Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 13

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 174-176).


CHAPITRE XIII.


Comment les Romains se servirent de la religion pour organiser le gouvernement de la république, poursuivre leurs entreprises et arrêter les désordres.


Je ne crois pas hors de propos de rapporter ici quelques exemples de la manière dont les Romains se servirent de la religion pour opérer des réformes dans l’État, et pour l’exécution de leurs entreprises : Tite-Live en présente un grand nombre ; je me contenterai des suivants.

Quand aux consuls eurent succédé les tribuns militaires avec un pouvoir consulaire, il arriva une année que le peuple romain les choisit tous parmi les plébéiens, à l’exception d’un seul : cette année-là même une peste et une famine accompagnées de nombreux prodiges exercèrent leurs ravages. Les nobles, lors de la nouvelle élection des tribuns, profitant de cette circonstance, publièrent que les dieux étaient irrités contre Rome, parce qu’elle avait compromis la majesté de l’empire, et que le seul moyen de les apaiser était de choisir désormais les tribuns dans l’ordre où ils devaient être pris. Le peuple, épouvanté et craignant d’offenser la religion, choisit tous les nouveaux tribuns parmi les patriciens.

Le siége de Véïes offre un exemple de la manière dont les généraux d’armée se prévalaient de la religion pour disposer leurs troupes à une entreprise. Le lac d’Albe avait crû cette année d’une manière prodigieuse ; et les Romains, fatigués de la longueur du siége, voulaient retourner à Rome, lorsque l’on fit courir le bruit qu’Apollon et d’autres oracles avaient prédit que la ville de Véïes se rendrait l’année où les eaux du lac d’Albe s’élèveraient au-dessus de leurs bords. Cette espérance de prendre bientôt la ville rendit supportables aux soldats les lenteurs de la guerre et les ennuis du siége. Ils poursuivirent donc leur entreprise avec plaisir, jusqu’au moment où Camille, nommé dictateur, s’empara de Véïes après un siége de dix années. Ainsi l’intervention de la religion, employée avec adresse, fut utile et pour conquérir cette ville et pour obliger à choisir les tribuns dans l’ordre de la noblesse. Sans ce moyen, ces deux événements auraient souffert sans doute de grandes difficultés.

Je ne veux pas laisser échapper un autre exemple.

Des désordres s’étaient élevés dans Rome à l’occasion du tribun Térentillus, qui voulait promulguer une loi dont nous dirons plus bas les motifs. Parmi les moyens que la noblesse employa contre lui, la religion fut un des plus puissants ; et elle s’en servit dans un double but. D’abord on consulta les livres sibyllins, auxquels on fit prédire que la ville était menacée cette année même de perdre sa liberté si l’on se livrait aux discordes civiles. Cette supercherie, quoique découverte par les tribuns, excita une si grande terreur parmi le peuple, qu’elle glaça soudain toute son ardeur à les suivre. L’autre avantage qu’ils en tirèrent est celui-ci. Un certain Appius Erdonius, suivi d’une foule de bannis et d’esclaves, au nombre de plus de quatre mille, s’était emparé de nuit du Capitole, en sorte que l’on pouvait craindre que si les Èques ou les Volsques, éternels ennemis du nom romain, étaient venus attaquer Rome, ils l’auraient emportée d’assaut ; et cependant les tribuns ne cessaient d’insister avec opiniâtreté sur la nécessité de promulguer la loi Térentilla, disant que ce danger dont on menaçait la ville n’avait pas le moindre fondement. Un certain Publius Rubétius, homme grave et considéré, sortit alors du sénat, et dans un discours moitié flatteur, moitié menaçant, il exposa les dangers qui environnaient la ville, montra au peuple combien sa demande était hors de saison et parvint à lui faire jurer de ne point s’écarter des ordres du consul. La multitude obéit, et l’on reprit par force le Capitole. Le consul Publius Valérius ayant été tué au milieu de l’attaque, Titus Quintius fut sur-le-champ nommé à sa place. Ce dernier ne voulut pas laisser respirer le peuple ni lui donner le temps de penser à la loi Térentilla : il lui ordonna donc de sortir de Rome et de marcher contre les Volsques, disant que le serment qu’ils avaient prononcé, de ne point abandonner le consul, les forçait à le suivre. Les tribuns s’y opposaient en disant que ce serment avait été fait au consul expiré et non point à lui. Néanmoins, Tite-Live fait connaître comment le peuple, dans la crainte de violer la religion du serment, aima mieux obéir au consul que d’écouter ses tribuns, et il ajoute ces paroles en faveur de l’antique religion : Nondum hæc, quæ nunc tenet sæculum, negligentia deum venerat, nec interpretando sibi quisque jusjurandum et leges aptas faciebat. Les tribuns, craignant alors de perdre leur crédit, s’accordèrent avec le consul, consentirent à lui obéir et s’engagèrent à laisser une année s’écouler sans parler de la loi Térentilla, à condition que pendant cette même année les consuls ne pourraient conduire le peuple à la guerre. Et c’est ainsi que la religion offrit au sénat les moyens de vaincre une difficulté qu’il n’eût jamais surmontée sans un tel secours.