleine confiance en M. Thiers. L’Univers reproduisit le document, tout en continuant sur le même ton irrité sa critique du gouvernement. Or, le 13 avril, Pie IX, s’adressant à un groupe de pèlerins français, leur parlait des divisions qui, dans leur pays, séparaient les catholiques. Après avoir reproché aux « libéraux » de manquer d’humilité, il faisait ensuite le procès de leurs adversaires : « Il y a, disait-il, un autre parti opposé, lequel oublie totalement les lois de la charité ; or, sans la charité, on ne peut être vraiment catholique. » À l’Univers, on se sentit visé et Veuillot se déclara prêt à disparaître. Mais, chez lui, le vieil homme ne se hâtait pas de mourir. Le 26 avril, après un vibrant appel à la soumission au pape, il sommait les libéraux (dans l’espèce les gens du Correspondant, du Français, de la Gazette de France) de témoigner aussi de leur repentir. Cf. Mélanges, IIP sér., t. vi, p. 262-264. Puis il se décidait à écrire au pape. Aussi bien ses flatteurs, — ils étaient nombreux à Rome — lui avaient représenté très inexactement l’état des choses ; en fin de compte, ils lui avaient fait espérer de la part

du pape une haute récompense romaine. Celle-ci lui vint sous une forme bien inattendue. Le 16 mai 1872, un bref pontifical lui était transmis : « Nous n’avons jamais voulu, écrivait Pie IX., improuver les principes pour lesquels vous combattez… mais seulement la manière de combattre et les censures personnelles qui, bien que parfois inévitables, se rencontrent dans vos écrits plus fréquemment qu’il ne convient et imprégnées de ce sel qui exhale un zèle amer étranger à la charité d’un catholique. Nous nous rappelons vous en avoir averti quelquefois… » Voir le texte dans F. Veuillot, op. cit., t. iv, p. 347. Le rédacteur de l’Univers ne put prendre sur lui de rendre public le bref pontifical ; le pape n’insista pas.

Ce paternel avertissement de Rome, Veuillot ne s’en souviendrait pas toujours dans les années suivantes. L’imprudence des remarques qu’il hasarda sur le Kulturkampl allemand attira à l’Univers une suspension de deux mois (19 janvier 1874) ; cette sanction avait été expressément demandée par Bismarck, très irrité des remarques violentes du journal à propos de l’encyclique pontificale Et si multa lucluosa. L’Univers s’efforça bien de présenter la mesure comme une vengeance personnelle du duc Albert de Broglie, à la suite de la campagne menée autour de l’inscription de la Roche-en-Breny, ci-dessus col. 2806, comme une revanche des gallicans et des libéraux contre « le défenseur du pape infaillible ». C’était se donner à bon compte la palme du martyre ! Il n’empêche que, dès la réapparition du journal, les polémiques à ce sujet reprirent. Mais il ne faudrait pas en laisser la seule responsabilité à Veuillot. Il était poussé à ces éclats par ses fanatiques adulateurs : « Il faut briser la secte (évidemment des catholiques libéraux), lui écrivait dom Guéranger, et jamais, pour ce qui est du catholicisme libéral, elle ne fournira une meilleure occasion. » Et sur cette invitation paraît dans l’Univers un article de cinq colonnes. Cf. Derniers mélanges, t. ii, p. 70-71. La secte qu’il fallait exterminer c’était le « ministère de l’Ordre moral » 1 N’y avait-il donc pas en France d’autres dangers à combattre ?

Même zèle imprudent à s’occuper des affaires d’Espagne, sous prétexte d’y combattre la Révolution. Sans doute Veuillot était dans son droit quand il prenait le parti de don Carlos, il l’était encore quand il réclamait pour les carlistes, l’appui moral des catholiques français. L’était-il encore quand, le gouvernement français ayant reconnu le maréchal Serrano, Veuillot se livrait contre celui-ci à une diatribe qui se terminait en une grossière injure ? Cf. Derniers mélanges, t. it, p. 180-181. Avait-il vraiment le droit de crier à la persécution quand le gouvernement lui infligeait, en septembre 1874, une nouvelle suspension de quinze jours avec ce motif : « L’Univers, dans son numéro du 6 septembre, dépasse toute mesure, provoque au mépris du gouvernement établi par d’inqualifiables outrages qui sont de nature à compromettre nos relations extérieures, trouble la paix publique et porte une grave atteinte à la dignité de la presse française » ? Non, vraiment, quoi qu’on ait dit, ce n’était pas là « une vengeance de la secte libérale et semi-révolutionnaire contre le champion de la vérité catholique ». F. Veuillot, op. cit., t. iv, p. 551. Cette fois encore. Pie IX eût été d’accord avec le duc de Broglie pour regretter les incartades de son journaliste préféré. Sera-t-il permis de faire observer en terminant cette revue des audaces de Veuillot en politique étrangère la façon dont elles ont été exploitées par les « républicains », soit aux élections de 1876, soit à celles qui suivirent le Seize-Mai. C’était une vraie calomnie que de représenter les catholiques ultramontains rompant en visière

avec tous les États de l’Europe, que de montrer leur succès comme susceptible d’amener la guerre avec l’Italie, peut-être avec l’Allemagne. Les outrances verbales de Y Univers ne fournissaient-elles pas, à de trop fréquents intervalles, de quoi nourrir ces imputations calomnieuses ?

Les années qui suivirent l’échec du Seize-Mai amenèrent encore Veuillot à rompre des lances, soit pour la défense des principes chrétiens, soit pour l’attaque contre ses vieux adversaires du parti libéral. Du pontificat de Léon XIII inauguré le 20 février 1878 il ne connaîtrait que les premières années, il ignorerait donc la souplesse avec laquelle le nouveau pape saurait adapter les principes intransigeants de la théorie aux nécessités de la vie. Mais, dès 1878, la carrière de Veuillot était finie ; il connut toutes les souffrances d’une âme qui se sent encore pleine de ressources, mais qui ne trouve plus dans son corps les forces nécessaires. De temps à autre, quelques pages brillantes sortaient encore de sa plume, mais c’était au prix d’un effort pénible. « Puis la plume lui tombera des mains et, trois longues années, il achèvera de mourir. » F. Veuillot, op. cit., t. iv, p. 423. Il avait songé sur le tard à classer les matériaux pour une histoire de sa vie publique, mais il ne put se résigner à composer ses mémoires.

Son testament exprimait, avec ses convictions chrétiennes, certains regrets qui l’assaillaient aux derniers moments. Se rendant compte, un peu tardivement, de l’âpreté qu’il avait montré dans les luttes d’idées, devenues trop aisément luttes de personnes, il écrivait : « Je demande pardon à tous les hommes que j’ai pu offenser et envers qui j’ai eu des torts. J’en ai combattu beaucoup et longtemps ; je crois n’en avoir haï aucun sciemment et volontairement et je suis sûr de leur avoir pardonné de bon cœur les torts que j’ai pu croire qu’ils avaient envers moi. » Mention spéciale était faite de Montalembert et de Lacordaire, les compagnons d’armes des premières luttes, écartés, hélas, depuis si longtemps par de si déplorables malentendus : « Je crois qu’ils n’ont rien à me reprocher avec justice… La paix sur eux, la paix sur moi ! »

Après une très courte maladie, où il reçut avec la piété exemplaire qui avait marqué toute sa vie, les derniers sacrements, L. Veuillot s’éteignait le 7 avril 1883 ; ses funérailles célébrées à Saint-Thomas d’Aquin le 10 avril furent un véritable triomphe. Son corps repose au cimetière Montparnasse ; un monument lui a été élevé dans la basilique de Montmartre, à l’érection de laquelle il avait amplement contribué par ses appels à la générosité des catholiques français.