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Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 05

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 141-144).



CHAPITRE V.


A qui peut-on plus sûrement confier la garde de la liberté, aux grands ou au peuple ? et quels sont ceux qui ont le plus de motifs d’exciter des troubles, ceux qui veulent acquérir ou ceux qui veulent conserver ?


Ceux qui, dans l’établissement d’un État, firent briller le plus leur sagesse, ont mis au nombre des institutions les plus essentielles la sauvegarde de la liberté, et selon qu’ils ont su plus ou moins bien la placer, les citoyens ont vécu plus ou moins longtemps libres. Et comme dans tout État il existe des grands et des plébéiens, on a demandé dans quelles mains était plus en sûreté le dépôt de la liberté. Les Lacédémoniens jadis, et de nos jours les Vénitiens, l’ont confié aux nobles ; mais chez les Romains il fut remis entre les mains du peuple. Il est donc nécessaire d’examiner lesquelles de ces républiques ont fait un meilleur choix. Si l’on s’arrêtait aux motifs, il y aurait beaucoup à dire de chaque côté ; mais si l’on examinait les résultats, on donnerait la préférence à la noblesse ; car à Sparte et à Venise la liberté a vécu plus longtemps qu’à Rome.

Mais pour en venir aux raisons, et prenant d’abord les Romains pour exemple, je dirai que l’on doit toujours confier un dépôt à ceux qui sont le moins avides de se l’approprier. En effet, si l’on considère le but des grands et du peuple, on verra dans les premiers la soif de la domination, dans le dernier, le seul désir de n’être point abaissé, et par conséquent une volonté plus ferme de vivre libre ; car il peut, bien moins que les grands, espérer d’usurper le pouvoir. Si donc les plébéiens sont chargés de veiller à la sauvegarde de la liberté, il est raisonnable de penser qu’ils y veilleront d’un œil plus jaloux, et que ne pouvant s’emparer pour eux-mêmes de l’autorité, ils ne permettront pas que les autres l’usurpent.

D’un autre côté, les défenseurs de l’ordre établi dans Sparte et dans Venise prétendent que ceux qui confient ce dépôt aux mains des plus puissants procurent à l’État deux avantages ; le premier est d’assouvir en partie l’ambition de ceux qui ont une plus grande influence dans la république, et qui, tenant en main l’arme qui protége le pouvoir, ont, par cela même, plus de motifs d’être satisfaits de leur partage ; le dernier est d’empêcher le peuple, naturellement inquiet, d’employer la puissance qui lui serait laissée à produire dans un État des dissensions et des désordres capables de pousser la noblesse à quelque coup de désespoir, dont les funestes effets peuvent se faire apercevoir un jour. On cite Rome elle-même pour exemple. Lorsque les tribuns eurent obtenu l’autorité, le peuple ne se contenta point d’un consul plébéien, il voulut qu’ils le fussent tous deux. Bientôt après, il exigea la censure, puis la préture, puis tous les autres emplois du gouvernement. Bien plus encore, toujours poussé par la même haine du pouvoir, il en vint avec le temps à idolâtrer les hommes qu’il crut capables d’abaisser la noblesse. Telle fut l’origine de la puissance de Marius et de la ruine de Rome.

En examinant toutes les raisons qui dérivent de cette double question, il serait difficile de décider à qui la garde d’une telle liberté doit être confiée ; car on ne peut clairement déterminer quelle est l’espèce d’hommes la plus nuisible dans une république, ou ceux qui désirent acquérir ce qu’ils ne possèdent pas, ou ceux qui veulent seulement conserver les honneurs qu’ils ont déjà obtenus. Peut-être qu’après un examen approfondi on en viendrait à cette conclusion : il s’agit ou d’une république qui veut acquérir un empire, telle que Rome par exemple, ou d’une république qui n’a d’autre but que sa propre conservation. Dans le premier cas, il faut nécessairement se conduire comme on le fit à Rome : dans le dernier, on peut imiter Sparte et Venise pour les motifs et de la manière dont nous parlerons dans le livre suivant.

Quant à la question de savoir quels sont les hommes les plus dangereux dans une république, ou ceux qui désirent d’acquérir, ou ceux qui veulent ne pas perdre ce qu’ils possèdent déjà, je dirai que Marcus Ménénius et Marcus Fulvius, tous deux plébéiens, ayant été nommés, le premier dictateur, le second maître de la cavalerie, pour rechercher tous les fils d’une conspiration qui s’était ourdie à Capoue contre la république romaine, le peuple les investit en outre du pouvoir d’examiner dans Rome la conduite de tous ceux qui, par brigue ou par des voies illégitimes, travaillaient à s’emparer du consulat ou des autres honneurs de l’État. La noblesse, convaincue que cette autorité donnée au dictateur n’était dirigée que contre elle, répandit dans Rome que ce n’étaient pas les nobles qui poursuivaient les honneurs par la brigue ou par la corruption, mais les plébéiens, qui, peu confiants en leur naissance ou en leur propre mérite, cherchaient, par les moyens les plus illégaux, à s’insinuer dans les grandeurs ; c’était surtout le dictateur qu’ils désignaient dans leurs discours. Cette accusation eut tant de pouvoir sur l’esprit de Ménénius, qu’il déposa la dictature, après avoir fait un discours où il se plaignait amèrement d’avoir été calomnié par la noblesse. Il demanda à être soumis au jugement du peuple ; sa cause fut plaidée, et il fut déclaré innocent. Dans les débats qui précédèrent le jugement, on examina plus d’une fois quel est le plus ambitieux, ou celui qui veut ne rien perdre, ou celui qui veut acquérir, attendu que ces deux passions peuvent être la source des plus grands désastres.

Cependant, les troubles sont le plus souvent excités par ceux qui possèdent : la crainte de perdre fait naître dans les cœurs les mêmes passions que le désir d’acquérir ; et il est dans la nature de l’homme de ne se croire tranquille possesseur que lorsqu’il ajoute encore aux biens dont il jouit déjà. Il faut considérer, en outre, que plus ils possèdent, plus leur force s’accroît, et plus il leur est facile de remuer l’État ; mais ce qui est bien plus funeste encore, leur conduite et leur ambition sans frein ’allument dans le cœur de ceux qui n’ont rien la soif de la possession, soit pour se venger en dépouillant leurs ennemis, soit pour partager ces honneurs et ces richesses dont ils voient faire un si coupable usage.