Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 09

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 158-161).



CHAPITRE IX.


Il est nécessaire d’être seul quand on veut fonder une nouvelle république, ou lorsqu’on veut rétablir celle qui s’est entièrement écartée de ses anciennes institutions.


On trouvera peut-être que j’ai été trop avant dans l’histoire romaine sans avoir encore fait mention de ceux qui établirent la république, et des institutions qui ont rapport à la religion ou à la discipline militaire. Ne voulant donc pas tenir plus longtemps en suspens l’esprit de ceux qui voudraient entendre discuter ces matières, je dirai que plusieurs personnes regardent comme un mauvais exemple, que le fondateur d’un gouvernement libre, tel que fut Romulus, ait d’abord tué son frère, et consenti ensuite à la mort de Titus Tatius, avec lequel il avait lui-même partagé le trône. Ils pensent que les citoyens, encouragés par l’exemple du prince, pourraient, par ambition ou par la soif de commander, opprimer ceux qui s’opposeraient à leur autorité.

Cette opinion serait fondée si l’on ne considérait le motif qui porta Romulus à commettre cet homicide. C’est, pour ainsi dire, une règle générale, que presque jamais une république ou un royaume n’ont été bien organisés dès le principe, ou entièrement réformés lorsqu’ils s’étaient totalement écartés de leurs anciennes institutions, s’ils ne recevaient leurs lois d’un seul législateur. Il est nécessaire que ce soit un seul homme qui leur imprime la forme, et de l’esprit duquel dépende entièrement toute organisation de cette espèce.

Ainsi, tout sage législateur animé de l’unique désir de servir non ses intérêts personnels, mais ceux du public, de travailler non pour ses propres héritiers, mais pour la commune patrie, ne doit rien épargner pour posséder lui seul toute l’autorité. Et jamais un esprit éclairé ne fera un motif de reproche à celui qui se serait porté à une action illégale pour fonder un royaume ou constituer une république. Il est juste, quand les actions d’un homme l’accusent, que le résultat le justifie ; et lorsque ce résultat est heureux, comme le montre l’exemple de Romulus, il l’excusera toujours. Il ne faut reprendre que les actions dont la violence a moins pour but de réparer que de détruire.

Un prince doit avoir assez de sagesse et de vertu pour ne pas laisser comme héritage à un autre l’autorité dont il s’était emparé, parce que les hommes ayant plus de penchant au mal qu’au bien, son successeur pourrait user ambitieusement du pouvoir dont lui-même ne s’était servi que d’une manière vertueuse. D’un autre côté, si un seul homme est capable de régler un État, l’État ainsi réglé durera peu de temps, s’il faut qu’un seul homme continue à en supporter tout le fardeau ; il n’en est point ainsi quand la garde en est confiée au grand nombre, et que le grand nombre est chargé de sa conservation. Et de même que plusieurs hommes sont incapables de fonder une institution faute d’en discerner les avantages, parce que la diversité des opinions qui s’agitent entre eux obscurcit leur jugement, de même après qu’ils en ont reconnu l’utilité ils ne s’accorderont jamais pour l’abandonner.

Ce qui prouve que Romulus mérite d’être absous du meurtre de son frère et de son collègue, et qu’il avait agi pour le bien commun et non pour satisfaire son ambition personnelle, c’est l’établissement immédiat d’un sénat dont il rechercha les conseils et qu’il prit pour guide de sa conduite. En examinant avec attention l’autorité que Romulus se réserva, on verra qu’il se borna à retenir le commandement des armées lorsque la guerre était déclarée, et le droit de convoquer le sénat. C’est ce qu’on vit clairement lorsque Rome, par l’expulsion des Tarquins, eut recouvré sa liberté. On ne fut obligé d’apporter aucune innovation dans la forme de l’ancien gouvernement, on se borna à établir deux consuls annuels à la place d’un roi perpétuel : preuve évidente que les premières institutions de cette ville étaient plus conformes à un régime libre et populaire qu’à un gouvernement absolu et tyrannique.

Je pourrais citer à l’appui de mon opinion une multitude d’exemples, tels que ceux de Moïse, de Lycurgue, de Solon, et de quelques autres fondateurs de royaumes ou de républiques, qui tous ne réussirent à établir des lois favorables au bien public que parce qu’ils obtinrent sur le peuple l’autorité la plus absolue ; mais j’abandonne ces exemples, car ils sont connus de tout le monde. Je me contenterai d’en rapporter un seul, moins célèbre, mais sur lequel doivent réfléchir ceux qui auraient le projet de devenir de profonds législateurs. Voici cet exemple. Agis, roi de Sparte, voulut tenter de remettre en vigueur parmi les Lacédémoniens les lois que Lycurgue leur avait données ; il lui semblait que Sparte, en s’en écartant, n’avait que trop perdu de ses antiques vertus, et par conséquent de sa force et de sa puissance. Dès les premières tentatives, il fut massacré par les éphores, comme aspirant à la tyrannie. Cléomènes, son successeur, se montra animé du même désir. Mais éclairé par les instructions d’Agis et les écrits dans lesquels ce prince avait développé ses idées et l’esprit qui le dirigeait, il vit clairement qu’il ne pourrait faire jouir sa patrie d’un semblable bienfait, s’il ne réunissait dans ses mains toute l’autorité, convaincu que l’ambition des hommes ne permet pas de faire le bien général lorsque l’intérêt du plus petit nombre y met obstacle. Saisissant en conséquence une occasion qui lui parut favorable, il fit massacrer tous les éphores et quiconque aurait pu s’opposer à ses projets ; alors il remit en vigueur les lois de Lycurgue. Cette entreprise, capable de relever la puissance de Sparte, aurait procuré à Cléomènes la même gloire qu’à Lycurgue, si la puissance des Macédoniens et la faiblesse des autres républiques de la Grèce ne l’avaient fait échouer. Mais, aussitôt après cette réforme, il fut attaqué par les Lacédémoniens auxquels il était inférieur en forces : ne sachant à quel appui recourir, il fut vaincu, et son dessein, tout juste et tout louable qu’il était, ne put être accompli.

Après avoir bien pesé toutes ces considérations, je crois pouvoir conclure que pour instituer une république il ne faut qu’un seul homme, et que Romulus, loin de mériter le blâme, doit être absous de la mort de Rémus et de Tatius,