Dictionnaire de théologie catholique/VEUILLOT Louis. II. L'œuvre et l'influence

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 646-653).

II. L’oeuvre littéraire et l’influence.

Louis Veuillot a été un écrivain extrêmement fécond. On vient de terminer la publication de ses Œuvres complètes qui ne comportent pas moins de quarante volumes in-8° : les I. i-xiv renferment les Œuvres diverses ; la Correspondance remplit les t. xv-xxvi ; enfin les quatorze volumes de Mélanges, t. jcxviixi. , reproduisent surtout les articles de journaux. qu’il avait paru intéressanl à Veuillot d’abord, puis a ses héritiers, « le conserver et de grouper (la nouvelle édition de ces Mélanges dans les Œuvres complètes, diffère d’ailleurs notablement pour la répartition des matières de éditions originales revues p ; ir l’auteur ; c’est aux anciennes éditions que se rapportent les mes faites au cours de l’article). I" Le journaliste ; les Mélanges. Dans tout cet ble, sont évidemment les Mélanges et la Correspondance <pn devraient d’abord attirer l’attention des historiens et des critiques. Les Mélanges tout revivre, au jour le jour, les événement ! de la

vie publique, et les réactions souvent fort vives qu’ils ont amenées chez le publiciste. Il faudrait se garder d’y voir toujours la pensée définitive de celui-ci. Très spontanées, ses réactions étaient bien souvent sujettes à repentance ; par ailleurs, l’obligation de fournir quotidiennement de la copie à un journal ne permet pas de creuser suffisamment les divers sujets, d’en saisir tous les tenants et aboutissants, de se mettre en garde contre les premiers emballements. Tout cela explique comment il y aurait injustice à juger Veuillot sur telle ou telle phrase des Mélanges, à plus forte raison sur telles ou telles expressions des articles originaux. On s’exposerait à commettre les mêmes impairs qu’a laissé échapper l’abbé Cognât. Ci-dessus, col. 2809 sq. Il est juste pourtant de remarquer avec Montalembert que les Mélanges ne représentent pas toujours le premier jet de l’auteur, que les articles du journal ont été parfois retouchés, que surtout ils ont été choisis, triés, groupés, parfois brièvement annotés, en vue d’un effet à obtenir et qu’ils engagent, plus complètement que le journal, la responsabilité de l’auteur. Il ne saurait être question de donner ici une idée, même approchée, du contenu des Mélanges. La longue histoire que nous avons racontée du journaliste devrait être continuellement appuyée par des références à ce précieux recueil.

1. Le polémiste.

L^ne première chose est à noter, c’est la place énorme que tient la polémique dans l’œuvre journalistique de Veuillot. Il est des feuilles où l’exposé des idées se fait à l’ordinaire de façon tout à fait irénique. Ce procédé n’empêche certes pas la robustesse des convictions, on peut défendre une idée sans mettre immédiatement en cajuse ceux qui ne la partagent pas ou même qui la combattent. Il est bien rare que ce mode soit celui de Veuillot. Du jour où il a pensé à mettre sa plume au service de l’Église, à défendre celle-ci contre les adversaires, à lui conquérir dans le monde la place à laquelle elle a droit, il a envisagé son rôle comme celui d’un lutteur. Par ailleurs, persuadé que l’offensive est la meilleure forme de la défensive, il a donné dès l’abord à sa polémique l’allure d’une attaque sans trêve, (/était d’abord un ressouvenir des campagnes menées par l’Avenir aux premiers jours de la monarchie de juillet. C’était encore une nécessité de l’époque. Moins encombrées que nos journaux par l’information et la publicité, les feuilles d’alors avaient, [dus que les nôtres, l’obligation de développer des thèmes assez généraux. Suivant son tempérament particulier, chacune le faisait qui par l’exposé serein, qui par la polémique. C’est sous cette dernière forme que, dès le début, Veuillot avait conçu l’action en faveur de l’Église. Les développements que nous axons consacrés à ses disputes avec les catholiques ne doivent pas d’ailleurs donner le change et peut être ses moôfernes biographes finiraient ils par laisser une impression inexacte de l’activité littéraire de Veuillot en le montrant sans cesse en lutte contre les catholiques. C’est avant tout aux mécréants qu’il en avait et aux détracteurs de sa foi ; c’est contre eux qu’il a dirigé ses plus rudes campagnes. On peut dire qu’il n’a laissé passer sans la relever aucune des attaques dirigées a cette époque, par le journal, la brochure, le livre, la conférence, contre les vérités chrétiennes, les personnes et les choses d’Église. Il était a l’affût de toutes ces manifestai ions d’hostilité et leur opposait des l’abord la réponse topique.

Celle-ci, bien souvent. Imposait u premier coup le silence a l’adversaire. Non moins actif, non moins ftpre était il contre les neutres, les Indifférents, les éclectiques, contre ceux qui, dans la grande lutte des idées, ne savaient ou ne voulaient prendre parti.

Le Journal des Débals, en dépit de son ordinaire modération, a été attaqué par lui presque aussi durement que le Siècle ; le Figaro, à ses débuts, encore qu’il cherchât à se recruter une clientèle dans le monde bien pensant, voire dans les milieux ecclésiastiques, n’a pas échappé à la vigilante censure de V Univers. Il y avait d’autres tendances encore qui avaient le don d’exaspérer Veuillot : l’égoïsme bourgeois, la morgue universitaire, le formalisme parlementaire ; sans aucune considération pour les personnes, il les accablait de ses coups. Ses méfiances, il faut bien l’ajouter, « s’étendaient à tous ceux qui, même dans le catholicisme, lui semblaient d’orthodoxie suspecte ou de zèle refroidi. À ceux-là, il réservait quelques-uns de ses traits, non les moins aiguisés, et comme il s’agissait d’anciens amis dont il savait les faibles, il ne dédaignait pas de les frapper au plus sensible endroit. » P. de la Gorce, op. cit., t. ii, p. 156. Nous n’avons pas à revenir ici sur les polémiques regrettables qu’il soutint contre les derniers tenants du gallicanisme ou contre la « secte » des catholiques libéraux.

2. Caractères de sa polémique.

a) Elle est très personnelle. — Ajoutons qu’avec Veuillot la polémique prenait trop vite le caractère d’attaques personnelles. Le don qu’il avait de saisir du premier coup d’œil le ridicule d’un geste, d’un personnage, d’une phrase, lui permettait de mettre sans peine les rieurs de son côté. Il en abusait. Se rendit-il jamais compte qu’un publiciste catholique, lequel engage toujours jusqu’à un certain point l’Église qu’il défend, ne peut se permettre tous les procédés employés par l’adversaire ? Même dans la polémique contre les mécréants, ij ne peut se comporter comme un Voltaire ou un Henri Rochefort. Même attaqué, il doit faire preuve de ce moderamen inculpatæ tulelæ que prescrivent les moralistes dans le cas de légitime défense. Cette modération, Veuillot ne s’en souciait guère et, quant au rang de celui qu’il combattait, il n’en avait cure. Dans quelques-unes de ses réponses à des évêques, à Mgr Dupanloup par exemple, se révèle une verdeur, oserait-on dire une insolence ? qui scandaliserait sous la plume même d’un écrivain non catholique.

Ce n’est pas que les avertissements lui aient manqué de la part des plus hautes autorités de l’Église. Laissons de côté ceux qu’à plusieurs reprises lui donnèrent des évêques de France. Sur ce point, Veuillot avait son siège fait et prétendait que son Ordinaire lui-même n’avait pas le droit de s’immiscer dans la rédaction de l’Univers. Grande « institution catholique », le journal ne voulait relever — ce qui était vraiment exorbitant — que du contrôle immédiat de Rome. Or, le Saint-Siège, à plus d’une reprise, lui donna des conseils de modération, qui ne furent pas toujours écoutés. Aux dernières années de Grégoire XVI, le cardinal Lambruschini interdit à plusieurs reprises l’entrée de V Univers dans les États romains. Peu soucieux de se brouiller avec les États, désireux de ne pas compromettre par des violences verbales de délicates négociations menées avec les chancelleries, le secrétaire d’État faisait ainsi comprendre à Veuillot qu’il devait mettre une sourdine à ses attaques. On conserva à l’Univers le souvenir amer de ces prohibitions, on se plut à en chercher l’origine en d’inavouables combinaisons ; on ne voulut pas voir que c’était surtout la « manière » de Veuillot et de l’Univers qui était ainsi dénoncée. Sous Pie IX il ne pouvait plus être question de divergences d’idées entre le journaliste et la curie. Celle-ci, Pie IX en tête, ne pouvait qu’approuver la ligne générale de l’Univers, la lutte menée contre les mécréants, contre les indifférents, contre les derniers

tenants du gallicanisme, contre les tendances « libérales » et les infiltrations de celles-ci chez certains catholiques. À plusieurs reprises des approbations très explicites furent données en ce sens au journaliste. Chaque fois pourtant le souverain pontife y joignit des conseils de modération, qui, pour être donnés avec un sourire, ne laissaient pas d’être pressants. Dans une audience du 25 février 1853, lors de l’affaire Gaduel, col. 2808 sq., Pie IX disait à Veuillot : « Soyez prudent ; évitez les querelles ; l’œuvre est bonne et rend service, mais il faut prendre patience… Les évêques sont un corps respectable, soyez bien respectueux pour les évêques. » Cité par

E. Veuillot, op. cit., t. ii, p. 542. Quelques jours plus tard, dans une communication adressée au nom du pape par Mgr Fioramenti, secrétaire des lettres latines, le prélat, tout en insistant sur les raisons qui valaient à Veuillot l’antagonisme de certains évêques, ne

i laissait pas de recommander la modération : « Évitez d’imprimer aux noms des hommes distingués la plus légère flétrissure. » Ibid., p. 555. L’encyclique Inter multipliées elle-même, rédigée partiellement en faveur de Veuillot, faisait aux journalistes catholiques une obligation de la charité. Ci-dessus, col. 2809. En une longue audience qu’il lui accordait à l’hiver de 18581859, Pie IX revenait encore sur le respect des personnes que doit toujours avoir un journaliste chrétien. Ibid., t. iii, p. 254. Veuillot n’était pas absolument insensible à ces appels ; de temps à autre, il faisait à ce sujet son examen de conscience. Ayant reçu en 1863, pour sa Vie de Solre-Seigneur Jésus-Christ un bref fort élogieux de Pie IX, il faisait une promesse qui l’engageait beaucoup : « Justifié par le pape, je n’entreprendrai jamais à présent de me défendre moi-même. Ferme dans la marche qu’il a approuvée, je laisserai dire de moi personnellement ce que l’on voudra. De mon côté, les querelles personnelles contre les catholiques ont toujours été rares ( !) ; désormais, il n’y en aura plus. » Ibid., t. iii, p. 480. C’était beaucoup promettre. Nous avons dit plus haut, col. 2819, comment en fin de compte, Pie IX se vit obligé d’infliger à l’Univers un rappel à l’ordre sur le sens duquel il était impossible de se méprendre. Il n’empêcha guère le journaliste de persévérer dans sa manière. À des moments comme celui-ci, il se déclarait résolu, s’il était désapprouvé par le chef de l’Église, à cesser la publication de son journal. Mais il ne comprenait pas, il ne voulait pas comprendre que la seule chose qu’on lui demandât c’était non l’abandon de ses idées, mais la modération dans la forme. À ces luttes courtoises et fourrées, il ne pouvait se résigner : « Si le juge estime, écrivait-il alors, que notre œuvre ne peut plus recevoir de nous le caractère que réclame l’intérêt de l’Église, elle sera terminée et nous disparaîtrons. » Cité par

F. Veuillot, op. cit., t. iv, p. 328. Cette phrase est lourde de conséquences ; la même fin de non-recevoir que le journaliste opposait jadis aux Sibour et aux Dupanloup, il l’opposait maintenant au pape. Lui seul était juge de la manière que réclamait l’intérêt de V Église.

b) Elle a une tendance à s’éterniser. — Apre, personnelle, la polémique de Veuillot avait un autre caractère encore, elle connaissait difficilement un terme. Jadis, saint Augustin regrettait les luttes qui, mettaient aux prises Jérôme et Ru fin, il s’étonnait, dans sa charité, de voir les moindres incidents, les moindres mots, faire rebondir des discussions que l’on aurait pu croire épuisées. Dans cette affaire, ce fut, en définitive, Rufin qui eut le beau rôle : il finit par se taire et il fit bien. Veuillot n’en était pas là Avec lui, les polémiques s’éternisaient ; son attention sans cesse en éveil, scrutait les écrits de ses adver.2825

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saires et la moindre allusion, si lointaine fût-elle, suscitait chez lui une réaction immédiate, le plus souvent copieuse, et les luttes reprenaient de plus belle. Avec Mgr Dupanloup, elles dureront presque jusqu’à la mort de ce prélat (octobre 1878). La mort même de ses adversaires ne l’arrêtait pas toujours. Il est de bon ton, au lendemain du trépas d’un homme, de se montrer plus enclin à relever ses mérites et ses services qu’à chipoter sur ses petitesses. Ce n’était pas la manière de Veuillot. Quelques-uns des articles signés par lui au décès de personnages dont il ne partageait pas les idées sont pour le moins regrettables : celui qui est consacré à Berryer est l’un des plus fâcheux : trompé par une fausse nouvelle et croyant mort le grand orateur légitimiste, Veuillot lui consacra un article sévère, avant même qu’il eût fermé les yeux. « Si Veuillot, écrit son frère, eut un tort en cette rencontre, ce fut de ne pas attendre huit jours pour parler comme il le fit. » Op. cit., t. iii, p. 572-574. Excuse vraiment trop facile ! Les articles nécrologiques consacrés à Guizot, à Thiers sont du même caractère. Et pour celui qui fut écrit au lendemain de la mort de Dupanloup, Veuillot eût été bien inspiré en ne l’écrivant pas lui-même. S’il était nécessaire que l’Univers prît la parole en conjoncture, il eût été… honnête de faire rédiger l’article par quelqu’un de moins compromis que le rédacteur en chef. Ce n’est pas sur un cercueil qu’il convient d’étaler tous les griefs que l’on peut avoir contre celui qui est entré dans l’éternité.

3. Les mérites incontestables.

Toutes ces tares de la polémique de Veuillot, toutes ces fautes commises par lui dans la défense de l’Église, il fallait les rappeler. Mais on serait injuste en oubliant les services signalés que le journaliste a rendus au catholicisme. Au premier tiers du xixe siècle, les catholiques français cherchaient plutôt à se faire pardonner leurs croyances qu’à y convertir les autres. Après Lamennais, après Montalembert — qui, d’ailleurs, ne fut jamais qu’un journaliste d’occasion — Veuillot invite les chrétiens véritables à être fiers de leurs convictions, à les défendre contre les attaques, à mépriser au besoin les adversaires, à les ridiculiser et à puiser en cela même un nouveau courage. À ces chrétiens l’on jette comme une injure, le mot de clérical ou de jésuite ; eh bien oui, ils sont des « cléricaux » et, s’ils ne sont pas des > jésuites », ils ont pour la Compagnie toute l’estime, toute la vénération que méritent ses services. On leur parle de l’Inquisition et de ses méfaits, de la Saint-Barthélémy et de ses horreurs ! Il n’est que de regarder ce qu’en dit l’histoire et voici que ces monstres se dégonflent à vue d’œil. Comme le dit très bien Pierre de la Gorce : I I qui était fierté chez Montalembert devint, chez Veuillot, provocation. Il confessa sa foi, non seulement s ; ms respect humain, mais avec bravade… Les appellations les plus impopulaires, loin de l’effrayer, l’attiraient. L’Église, il la défendait en bloc, dans ses dogmes, dans son histoire, dans ses ministres et si. sur quelque point, l’apologie malaisée lembUdl abandonnée, c’est de ce côté que portait sa verve faite de paradoxe et de dévouement. Tous 1rs clichés modernes, il se plaisait à les briser, sur eux il piétinait avec joie et les mettait en pièces avec raffinement. - Op. cit., t. ii, | m {,..

service de cel apostoha rt a,, .niveau genre, il mettait d’ailleurs une lang…… admirable. Comme

I" dirait un jour Victor Cousin, il avail pour lui Me IX… et la grammaire. » Cet autodidacte fut un écrivain <ie race, On ne sait ce que l’on doit admirer davantage en lui de sa verve primesautière nu de sa

puissance de vision. Il Voyait les choses plus qu’il

ne ir^ déduisait ou hs analysall et il trouvait sans

inr.i. DE i HBOL. < i BOL.

peine, pour exprimer sa vision, la tournure adéquate et le mot qui force l’attention. « Libre diseur avec une pointe de réalisme, il eût poussé à l’excès sa liberté gauloise si ses scrupules ou ceux de ses lecteurs n’eussent contenu ses propos… Par le tour imprévu du langage, par l’exagération puissante des proportions, il faisait penser à Rabelais. » P. de la Gorce, op. cit., t. ii, p. 155. Plus encore qu’à l’auteur de Gargantua, c’est à Voltaire qu’il conviendrait de le comparer. Comme l’auteur de Candide, il avait l’aperception immédiate du ridicule et, quand il tenait son homme, il ne le lâchait plus. L’Université qui, pendant longtemps, a fait mine de l’ignorer

— elle lui pardonnait difficilement son attitude agressive — finit aujourd’hui par lui rendre justice et par le considérer comme l’un des grands, des très grands prosateurs du xixe siècle.

4. Enseignements qu’il donne.

Il va sans dire que, sur les nombreuses questions d’ordre ecclésiastique qu’il a abordées, il n’apporte que bien rarement des vues neuves et des aperçus suggestifs. Ne lui demandons pas d’être un théologien de profession ; dogme, morale, exégèse, liturgie, droit canonique, histoire de l’Eglise, il a touché à tout cela avec la désinvolture d’un profane qui ne s’embarrasse pas beaucoup de subtilités. Il semble qu’à l’Univers le théologien en titre était Melchior du Lac, dont les études ecclésiastiques n’avaient pas dépassé un stade très élémentaire. Pour la liturgie — et d’ailleurs aussi pour la dogmatique — on se référait volontiers à dom Guéranger et à Pitra son disciple ; la modération n’était, ni de l’un ni de l’autre, la qualité maîtresse. A l’occasion, quelques avis venaient de Mgr Pie, évêque de Poitiers depuis 1849, d’une tout autre compétence que les précédents, mais pénétré, comme eux, d’un redoutable intégrisme. Voir son art. t.xii, col. 1740 sq. Ce n’était pas son action qui pouvait guider l’Univers et Veuillot vers une théologie tant soit peu nuancée. Et quant à l’histoire ecclésiastique, on avait, pensait-on, dans l’informe et tendancieuse compilation de Rohrbacher, voire dans celle, plus médiocre encore, de Darras, la réponse à toutes les questions, la solution de toutes les difficultés. Des problèmes de l’exégèse, on eut la première révélation par la Vie de Jésus de Renan.

Il ne s’agit pas, certes, de reprocher au rédacteur de l’Univers de ne pas avoir dépassé la science ecclésiastique de son époque, qui était courte, mais simplement de constater les connaissances dont il faisait état. Laïque, s’adressant à des ecclésiastiques — c’était là surtout sa clientèle — il leur renvoyait la théologie simpliste dont les séminaires du xixe siècle s’étaient faits les dispensateurs. Incapable de suivre le mouvement des idées en Angleterre et en Allemagne, il se contentait de fournir les renseignements de seconde ou de troisième main qu’il pouvait obtenir sur ces pays. Son dogmatisme naturel se trouvait à l’aise de ces simplifications.

Sur un point cependant Veuillot semble avoir tenté de se faire une idée personnelle. L’organisation religieuse de la société moderne, de l’État où s’incarne cette société, l’a beaucoup préoccupé. Bien avant l’apparition du Syllabw (8 décembre 1864), il avait réfléchi sous quelles Influences, avec quels guides, il serait curieux de le rechercher au pro blème que pose la structure de l’État moderne. Celui ci, d’une manière lente mais sûre, s’est progressivement laïcisé. Les circonstances historiques qui axaient amené l’étroite union de l’Étal et de l’Église, avec une certaine prépondérance, du moins à partir du M’siècle, de la soi ic’lé erelésiastiquc sur la société

civile, ont. successivement, fait place dans 1rs divers pays chrétiens, à des circonstances tout opposées.

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(’-'est à la sécularisation définitive de l’État que l’on tendait depuis longtemps déjà quand la Révolution française a précipité un mouvement amorcé de longue date. Qu’on le regrettât, que l’on s’en félicitât, elle avait mis en échec le concept de l’État, légué par la « cité antique » au Moyen Age, qui regardait comme une des fonctions essentielles de celui-ci d’assurer le culte de la divinité. L’État laïque se tiendrait désormais à l’écart de toute question religieuse ; réalité terrestre, il limiterait à la terre ses moyens d’action. Comment de cette idée fondamentale sortent les diverses « libertés modernes », on l’a dit à l’art. Lihéralisme catholique, col. 512 sq. A cette laïcisation de l’État, l’Église fidèle à ses traditions, logique aussi dans ses déductions, n’avait pu se résigner. Ses théologiens s’efforçaient de justifier l’ancienne conception, tandis que ses diplomates et ses hommes d’État essayaient de trouver un mndus vivendi qui accommodât au moins mal les deux manières si différentes de concevoir les rapports respectifs des deux sociétés. Pendant ce temps, les quelques catholiques qui tentaient de voir clair dans le problème imaginaient une distinction qui faisait plus d’honneur à leur ingéniosité qu’à la vigueur de leurs convictions. L’ancien état de choses où société civile et société ecclésiastique, appuyées l’une sur l’autre, s’efforçaient de promouvoir en commun le bien total de l’humanité, on n’osait pas le répudier. Sans se préoccuper d’en étudier historiquement la genèse, on admettait que c’était un idéal, mais si élevé et, dans le fait, si irréalisable, que le mieux était d’agir comme s’il n’en était plus question. Après un hommage théorique rendu au principe, on passait à l’organisation de la cité moderne, sans plus tenir compte des vues précédentes. Tirer de l’état de choses existant, le maximum d’avantages pour l’Église, faire comprendre à celle-ci que son intérêt était d’utiliser au mieux ces fameux principes de 89, dirigés d’abord contre elle, telle était l’application constante de ceux que l’on finira par appeler les « libéraux catholiques ». Veuillot n’a jamais pu admettre cette attitude théorique ; parfois, dans la pratique, il a pu faire appel aux principes de liberté proclamés par les adversaires de l’Église, pour réclamer en faveur de celle-ci le droit commun et les libertés générales. Ce ne fut guère qu’au début, lors de la formation du parti catholique et des luttes pour la liberté d’enseignement. C’est vers la conception diamétralement opposée que le portaient toutes les tendances de son esprit, toutes les préférences de son caractère. Autoritaire par tempérament — il n’a jamais pu supporter aucun contrôle — il n’avait pas de la « liberté » le même concept que les « libéraux », catholiques ou incroyants. À l’endroit de ces « libertés nécessaires » par exemple, dont se réclamait Thiers : liberté individuelle, liberté de la presse, liberté de l’électeur, liberté de l’élu, il ne professait qu’indifférence. Tout cela ne menait guère, selon lui, qu’au parlementarisme dont il ne raffolait pas. Son idéal

— du moins son attitude au début de l’Empire le fait-elle entrevoir — c’était un gouvernement fort, imposant énergiquement à la nation ses directives, ne s’embarassant point de la légalité et menant résolument son peuple à la réalisation de ses destinées. Sous l’Empire autoritaire, il se trouvait naturellement à l’aise. Mais cet État fort devait, c’était la première de ses obligations, mettre au tout premier rang les intérêts moraux. La civilisation matérielle n’est pas la raison unique de l’État ; les valeurs spirituelles doivent compter à ses yeux. Sans doute, de ces valeurs il n’a pas l’administration exclusive. Sa bonne entente avec l’Église lui permettra d’y pourvoir. Union très étroite des deux pouvoirs, avec,

en fin de compte, une certaine supériorité de la puissance spirituelle ; tel est l’idéal et non pas l’idéal relégué au domaine du rêve, mais l’idéal à la réalisation duquel il faut travailler chaque jour. Tels sont les thèmes favoris développés par Veuillot aux premiers jours de Napoléon III. Quand les événements auront montré combien préciaire était la solution proposée, c’est vers Henri V que se retournera Veuillot. Lors des tentatives de restauration monarchique de 1871-1873, c’est tout le programme du gouvernement chrétien qu’il se plaira à déduire, qu’il croira sur le point de se réaliser. Vainement lui fera-t-on observer que bien inopportunes sont plusieurs de ses considérations, bien utopiques certains plans qu’il apporte. Four lui, il n’est pas question d’opportunité, mais de vérité. Oui ou non l’Église professe-t-elle cette doctrine ? Là est toute la question. Du mot de Syllabus, on a fait un épouvantail, raison de plus pour l’agiter bien haut !

Il est donc assez vain de reprocher à Veuillot, comme le fit Jules Ferry, ses palinodies au sujet de la liberté. À entendre le grand leader républicain, le rédacteur de l’Univers aurait laissé échapper ce mot : « Quand les libéraux sont au pouvoir, nous leur demandons la liberté parce que c’est leur principe ; quand nous sommes au pouvoir, nous la leur refusons, parce que c’est le nôtre. » Veuillot a protesté à juste titre contre cette imputation. Il profita même de l’occasion pour définir son attitude en face de la liberté : « Je n’ai pas demandé la liberté aux libéraux « au nom de leur principe ». Je l’ai demandée et je la demande, parce que c’est mon droit ; je l’ai parce que baptisé. Ceux qui n’ont pas reçu ce même baptême ne sont plus dignes de la liberté, ne sont pas libres et cesseront de le paraître bientôt. » Derniers mélanges, t. iii, p. 138. Et revenant, l’année suivante sur le même sujet, il écrit : « La liberté c’est l’innocence. Et l’innocence, qu’est-ce que c’est ? La servitude raisonnée et volontaire envers Dieu. » Ibid., p. 421. Cf. F. Veuillot, op. cit., t. iv, p. 646-647. Il est trop clair qu’avec de telles définitions il est impossible de trouver un terrain d’entente avec les « libéraux ». L’on comprend alors la persévérance avec laquelle Veuillot a poursuivi l’erreur libérale, « l’hérésie » libérale, comme il lui est arrivé de dire. Cf. ci-dessus, col. 2806.

Si, en ce point, le rédacteur de l’Univers n’était ni un isolé, ni un précurseur, il est un domaine par contre, où il a émis des idées assez neuves. Les derniers temps de la monarchie de Juillet avaient vu se poser la « question sociale ». Elle avait pris toute son acuité sous la Seconde république. Le succès du coup d’État de 1851 s’explique en très grande partie par la crainte plus ou moins fondée de troubles sociaux que le gouvernement sut exploiter. En dépit des palliatifs que le Second empire essaya d’apporter non sans courage au malaise social, l’agitation ouvrière ne fit que grandir ; elle était à son comble aux dernières années de l’empire ; elle devait aboutir au drame sanglant de la Commune. Veuillot suivait depuis longtemps cette marche inquiétante. À bien des reprises, il signala le danger considérable que créait dans les grandes villes la multiplication d’une plèbe de plus en plus déchristianisée. À l’occasion de la mort de son père, ^ u „ exemple, il regrettait que cet honnête tra- „ r j scs j/ ndamné toute sa vie à un travail sans repu i » x..*ns joie, eût été privé en même temps, par la faute des circonstances et surtout par l’organisation de la société, des clartés et des espérances chrétiennes qui eussent illuminé sa vie. Quand, au lendemain de la Commune, de Mun eut entrepris « l’œuvre des Cercles », il y applaudit de tout son pouvoir. Au fond, il avait, sans y avoir beaucoup

réfléchi, le mépris de l’école économique bourgeoise et classique, âpre au gain et ne voyant dans l’ouvrier qu’un producteur de richesse. Sans s’élever malheureusement jusqu’aux grands problèmes sociaux, sans comprendre suffisamment que la solution de ceux-ci ne ressortissait pas seulement à la morale et à la religion, il insistait avec raison sur les facteurs moraux qui permettraient de résoudre la terrible question. Il parlait déjà de « démocratie chrétienne », entendant par là « un ordre de choses qui, suivant le génie particulier des peuples, comporte parmi eux la plus large distribution possible de pain, de liberté, d’égalité et de paix. » Rallié, à cette époque, à l’idée légitimiste, ii voyait, dans la royauté chrétienne, la réalisation possible de ces vœux. « Tout gouvernement chrétien, écrivait-il, régulier et paisible a été une démocratie appropriée aux besoins du temps. » Encore qu’on puisse chicaner sur la définition, elle ne laisse pas de contenir une âme de vérité.

2° Le littérateur ; les Œuvres diverses. — Toutes ces idées que contiennent et les articles originaux de l’Univers et les Mélanges, se retrouveraient plus ou moins reconnaissables dans la série des Œuvres diverses. Les éditeurs ont disposé celles-ci dans un ordre quelconque, un peu arbitraire, qui n’est ni l’ordre logique ni l’ordre chronologique. Nous signalerons surtout les œuvres qui ont quelque intérêt du point de vue de la théologie. Laissons de côté les Œuvres poétiques (t. xiv) ; encore qu’il aimât taquiner la muse, Veuillot n’était pas poète ; sa versification, le plus souvent laborieuse, rappelle, pour l’ordinare, davantage Boileau que Lamartine ou Victor Hugo. Les Satires parues en 1863, les Couleuvres, en 18(59, laissent le lecteur dans l’atmosphère de polémique où se plaisait le journaliste. Seules, les Filles de Babylone, où transparaît la forte poésie de l’Écriture sainte, introduisent dans un milieu un peu différent. Un roman d’assez fortes dimensions, Pierre Saintive (t. ii), un autre, sous forme de mémoires, Agnès de Lauvens (t. iii), le charmant recueil Intitulé Çà ri là (t. viii), qu’il faut compléter par Historiettes et fantaisies (t. vu) et par Vignettes (t. vu) révèlent en Veuillot un de nos meilleurs écrivains du xixe siècle, en même temps qu’un admirable conteur. — Deux gros ouvrages historiques ont surtout valeur documentaire : Rome pendant le. concile (t. xii), d’où la préoccupation apologétique est loin d’être absente, et Paris pendant les deux sièges (t. xiii). On peut en rapprocher Les Français en Algérie (t. iv), souvenirs intéressants du voyage de 1841. — C’est dans la littérature d’édification qu’il faut ranger : la Vie de Noire-Seigneur Jésus-Christ, le Saint rosaire médité, la Vie de la bienheureuse Germaine Cousin (t. i) et, jusqu’à un certain point, Rome et Lorette (t. iii), et les Pèlerinages de Suisse (t. n), confidences sur la conversion de l’auteur, qui signalèrent Veuillot à l’attention des catholiques. — À l’apologétique se rattacherait jusqu’à un certain point Le droit du seigneur (t. vi), étude assez sérieusement poussée de singulières coutumes du Moyen Age en matière de mariage ; paru en 1854, l’ouvrage répondait aux Insinuations plus ou moins malveillantes de Dupin. Il eût gagné d’ailleurs à se dégager davantage de la polémique. Les parfums de Rome (t. ix), parus en décembre 1861, expriment au mieux le culte voué pu le publiciste à la papauté et à tout ce qui s’y rattache. — Comme étude doctrinale, il y aurait à signaler surtout Y Illusion libérale (t. xi, parue quelque temps après la publication du Syllabus, où Veuillot fait le procès en règle de 1’» hérésie libérale et de la te qui j adhère I. a - question romaine » lui a inspiré un certain nombre de brochures politiques (t. X) : Le pape et la diplomatie ; Waterloo, sombre

prédiction des destinées du second Empire embarqué dans l’affaire italienne ; le Guêpier italien, À propos de la guerre ; nous en avons mentionné l’apparition, ci-dessus, col. 2812. Il y aurait quelque intérêt à rapprocher ces publications de celles où Veuillot n’était pas encore désabusé de Napoléon III : La guerre et l’homme de guerre (au lendemain de la guerre de Crimée), ou Le parti catholique (t. vi). — Mais une bonne partie des Œuvres diverses ne sort guère de cette polémique trop personnelle à laquelle le publiciste semblait décidément voué : Les librespenseurs (t. v), septembre 1848, sont une vivante peinture des mœurs politiques, des doctrines affichées ou voilées de la classe dirigeante au temps de Louis-Philippe (malgré ses violences, l’ouvrage eut l’approbation de Montalembert) ; Les odeurs de Paris (t. xi) poursuivent, pour l’époque napoléonienne, la même impitoyable satire ; Le fonds de Giboyer (ibid.), paraît encore plus violent ; l’excuse de Veuillot est d’ailleurs qu’il avait été provoqué par les inadmissibles attaques d’Emile Augier ; Molière et Bourdaloue (ibid.), oppose les deux « moralistes » du xvir 2 siècle et les deux systèmes de morale dont ils furent les représentants. — Enfin les Dialogues socialistes (t. v) fournissent sur l’état d’esprit du publiciste, au lendemain des journées de juin 1848, de curieux renseignements. S’ils n’amorcent pas encore une solution de la question sociale, du moins montrent-ils l’indifférence de Veuillot pour les diverses politiques sociales, en dehors du christianisme. Dans l’Esclave Vindex, il oppose à Spartacus (le républicain bien nanti) Vindex, l’esclave, l’homme déraciné qui n’attend plus rien de l’organisation sociale, qui ne croit plus en Dieu et qui hait tous les hommes. Le lendemain de la victoire est comme la suite de Vindex, rédigé, lui aussi, sous forme de dialogue ; il parut, la chose est à noter, dans la Revue des Deux-Mondes, qui avait demandé, depuis quelque temps déjà, de la copie à Veuillot. On y assiste au triomphe du socialisme, .avec tous les excès qu’il peut engendrer. Il porte en sous-titre le mot Vision ; au fait les événements se chargeraient de donner raison au pessimisme de l’auteur. De la même époque est la Petite philosophie, où, répudiant tous les grands mots dont on essayait de rassasier les âmes, liberté, égalité, fraternité, l’auteur multipliait les exemples de charité envers les hommes et les conseils de soumission envers Dieu. « Je ne saurais mieux indiquer, disait-il, à ceux qui me liront le moyen de s’assurer le droit au bonheur. » 3° L’influence.

C’est par cette masse d’écriture

à laquelle il ne faut pas négliger d’ajouter la Correspondance, que s’explique l’influence considérable que Louis Veuillot s’est acquise dans le monde catholique au xix c siècle. Cette influence ne s’est pas fait sentir exclusivement en France, elle a largement débordé en dehors de nos frontières et non pas seulement dans les pays de langue française. Au lendemain de sa mort, l’Univers publiait un livre d’Hommages, relatant les condoléances venues des pays les plus divers, exprimant les admirations des catholiques de toute langue. Sans doute, y aurait-il exagération à généraliser le sens de manifestations de ce genre. II faut reconnaître pourtant que rarement publiciste a connu une telle popularité. Tout cela est bien tombé et l’on étonne beaucoup de nos jeunes contemporains quand on parle devanl eux de l’action considérable qu’a exercée, tout spécialement sur le clergé de France, le rédacteur en chef de l’Univers. Les survivants de

la génération antérieure, qui n’a pas connu Veuillot, ont, du moins, entendu parler de lui ; ils se souviennent des enthousiasmes <le leurs aînés ; ils ont été raçonnés plus qu’Os ne s’en doutent, par les Idées du grand public ! t(

Cette influence considérable sur qui s’est-elle particulièrement exercée ? a-t-elle été heureuse, a-t-elle été regrettable ? sur quels sujets a-t-elle porté ? Autant de questions auxquelles il faut brièvement répondre pour terminer.

1. La clientèle de Veuillot.

On notera d’abord que l’action de Veuillot s’est exercée beaucoup moins sur les laïques que sur le clergé et plus précisément sur le clergé du second ordre, sur le clergé rural. Les hauts dignitaires ecclésiastiques, à quelques exceptions près, ne lui ont jamais été tout à fait acquis. Ceux-là même qui étaient inféodés aux idées de Y Univers, ne dissimulaient pas toujours l’ennui que leur causaient telles incartades du publiciste ; les évêques se réservaient, les vicaires généraux, chanoines, curés de grandes paroisses, directeurs de collèges ou de séminaires étaient parfois réticents. Parmi les ordres religieux, on demeurait aussi sur la réserve ; en dépit des services que l’Univers leur avait rendus, les jésuites, et le P. de Ravignan en tète, regardaient du côté de ce journal avec plus d’appréhension que de confiance ; chez les dominicains l’influence de Lacordaire retardait les adhésions ; ce n’était guère que dans les ordres ou les congrégations plus populaires que le ralliement était unanime. On peut dire, par contre, que l’ensemble du clergé rural lui était passionnément dévoué. Aussi bien, « tout ce qu’ils détestaient eux-mêmes — et ne mettons pas en dernière ligne l’omnipotence des évêques — Louis Veuillot le combattait ; toutes les tyrannies, petites et grandes (laïques ou ecclésiastiques ) qu’ils avaient subies sans oser les secouer, il les terrassait sous le ridicule et le mépris. Il les fournissait d’esprit, d’arguments, de littérature, de théologie et avec une générosité qui ne comptait pas… Et chez lui, ils retrouvaient le langage populaire qu’ils aimaient ; point de ces distinctions qui leur échappaient…, quelque chose de démocratique et de dévot, de virulent, de grossier même et avec cela des élans de foi qui les ravissaient. » P. de la Gorce, op. cit., t. ii, p. 157. Dans l’isolement de leurs presbytères, ils savouraient à loisir la feuille, que de réels sacrifices d’argent leur permettaient de tirer ou que la générosité d’un confrère plus riche leur faisait tenir, fût-ce avec quelque retard. Dans leurs réunions fraternelles, c’était encore V Univers qui les fournissait de sujets de conversation, et de thèmes à discussion !

Cette emprise sur les intelligences et les consciences ecclésiastiques n’allait pas sans quelque inconvénient. On sait l’effet que produit à la longue sur des esprits plus ou moins désarmés la lecture quotidienne d’un journal unique. Volontiers, dans ce clergé de campagne, on se modelait sur le maître et nous avons dit que tout n’était pas admirable, encore moins imitable, dans la « manière de Veuillot ». « Le résultat était extraordinaire et tel que l’âme saine et droite du grand pamphlétaire l’eût répudié. Des hommes excellents, réservés par piété, paisibles par nature et par état, modestes par ignorance du monde et de la vie, dépouillaient leur caractère et se revêtaient de violence… Ainsi se formait dans les cures de campagne, dans certains séminaires, dans certains groupes catholiques, une école audacieuse, quoiqu’au fond peu sûre d’elle-même, arrogante et inexpérimentée, intolérante de langage bien plus que de cœur, hautaine et insuffisante, maudissant en bloc et le siècle et les contemporains. » P. de la Gorce, ibid’, p. 159. Il nous souvient d’avoir entendu, dans notre adolescence, de ces jugements inspirés par les principes les plus purs de Veuillot : appréciations hautaines et irréfragables des événements et des hommes, jugements sur les faits historiques sans aucune base dans

la réalité, prédictions inspirées par fies vues toutes à priori et dépourvues de toute vraisemblance, exclusives catégoriques portées sur telle institution, telle initiative, telle feuille publique, défiance totale à l’endroit de tout progrès, scientifique, social, moral. Et le plus triste, en tout cela, c’était I’anathi jeté à tous ceux qui ne pensaient pas comme les catholiques, c’était ce partage, anticipé avant le jugement dernier, de l’humanité en bons et en méchants, c’était la supposition chez tous les adversaires d’intentions perfides, c’était l’exclusion de la bonne foi. Cet état d’esprit, si nuisible à l’apostolat conquérant, était le fait pourtant de prêtres excellents, charitables, préoccupés au plus haut point du salut des âmes ! Qui ne reconnaîtrait en ces conséquences une part de responsabilité pour le rédacteur de Y Univers. Certes, il est venu après cette feuille, d’autres où le même esprit se serait reconnu. Mais, outre qu’elles n’avaient pas le monopole de fait de l’Univers, outre qu’elles étaient fréquemment en lutte les unes contre les autres, elles n’eurent jamais, pour les animer, le redoutable talent de Louis Veuillot.

2. Domaines où elle s’est exercée.

Tout ne fut donc pas bénéfice dans l’influence exercée par Veuillot ; avec d’autres, il est responsable de la naissance, en notre pays, de cet esprit « clérical » qui nous a fait peut-être autant de mal que de bien. Lorsque Gambetta lançait le cri de guerre : « le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », il cherchait à leurrer l’opinion. Ce qu’il visait, en fin de compte, c’était moins le cléricalisme, au sens vrai du mot, que l’idéal religieux dont il voulait éliminer l’influence. Mais n’est-il pas vrai que les catholiques auraient pu lui retirer cette arme désuète, s’ils n’avaient pas adopté, sans aucune restriction, les modes de combat, voire la phraséologie et les idées de l’Univers ?

Qu’est-il resté, en fin de compte, d’une action dont on ne saurait minimiser l’importance ? Quelques résultats de premier ordre furent acquis : le plus considérable est, à coup sûr, l’élimination définitive de tout ce qui, de près ou de loin, touchait au gallicanisme. Dans le pays qui avait fourni le nom à la doctrine, le gallicanisme est devenu chose totalement inconnue. Les tendances, même légitimes, qui pouvaient s’inspirer de la vieille doctrine de Gerson et de Bossuet ont été si complètement éliminées qu’on étonnerait bien des esprits en leur expliquant ce qu’elles renferment de juste et que l’on en aurait pu conserver. N’insistons pas sur le véritable carnage qui a dévasté la liturgie gallicane. Entreprise trop précipitamment, par des gens de compétence discutable, la réforme a fait disparaître, avec des parties qu’il n’y a pas à regretter, des cérémonies, des pièces liturgiques, qui avaient droit au respect et dont la conservation, d’ailleurs, était conforme au texte et plus encore à l’esprit du concile de Trente. Cette uniformisation, oserait-on dire cette « standardisation », de la liturgie dont Veuillot a été un des grands artisans ne nous apparaît donc pas comme le plus beau titre de gloire du publiciste.

Laissons également de côté la progression constante d’une centralisation ecclésiastique, qui n’a pas que des avantages. Veuillot s’est représenté souvent comme le défenseur du droit canonique contre l’arbitraire des curies épiscopales, c’était un moyen de flatter le clergé inférieur quelquefois brimé par des évêques un peu autoritaires. Mais toute médaille a son revers ; le droit canonique — il n’était pas encore codifié à l’époque de Veuillot — règle sans doute les droits et les devoirs des évêques, il fixe aussi, et de manière fort précise, les droits et les devoirs des curés. Les petits bouleversements successifs que son introduction amène aujourd’hui encore

dans la vie paroissiale ne font pas toujours l’affaire ni des uns, ni des autres. On s’était si bien arrangé d’un droit coutumier qui avait, du moins, cet avantage qu’il était fait pour nous.

Il reste à l’actif de Veuillot d’avoir donné, chez nous, à ce que l’on a nommé, sans y voir malice, « le culte du pape » son expression définitive. Jamais n’avait manqué, en France, le respect et la vénération pour le souverain pontife ; au temps même du « gallicanisme », la personne du détenteur de l’autorité suprême dans l’Église était demeurée au-dessus de toutes les discussions. Un vif sentiment de « loyalisme » s’imposait à tous les catholiques. Au cours du xixe siècle, ce loyalisme — et il faut certainement voir ici l’action de Y Univers — se nuance de quelque chose de plus doux et de plus personnel. La bonne grâce souriante de Pie IX à ses débuts, les épreuves et les malheurs de son long pontificat, l’intrépidité avec laquelle il se faisait le défenseur des principes, tout cela l’Univers l’a redit tant de fois et avec tant de bonheur qu’il a créé, à l’endroit du pape, un irrésistible courant de sympathie. En un jour de très noire humeur qui précéda de peu sa mort, Montalembert a parlé de « l’idole » que certains théologiens laïques tentaient d’ériger au Vatican. Pour regrettable que soit le mot, n’exprime-t-il pas, avec un injuste grossissement, quelque chose de ce que, dans son amour de l’Église et du pape, Veuillot avait fini par réaliser ? Avec des atténuations qu’amène toujours le temps, il est resté quelque chose de cette action du grand publiciste. Si en notre pays on aime le pape plus encore qu’on ne le vénère, c’est un résultat précieux de la grande action de l’Univers.

Disons néanmoins que cet ultramontanisme

Veuillot n’avait pas peur du mot — n’est pas allé sans une contre-partie : la suspicion à l’endroit de tous les grands théologiens qu’ont produits les siècles antérieurs. A V Univers, on ne lisait pas beaucoup nos grands auteurs du xviie siècle ; passe encore pour liossuct, à qui son éloquence, sa vigueur, son génie faisaient, à la rigueur, pardonner les quatre articles. Mais tout le Port-Royal première manière était jugé avec une suprême sévérité : Arnauld, Pascal, Nicole, Tillemont n’étaient guère que des « jansénistes » ; les Provinciales, dont on ignorait les tenants et aboutissants, passaient pour crime irrémissible. Connaissait-on même de nom le plus grand moraliste du xvir siècle ? Et quant à l’auteur des Mémoires pour servir à l’histoire des premiers siècles de l’Église, Rohrbacher, qui s’y entendait, l’avait jugé sans appel. Ne parlons pas de l’Histoire ecclésiastique de Henry, un des beaux monuments élevés à la gloire de l’Église. Quant aux travaux des grands bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, encore que Dom Guéranger eût dû les défendre, ils ne valaient guère la peine d’être nommés. C’est un malheur qu’à une date où la science ecclésiastique s’essayait à revivre en France, après un siècle d’interruption, elle se soit trouvée coupée de toute communication avec son glorieux passé. Et l’action de V Univers n’est-elle pas responsable, jusqu’à un certain point de cette lacune ?

Reste la question qui paraissait à Veuillot l’essentielle, celle du libéralisme. Qu’il ne soit pas arrivé I trouver la solution d’un problème si hérissé de difficultés et où les connaissances historiques seraient indispensables, nul ne saurait lui en faire un reproche.

les catholiques contre lesquels il polémiquait, avec leur distinction vraiment trop simpliste de la thèse’t de l’hypothèse n’y étaient pas arrivés mieux que lui. Depuis, les magistrales encycliques de Léon XIII ont contribué sur ce point, comme surtant d’autres, a clarifier les idées, a nuancer les Interprétations, a

donner aux formules moins de raideur. Nul doute que Veuillot ne les eût acceptées avec sa docilité habituelle, encore qu’il y eût reconnu, car il ne manquait pas de perspicacité dans son obéissance, que l’on y pouvait trouver pour Dupanloup quelques circonstances atténuantes. À lire de près Léon XIII, tout n’était pas hérésie dans les idées de l’évêque d’Orléans. Mais il reste que, dans une partie tout au moins du clergé, partie qui va d’ailleurs sans cesse en diminuant, l’esprit d’intransigeance a dominé longtemps. On l’a bien vu lors de la question du ralliement, et plus près de nous, lors des débats autour de la séparation de l’Église et de l’État. Le travail ne manquerait pas d’intérêt qui comparerait aux textes de Veuillot ceux des journaux qui eurent alors la faveur et l’audience du clergé. Ne parlons pas de la crise moderniste, où tant d’incompétences se sont donné libre carrière. Ces polémiques indéfinies, où l’ignoratio elenchi était la règle à peu près ordinaire, étaient parfaitement dans la manière, au talent près, du grand publiciste de l’Univers.

En définitive, l’œuvre de Veuillot laisse, à qui l’étudié en toute impartialité, une impression assez mélangée, et il semble bien qu’il ait lui-même entrevu quelques-uns de ses points faibles. Comme nous le disions ci-dessus, col. 2821, il n’avait pu se résigner à composer ses mémoires. On a retrouvé quelques pages qui expriment assez bien ce qu’il pensait, , aux derniers moments, de son œuvre : « Si l’œuvre que j’ai faite, écrivait-il, est bonne, il suffira que je n’y sois plus, on le verra bien. Ce qui nuit aux œuvres bonnes, surtout à celles de ce genre, c’est le sentiment personnel qu’excite celui qui les fait. Pour moi, j’ai toujours cru que j’étais à la fois un soldat et un juge et que je ne devais pas songer à me rendre aimable, parce que mon autorité ne m’était pas donnée pour cela. Je ne me suis pas préoccupé d’être aimable ; peut-être n’avais-je pas beaucoup à me forcer pour ne l’être pas et enfin je ne l’ai pas été. Maintenant, l’opinion est faite, elle ne peut être corrigée qu’après que la mort aura passé sur moi. Alors on jugera l’œuvre en dépit des défauts de l’ouvrier. Il s’agira d’elle et non pas de moi et je dois désirer qu’il ne s’agisse pas de moi qui, dans le fond, n’ai voulu, ni même pu m’y compter pour rien. Si l’œuvre est mauvaise, s’il valait mieux, comme quelques-uns l’ont pensé, ne pas la faire, à quoi bon entreprendre de la justifier ? » Cité par P. Veuillot, op. cit., t. iv, p. 754. Pestons sur ces points d’interrogation qu’a posés le rédacteur en chef de l’Univers.

I. ŒUVRES. — On termine présentement, à la librairie Lelhielleux, la publication des Œuvres complètes entreprise par M. François Veuillot, fils d’Eugène et donc neveu « le Louis. I.’ensemble est divisé en trois séries. I. Œuvres diverses, Il vol. in-8°, publies (le 1924 à 1930 ; fions avons

indiqué, col. 2829, comment s’y répartissent les ouvrages de l’auteur. — II. Correspondance, 12 vol. in-8°, le t. i

publie en 1931, le t. xii en 1932. Cette édition remplace

celle « le la Correspondance de !.. Veuillot, publiée par Eug. Veuillot, Paris, l’aimé, is.s : i, i vol. in-, N", auxquels

étaient venus successivement s’adjoindre les I. V et VI,

1886-1887, l<- I. vu. Paris, Retaux, 1892, les t. vin et i.

I.elliielleux, 101.’!. 1.a nouvelle édition est précédée d’un avertissement général ; le t. I comprend les lettres d’avril 1831 a octobre 1843, a partir (lu I. il les lettres vont beaucoup plus nombreuses ; le t. xii (février 1876 à février 1879) comprend en outre des lettres inédites de différentes périodes, et une table des noms cités et des correspondants. III. Mélanges, 1 I vol., dont le t. I a paru en 1933 (seplembre 1831-janvier 1844), et le I. xiv en 1940. Cette édition remplace les primitives séries des Mélanges publiées

d’abord par I.. Veuillot et dont il existait trois séries comprenant chacune six volumes : I"- série ( 1 S l’J a 1856), l’aris. Vives, 1856-1858 11° éd., Ibld., 1881) ; II’série. Paris, Canine, 1859*1861 ; III’série. Vives, |S7."> ; en plus une série intitulée Derniers mil, unies. Pages d’histoire contemporaine (187 : 5-1879), 4 vol. publiés par Fr. Veuillot, Paris, Lethiellcux, 1908-1909 ; une table générale alphabétique et analytique en avait été dressée par G. Cerceau, Paris, Lethlelleux, 1913. Ce chevauchement des deux éditions de la Correspondance et des Mélanges ne facilite pas les citations. Les références que nous avons données au cours de l’article se rapportent à la première édition. II va sans dire que nombre des œuvres diverses ont eu de multiples éditions séparées.

II. Travaux. —

Il y a, présentement dans le commerce, un nombre considérable de biographies et d’études sur Veuillot, ce qui semblerait indiquer que le rédacteur de l’Univers est peut-être moins étranger qu’on ne pense à la génération actuelle. Toutes remontent plus ou moins directement à l’énorme biographie, Louis Veuillot, commencée par son frère Eugène, et achevée par le fils de celui-ci, François : 4 gros volumes in-4o : t. î (1813-1845), paru en 1899 (plusieurs éditions) ; t. il (1845-1855), paru en 1901 ; t. m (1855-1869), paru en 1904 ; t. iv (18691883), paru en 1913, la l re partie (c. i-v) donnant l’histoire du concile est d’Eugène, la 2e partie de François. On ne cherchera pas ici une histoire impartiale de L, Veuillot ni des événements auxquels celui-ci fut mêlé ; on y trouvera une apologie, souvent dithyrambique, de l’auteur et de tous ceux qui ont pris parti pour lui. Les adversaires de Veuillot n’obtiennent même pas la justice. Somme toute, l’œuvre prolonge jusqu’au cœur du xx 8 siècle des luttes exaspérantes qui furent plus encore question de personnes que d’idées. Il faut de toute nécessité la compléter par les œuvres antagonistes : Lecanuet, Montalembert ; Lagrange, Vie de Mgr Dupanloup, Vie de Mgr Sibour ; Mgr Foulon, Vie de Mgr Darboy ; Guillemant, Vie de Mgr Parisis, etc. P. de la Gorce, Histoire du Second Empire, 7 vol., Paris, 1893-1901, nous paraît avoir dosé, avec impartialité, le blâme et l’éloge ; nous lui avons emprunté quelques appréciations.

Nous nous abstiendrons de citer les biographes plus récents qui ont monnayé à l’intention du grand public, et généralement dans le même esprit, les données du gros ouvrage d’Eugène. Il y a quelques études sur des points de détail : abbé Pierre Fernessole, Les origines littéraires de L. Veuillot (1813-1843), thèse de lettres, 1923 ; chanoine G. Bontoux, Louis Veuillot et les mauvais maîtres de son temps, Paris, 1914 ; du même, Louis Veuillot et les mauvais maîtres des XVI°-XVII’-XVIU<> siècles (Luther, Calvin, Rabelais, Molière, Voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes), Paris, 1919 ; Mgr A. Crosnier, Veuillot apologiste, Paris, 1913.

É. Amann.