Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 14

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 176-179).



CHAPITRE XIV.


Les Romains interrogeaient les auspices suivant la nécessité, et mettaient la plus grande prudence à paraitre observer la religion, même quand ils étaient contraints de la violer, et punissaient ceux qui témoignaient témérairement du mépris pour elle.


Ainsi que je l’ai dit plus haut, non-seulement les augures étaient en grande partie le fondement de la religion des gentils, mais ils furent une des sources de la grandeur de la république romaine. Aussi c’était de toutes les institutions religieuses celle à laquelle les Romains attachaient le plus d’importance. L’ouverture des comices, les commencements de toutes les entreprises, l’entrée des armées en campagne, le moment de livrer bataille, enfin toute affaire importante, soit civile, soit militaire, rien ne se faisait sans prendre les auspices, et jamais on n’eût entrepris une expédition sans persuader aux soldats que les dieux leur promettaient la victoire.

Parmi les augures, il y avait les gardiens des poulets sacrés, qui suivaient toujours les armées. Lorsqu’on se disposait à livrer bataille à l’ennemi, ces gardiens prenaient les auspices. Ils étaient bons si les poulets mangeaient avec avidité, et alors on combattait avec confiance ; si au contraire ils refusaient la nourriture, on s’abstenait d’en venir aux mains. Néanmoins, quand la raison faisait sentir la nécessité d’une entreprise, quoique les auspices fussent contraires, on ne laissait pas de l’exécuter ; mais on avait soin de s’y prendre de manière à ne pas être accusé de mépris pour la religion.

C’est ainsi que se conduisit le consul Papirius lors d’une bataille très-importante contre les Samnites, qui acheva d’affaiblir et d’abattre ce peuple redoutable. Papirius était campé en face des Samnites ; la victoire lui paraissait certaine s’il pouvait leur livrer bataille ; impatient de profiter d’une circonstance aussi favorable, il ordonna aux gardiens des poulets sacrés de prendre les auspices ; mais les poulets refusèrent de manger. Le chef des gardiens, voyant l’ardeur des troupes pour le combat, et la conviction où étaient le général et l’armée de vaincre, ne voulut pas faire perdre l’occasion d’un aussi grand succès ; il fit dire au consul que les auspices étaient favorables. Mais tandis que Papirius rangeait son armée en ordre, quelques-uns des gardiens dirent à plusieurs soldats que les poulets n’avaient pas mangé. Ceux-ci le redirent à Spurius Papirius, neveu du consul, qui alla en instruire son oncle. Papirius lui répondit sur-le-champ qu’il eut à bien faire son devoir, que quant à lui et à l’armée les auspices étaient parfaitement en règle, et que si le chef des gardiens en avait imposé, c’était sur lui seul que devait retomber la faute. Et pour que l’effet répondît aux promesses, il donna ordre à ses lieutenants de mettre les gardiens des poulets sacrés au premier rang de l’armée. Il arriva qu’en s’avançant contre l’ennemi, un javelot lancé par un soldat romain atteignit par hasard le chef des augures et le tua. Le consul, en apprenant cet accident, s’écria que tout allait bien, et que les dieux étaient favorables, puisque l’armée s’était lavée de son erreur par la mort de l’imposteur, et avait éteint dans son sang la colère que les dieux pouvaient avoir contre elle. C’est ainsi que, conciliant avec prudence ses projets et les oracles, il engagea le combat sans que l’armée pût soupçonner qu’il eût négligé en rien les ordres sacrés de la religion.

Lors de la première guerre punique, Appius Pulcher se conduisit en Sicile d’une manière tout opposée. Il voulait livrer bataille aux Carthaginois. Il fit consulter les poulets sacrés ; on lui répondit qu’ils refusaient de manger : « Voyons s’ils voudront boire, » dit-il ; et il les fit jeter à la mer. On se battit, et il fut vaincu. Sa conduite fut condamnée à Rome, tandis qu’on loua Papirius. Cette différence de traitement vint bien moins de ce qu’un l’un avait été vaincu, et l’autre vainqueur, que de ce que le premier avait usé avec prudence des oracles, tandis que le dernier les avait témérairement méprisés. Or cet usage de consulter les auspices n’avait d’autre but que d’exciter les soldats à marcher au combat avec assurance, parce que la confiance enfante presque toujours la victoire. Cette pratique n’était pas suivie seulement par les Romains, mais par les étrangers. J’en citerai un exemple dans le chapitre suivant.