Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 06

La bibliothèque libre.
Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 144-150).



CHAPITRE VI.


Si l’on pouvait établir dans Rome un gouvernement qui fit cesser les inimitiés qui partageaient le peuple et le sénat.


Nous avons exposé précédemment les effets que produisaient les querelles entre le peuple et le sénat. En considérant actuellement celles qui s’élevèrent jusqu’au temps des Gracques, où elles causèrent la ruine de la liberté, on pourrait désirer que Rome eût exécuté les grandes choses qui l’ont illustrée, sans qu’il s’y fût mêlé de semblables inimitiés. Toutefois il me semble que c’est une chose digne de considération, de savoir si l’on pouvait fonder dans Rome un gouvernement qui pût ôter tout prétexte à ces dissensions. Pour asseoir un jugement certain, il faut nécessairement jeter un coup d’œil sur ces républiques, qui, exemptes de haine et de discorde, n’en ont pas moins joui d’une longue liberté ; voir quel était leur gouvernement, et si on pouvait l’introduire dans Rome.

Nous prendrons pour exemple Sparte chez les anciens, Venise parmi les modernes, ainsi que nous l’avons déjà fait.

Sparte fut gouvernée par un roi et un sénat peu nombreux :

Venise ne divisa point ainsi le pouvoir sous des noms différents ; tous ceux qui participaient au gouvernement furent compris sous la même dénomination de gentilshommes ou nobles.

C’est au hasard plutôt qu’à la sagesse de ses législateurs, qu’elle dut ce mode de gouvernement. En effet, une foule d’habitants chassés des contrées voisines, par les causes rapportées plus haut, étant venus se réfugier sur les écueils où est maintenant assise la ville de Venise, les citoyens, voyant leur nombre tellement accru qu’il était nécessaire de s’imposer des lois pour pouvoir vivre ensemble, établirent une forme de gouvernement ; et comme ils se réunissaient fréquemment pour délibérer sur les intérêts de la cité, ils réfléchirent qu’ils étaient en assez grand nombre pour compléter leur existence politique, et ils refusèrent à tous ceux qui viendraient désormais se joindre à eux la faculté de participer au gouvernement. Par la suite, le nombre de ceux qui n’avaient pas ce privilége s’étant accru considérablement, pour donner plus de considération à ceux qui gouvernaient, on les nomma gentilshommes, et les autres popolani, ou bourgeois.

Cette forme de gouvernement put naître et se maintenir sans secousses, parce qu’à son origine tous ceux qui alors habitaient Venise furent appelés au pouvoir, de manière que personne n’eut de plaintes à former ; ceux qui vinrent par la suite y fixer leur demeure, trouvant le gouvernement complétement organisé, n’eurent ni le désir ni la possibilité d’exciter des tumultes. Le désir n’existait pas, puisqu’on ne leur avait rien enlevé. La possibilité n’y était pas davantage, parce que ceux qui gouvernaient les tenaient en bride d’une main ferme, et ne leur accordaient jamais aucun emploi qui pût leur donner la moindre autorité. D’un autre côté, ceux qui vinrent par suite s’établir à Venise n’étaient point assez nombreux pour rompre l’équilibre entre les gouvernants et les gouvernés ; car le nombre des gentilshommes leur était au moins égal, s’il n’était supérieur. C’est ainsi que Venise put établir son gouvernement et maintenir son unité.

Sparte, comme je l’ai dit, gouvernée par un roi et un sénat peu nombreux, put également subsister durant plusieurs siècles. Le petit nombre de ses habitants, le refus de recevoir dans la ville des étrangers, le respect qu’on y avait pour les lois de Lycurgue et la soumission à ces lois, avaient écarté tous les désordres, et permirent longtemps de vivre dans l’union. Lycurgue, par ses institutions, avait établi dans Sparte l’égalité des richesses et l’inégalité des conditions, ou plutôt c’était l’égalité de la pauvreté. Aussi le peuple montrait d’autant moins d’ambition que moins de citoyens participaient aux dignités, et que jamais les nobles, par leur conduite, ne firent naître en lui le désir de les en dépouiller.

C’est à ses rois que Sparte dut cet avantage. Assis sur le trône et placés au milieu de la noblesse, ils n’avaient d’autre moyen pour conserver leur dignité dans toute sa force que de préserver le peuple de toute insulte. Il en résultait que le peuple ne craignait ni ne désirait le pouvoir, et que ne possédant ni ne convoitant la puissance, tout prétexte de discorde, tout germe de tumulte disparaissait entre lui et la noblesse, et ils purent vivre longtemps dans la plus parfaite union. Cette concorde eut deux causes principales : l’une, le petit nombre des habitants de Sparte, qui leur permit d’être gouvernés par des magistrats peu nombreux ; l’autre, le refus d’admettre des étrangers au sein de la république, ce qui écartait du peuple toute cause de corruption, et empêchait la population de s’accroître, au point de rendre le poids du gouvernement à charge au petit nombre de ceux qui le supportaient.

Lorsqu’on examine toutes ces difficultés, on demeure convaincu que les législateurs de Rome auraient dû, pour parvenir à la rendre aussi paisible que les républiques dont nous venons de parler, ou ne point se servir du peuple à la guerre, comme firent les Vénitiens, ou ne point adopter les étrangers comme citoyens, ainsi que firent les Lacédémoniens. Mais ils employèrent au contraire ces deux moyens, ce qui accrut la force du peuple et le nombre de ses membres, et multiplia par conséquent les sources de troubles. Si la république romaine eût été plus paisible, il en serait résulté cet inconvénient, que sa faiblesse en eût été augmentée, et qu’elle se serait elle-même fermé les chemins à la grandeur où elle est parvenue dans la suite ; de manière que si Rome eût voulu se préserver des tumultes, elle se fût ravi tous les moyens de s’accroître.

Si l’on examine avec attention les événements de ce monde, on demeurera persuadé qu’on ne peut détruire un inconvénient sans qu’il ne s’en élève un autre. Veut-on former un peuple nombreux et guerrier, qui étende au loin son empire ; il faudra lui imprimer un caractère qui le rendra par la suite difficile à guider. Veut-on le renfermer dans d’étroites limites, ou le tenir désarmé, afin de pouvoir mieux le gouverner ; il ne pourra, s’il en fait, conserver aucune de ses conquêtes, ou il deviendra si lâche, qu’il restera la proie du premier qui l’attaquera. Ainsi, dans toutes nos résolutions, il faut examiner quel est le parti qui présente le moins d’inconvénients, et l’embrasser comme le meilleur, parce qu’on ne trouve jamais rien de parfaitement pur et sans mélange ou exempt de dangers.

Rome, à l’exemple de Sparte, pouvait bien établir un roi électif, un sénat peu nombreux ; mais elle ne pouvait, comme cette dernière ville, ne pas accroître le nombre de ses habitants, puisqu’elle voulait obtenir une vaste domination ; alors un roi nommé à vie et le petit nombre de sénateurs auraient été d’un faible secours pour maintenir l’union parmi les citoyens.

Si donc quelqu’un voulait de nouveau fonder une république, il devrait examiner si son dessein est qu’elle puisse, comme Rome, accroître son empire et sa puissance, ou s’il désire qu’elle demeure renfermée dans de justes limites. Dans le premier cas, il doit l’organiser comme Rome, et laisser les désordres et les dissensions générales suivre leur cours de la manière qui paraît la moins dangereuse. Or, sans une population nombreuse et nourrie dans les armes, jamais une république ne pourra s’accroître ou se maintenir au point où elle sera parvenue.

Dans le dernier cas, on peut lui donner la constitution de Sparte ou de Venise ; mais, comme pour les républiques de cette espèce, la soif de s’agrandir est un poison, celui qui les fonde doit, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, leur interdire les conquêtes ; car toute conquête qui n’est soutenue que par un État faible finit par en causer la ruine : Sparte et Venise en sont un exemple éclatant. La première, après avoir soumis presque toute la Grèce, montra, au premier revers, sur quels faibles fondements sa puissance était assise ; car, après la révolte de Thèbes, excitée par Pélopidas, toutes les autres villes, en se soulevant, renversèrent cette république. Venise également s’était rendue maîtresse d’une grande partie de l’Italie, mais plutôt par ses richesses et sa politique que par ses armes. Lorsqu’elle voulut faire l’épreuve de ses forces, elle perdit dans un seul combat tous les États qu’elle possédait.

Je croirais volontiers que, pour établir une république dont l’existence se prolongeât longtemps, le meilleur moyen serait de l’organiser au dedans comme Sparte ou Venise, de l’établir dans un lieu assez fort, et de la rendre assez puissante pour que personne ne crût pouvoir la renverser en s’y présentant. D’un autre côté, il ne faudrait pas que sa puissance fût assez grande pour devenir redoutable à ses voisins. C’est ainsi qu’elle pourrait jouir longtemps de son gouvernement ; car on ne fait la guerre à une république que par deux motifs : le premier, pour s’en rendre maître ; le dernier, pour l’empêcher de vous assujettir. Le moyen qu’on vient d’indiquer remédie à ces deux inconvénients : s’il est difficile de l’emporter d’assaut, et qu’elle soit toujours prête à la défense, ainsi que je le suppose, il arrivera rarement, si même cela arrive, que quelqu’un essaye de s’en rendre maître. Si elle se renferme constamment dans ses limites, si l’on voit par expérience qu’elle n’écoute pas l’ambition, la terreur n’excitera jamais ses voisins à lui déclarer la guerre. Et cette confiance serait bien plus puissante encore si sa constitution ou ses lois lui défendaient de reculer ses limites. Certes, je crois que si la balance pouvait ainsi se maintenir, ce serait la vie sociale la plus parfaite, et l’état de paix le plus désirable pour une ville. Mais, comme rien n’est permanent chez les mortels, et que les choses ne peuvent demeurer stables, il faut nécessairement qu’elles s’élèvent ou qu’elles tombent. Souvent la nécessité nous oblige à beaucoup d’entreprises que la raison nous ferait rejeter. Ainsi, après avoir fondé une république propre à se maintenir sans faire de conquêtes, s’il arrivait que la nécessité la contraignît à s’agrandir, on la verrait bientôt s’écrouler sur ses bases, faute de lui avoir donné les fondements nécessaires. Mais, d’un autre côté, quand le ciel lui serait assez favorable pour écarter de son sein les désastres de la guerre, il arriverait que l’oisiveté enfanterait au milieu d’elle ou la mollesse ou la discorde, et ces deux fléaux réunis, si un seul ne suffisait pas, seraient la source de sa perte.

Cependant, comme on ne peut à mon avis tenir ici la balance parfaitement égale, ni maintenir un juste équilibre, il faut, dans l’établissement d’une république, embrasser le parti le plus honorable, et l’organiser de manière que si la nécessité la portait à s’agrandir, elle pût conserver ce qu’elle aurait conquis. Et, pour en revenir à mon premier raisonnement, je pense qu’il est nécessaire d’imiter la constitution romaine et non celle des autres républiques, parce que je ne crois pas qu’il soit possible de choisir un terme intermédiaire entre ces deux modes de gouvernement, et qu’il faut tolérer les inimitiés qui peuvent s’élever entre le peuple et le sénat, les regardant comme un mal nécessaire pour parvenir à la grandeur romaine. Outre les motifs que j’ai déjà allégués, et par lesquels j’ai démontré que l’autorité tribunitienne était indispensable à la conservation de la liberté, on peut reconnaître aisément l’avantage que produisait dans les républiques le pouvoir d’accuser, qui faisait partie des attributions des tribuns, ainsi qu’on le développera dans le chapitre suivant.