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Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 10

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 161-166).



CHAPITRE X.


Autant les fondateurs d’une république ou d’un royaume sont dignes de louanges, autant sont blâmables ceux qui établissent la tyrannie.


Parmi tous les mortels qui ont mérité des louanges, les plus dignes de mémoire sont les chefs ou les fondateurs des religions. Après eux viennent les fondateurs des républiques ou des royaumes. Oh célèbre ensuite ceux qui, placés à la tête des armées, ont étendu la domination de leur royaume ou celle de leur patrie. On doit y joindre les hommes instruits dans les lettres ; et comme il en est de plusieurs espèces, chacun obtient la gloire réservée au rang qu’il occupe. Enfin, dans le nombre infini des humains, nul ne perd la portion de louange que lui mérite son art ou sa profession. On voue au contraire à la haine et à l’infamie les destructeurs des religions, ceux qui ont vu périr dans leurs mains les républiques ou les royaumes confiés à leurs soins ; les ennemis de la vertu, des lettres et des arts utiles et honorables à l’espèce humaine ; tels sont les impies, les furieux, les ignorants, les oisifs, les lâches et les hommes nuls.

Et il n’est personne de si insensé ou de si sage, de si corrompu ou de si vertueux, qui, si on lui demande de choisir entre ces deux espèces d’hommes, ne comble de louanges celle qui est digne d’être louée, et ne couvre de blâme celle qui mérite en effet d’être détestée ; et cependant presque tous, frappés par l’attrait d’un faux bien, ou d’une vaine gloire, se laissent séduire, volontairement ou par ignorance, à l’éclat trompeur de ceux qui méritent le mépris plutôt que la louange. Et ceux qui pourraient obtenir un honneur immortel en fondant une république ou un royaume, se plongent dans la tyrannie, sans s’apercevoir combien en embrassant ce parti ils perdent de renommée, de gloire, d’honneur, de sécurité, de paix et de satisfaction d’esprit, et à combien d’infamie, de reproches, de blâme, de périls et d’inquiétudes ils se dévouent.

Il est impossible que les simples citoyens d’une république, ou ceux que la fortune ou le courage en rend princes, s’ils lisaient l’histoire, et tiraient quelque fruit de la mémoire des événements passés ; ne préférassent point, les premiers, vivre dans leur patrie, plutôt comme des Scipions, que comme des Césars ; et les derniers, plutôt comme les Agésilas, les Timoléon et les Dion, que comme les Nabis, les Phalaris et les Deitys : ils verraient les uns couverts de honte, et les autres éclatants de gloire ; ils verraient en outre que Timoléon et ses émules n’obtinrent pas dans leur patrie une moindre autorité que les Denys et les Phalaris, et qu’ils jouirent d’une sécurité bien plus grande.

Que personne ne se laisse éblouir par la gloire de César, et surtout par les louanges dont l’ont accablé les écrivains. Ceux qui l’ont célébré furent corrompus par sa fortune, ou effrayés par la durée d’un empire, qui, gouverné toujours sous l’influence de son nom, ne permettait pas aux écrivains de s’expliquer librement sur son compte. Mais qui voudra connaître ce qu’en auraient dit des écrivains libres, n’a qu’à voir ce qu’ils ont écrit de Catilina ; et César aurait encouru d’autant plus d’exécration, que celui qui commet le crime est plus coupable que celui qui le projette. Que l’on examine encore toutes les louanges prodiguées à Brutus, et l’on verra que ne pouvant flétrir le tyran à cause de sa puissance, on a exalté la gloire de son ennemi.

Que celui qui, dans une république, s’élève au rang suprême, considère, de son côté, de quelles louanges Rome, changée en empire, combla les empereurs qui, soumis aux lois, méritèrent le titre d’excellents princes, de préférence à ceux qui se conduisirent d’une manière opposée ; et il verra que Titus, Nerva, Trajan, Adrien, Antonin et Marc-Aurèle n’avaient besoin ni des soldats prétoriens, ni de la multitude des légions pour se défendre, parce que leur manière de vivre, l’affection du peuple et l’amour du sénat, étaient leur plus ferme rempart. Il verra encore que les forces de l’Orient et de l’Occident ne purent sauver les Caligula, les Néron, les Vitellius, et tant d’autres scélérats couronnés, de la vengeance des ennemis que leurs mœurs exécrables et leur férocité avaient soulevés contre eux. Si l’histoire de ces monstres était bien étudiée, elle servirait d’enseignement aux princes et leur montrerait le chemin de la gloire ou de la honte, de la sécurité ou de la terreur. On y voit en effet que sur les vingt-six empereurs qui régnèrent depuis César jusqu’à Maximin, seize furent assassinés, dix moururent de mort naturelle. Si au nombre de ceux qu’on massacra, on en compte quelques-uns de bons, tels que Galba et Pertinax, ils expirèrent victimes de la corruption que leurs prédécesseurs avaient introduite dans les armées. Si au contraire parmi ceux qui moururent naturellement il se trouve un méchant tel que Sévère, il le dut à un bonheur inouï et à son grand courage, deux circonstances qui se réunissent rarement pour favoriser les humains.

La lecture de cette histoire leur apprendra encore comment on peut fonder un bon gouvernement, car les empereurs qui montèrent sur le trône par droit d’hérédité furent tous méchants, excepté Titus ; tandis que ceux qui régnèrent par adoption furent tous excellents, comme on peut le voir par les cinq empereurs qui se succédèrent de Nerva à Marc-Aurèle. Dès que l’empire redevint héréditaire il se précipita de nouveau vers sa ruine. Qu’un prince ait donc sans cesse devant les yeux les temps qui s’écoulèrent de Nerva à Marc-Aurèle ; qu’il les compare avec ceux qui précédèrent ou qui suivirent ; et qu’il choisisse ensuite ceux dans lesquels il eût désiré naître et régner.

Qu’apercevra-t-il sous le règne des bons empereurs ? un prince en sûreté au milieu de ses paisibles sujets, le monde en paix, gouverné par la justice ; il verra le sénat jouissant de son autorité, les magistrats de leur dignité, et les citoyens opulents de leurs richesses ; la noblesse honorée ainsi que la vertu ; partout le bonheur et la tranquillité. D’un autre côté tout ressentiment, toute licence, toute corruption, toute ambition contenue ; il verra renaître cet âge d’or où chacun peut exprimer et soutenir sans crainte son opinion. Enfin il verra le monde triomphant, le prince environné de respect et de gloire, et les peuples heureux l’entourer de leur amour.

S’il examine ensuite dans tous leurs détails les règnes des autres empereurs, il les verra ensanglantés par des guerres atroces, bouleversés par les séditions, et remplis de désastres, soit dans la paix, soit dans les combats ; la plupart des princes égorgés par le fer ; en tous lieux des guerres civiles ou des guerres étrangères ; l’Italie dans les pleurs, et chaque jour en proie à de nouvelles infortunes ; ses villes ravagées et tombant en ruine. Il verra Rome en cendres, le Capitole renversé par les citoyens eux-mêmes ; les temples antiques profanés, les cérémonies religieuses corrompues, les villes peuplées d’adultères ; il verra les mers pleines d’exilés, et les rochers souillés de sang ; il verra Rome effrayée par des cruautés sans cesse renaissantes ; la noblesse, les honneurs, les richesses, et par-dessus tout la vertu, devenir autant d’arrêts de mort ; il verra les dénonciateurs récompensés, les esclaves corrompus pour trahir les maîtres, les affranchis leurs patrons, et ceux qui n’avaient pas d’ennemis, opprimés par leurs amis eux-mêmes ; c’est alors qu’il connaîtra clairement quelles sont les obligations que Rome, l’Italie et le monde entier doivent à César. Et sans doute, s’il est né d’un homme, il s’épouvantera d’imiter ces règnes exécrables, et brûlera d’un immense désir de faire renaître les bons.

Certes un prince enflammé de l’amour de la gloire devrait désirer de régner sur un État corrompu, non comme César, pour achever sa ruine, mais comme Romulus, pour le réformer. En effet, le ciel ne peut donner aux hommes une plus belle occasion d’obtenir l’immortalité, et les hommes ne peuvent de leur côté en désirer une plus favorable. Toutefois si un prince, animé du désir de régénérer un État, se voyait menacé par là même de descendre du trône, et renonçait à ses projets de réforme dans la crainte de tomber du rang suprême, on pourrait peut-être l’excuser. Mais s’il peut à la fois conserver son trône et réformer l’État, il est impossible de l’absoudre.

Ainsi donc, que tous ceux à qui le ciel vient offrir une si belle occasion réfléchissent que deux conduites s’offrent à leur choix : l’une, après un règne heureux et paisible, leur fera trouver un trépas suivi d’une gloire éclatante ; l’autre, après les avoir forcés de vivre dans des terreurs continuelles, ne laissera d’eux, au delà de leur mort, que la mémoire d’une éternelle infamie.