Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 18

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 188-192).



CHAPITRE XVIII.


De quelle manière on peut maintenir dans une cité corrompue le gouvernement libre, lorsqu’elle en jouit déjà, ou l’y établir lorsqu’il n’existe point.


Je ne crois pas qu’il soit hors de propos, ni étranger à ce que j’ai avancé dans le chapitre précédent, d’examiner si l’on peut maintenir un gouvernement libre dans une cité corrompue où il existe déjà, ou si l’on peut l’y établir lorsqu’il n’y est point encore. L’une et l’autre entreprise présentent d’égales difficultés ; et quoiqu’il soit presque impossible de donner sur ce point des règles fixes, attendu la nécessité de procéder selon les différents degrés de corruption, néanmoins, comme il est bon de tout examiner, je ne veux pas laisser ce sujet en arrière.

Je supposerai d’abord une cité parvenue au dernier terme de la corruption, ce qui présente la question dans toute sa difficulté ; car là où le déréglement est universel, il n’y a ni lois, ni institutions assez puissantes pour le réprimer. En effet, si les bonnes mœurs ne peuvent se conserver sans l’appui des bonnes lois, de même l’observation des lois exige de bonnes mœurs.

De plus, les institutions et les lois établies à l’origine d’une république, et lorsque les citoyens étaient vertueux, deviennent insuffisantes lorsqu’ils commencent à se corrompre. Et si les événements déterminent des changements dans les lois, comme le plus souvent les institutions ne varient pas, les lois nouvelles restent sans effet, parce que les institutions primitives qui demeurent debout les corrompent bientôt.

Pour mieux me faire entendre, je dirai qu’il y avait à Rome des institutions qui réglaient le gouvernement, ou plutôt l’État, et ensuite des lois qui, à l’aide des magistrats, refrénaient les désordres des citoyens.

Les institutions comprenaient l’autorité du peuple, du sénat, des tribuns, des consuls, la manière d’élire les magistrats, et la formation des lois. Les événements apportèrent peu de changements dans les institutions.

Il n’en fut pas de même des lois qui réprimaient les citoyens, telles que les lois sur les adultères, sur le luxe, sur la brigue, et toutes celles qu’exigea l’altération successive des mœurs. Mais comme on conservait des institutions qui n’étaient plus bonnes au milieu de la corruption générale, les lois nouvelles ne suffisaient plus pour maintenir les hommes dans la vertu. Pour les rendre complétement utiles, il aurait fallu qu’en même temps les institutions anciennes eussent également été changées.

Et qu’il soit évident que les mêmes institutions ne conviennent plus à une cité corrompue, c’est ce que prouvent deux points capitaux : la création des magistrats et la formation des lois.

Le peuple romain ne donnait le consulat et les autres principales magistratures de la république qu’à ceux qui les demandaient. Cette institution était excellente dans son principe, parce qu’il n’y avait que les citoyens qui s’en croyaient dignes qui les sollicitassent, et que c’était une honte d’être rejeté ; de sorte que, pour les mériter, chaque citoyen s’efforçait de bien faire. Mais cette méthode, lorsque la cité vit ses mœurs se dégrader, devint extrêmement pernicieuse ; les magistratures furent briguées non par les plus vertueux, mais par les plus puissants ; et les citoyens sans crédit, quoique doués de toutes les vertus, n’osèrent les demander, dans la crainte d’être refusés. Ce vice ne se manifesta pas tout d’un coup ; on n’y tomba que par degrés, ainsi qu’il en arrive de tous les inconvénients. Les Romains ayant dompté l’Afrique et l’Asie, enchaîné à leurs lois une partie de la Grèce, et se croyant désormais assurés de leur liberté, ne redoutaient plus aucun ennemi. Cette sécurité et l’impuissance de leurs rivaux furent cause que les citoyens, dans l’élection des consuls, ne s’arrêtèrent plus à la vaillance, mais à la faveur, élevant à cette haute magistrature ceux qui savaient le mieux captiver les suffrages du peuple, et non ceux qui savaient le mieux vaincre les ennemis. Plus tard, on descendit encore de ceux qui avaient un plus grand crédit à ceux qui avaient le plus d’autorité ; de sorte que, par ce vice des institutions, les hommes de bien se trouvèrent exclus de toutes les dignités.

Un tribun, ou tout autre citoyen, pouvait proposer au peuple une loi, et chacun avait le droit de l’appuyer ou de la combattre, avant qu’on la mît en délibération. Cette mesure était bonne lorsque les citoyens étaient vertueux, parce qu’on doit regarder comme un bien que chacun puisse proposer tout ce qu’il regarde comme utile au bien public, et qu’il est bon également qu’il soit permis de dire librement son avis sur ce que l’on propose, afin que le peuple, éclairé par cette discussion, puisse adopter le parti qu’il regarde comme le meilleur. Mais les citoyens s’étant corrompus, cette institution devint sujette à de nombreux inconvénients : ce n’étaient plus que les hommes puissants qui proposaient les lois, non dans l’intérêt de la liberté, mais dans celui de leur pouvoir ; et personne n’osait parler contre leurs projets, parce qu’on était retenu par la crainte qu’ils inspiraient ; de manière que le peuple, ou trompé, ou contraint, se voyait obligé de décréter lui-même sa propre ruine.

Pour que Rome, au milieu de sa corruption, eût pu maintenir sa liberté, il eût fallu qu’aux diverses époques de son existence, en portant de nouvelles lois, elle eût en même temps établi de nouvelles institutions. Car, pour un peuple corrompu, il faut d’autres d’institutions que pour celui qui ne l’est pas, et la même forme ne peut convenir à des matières entièrement différentes.

Le changement des institutions peut s’opérer de deux manières, ou en les réformant toutes à la fois, lorsqu’il est reconnu qu’elles ne valent plus rien, ou peu à peu et à mesure qu’on en pénètre les inconvénients. Or l’une et l’autre manière présentent des difficultés presque insurmontables.

La réforme partielle et successive doit être provoquée par un homme éclairé qui sache voir de fort loin les inconvénients et aussitôt qu’ils apparaissent. Il est possible que de pareils hommes ne se produisent jamais dans une cité, et s’il s’en élevait un, il ne pourrait jamais convaincre ses concitoyens des vices que sa prévoyance lui découvre ; car les hommes habitués à une manière de vivre n’en veulent point changer, surtout lorsqu’ils ne voient pas le mal en face et qu’on ne peut le leur montrer que par des conjectures.

Quant à la réforme totale et simultanée de la constitution, lorsque chacun est convaincu qu’elle est défectueuse, je crois qu’il est difficile de remédier à ce défaut, même quand il frappe tous les yeux ; car, dans cette circonstance, les moyens ordinaires sont insuffisants : il devient indispensable de sortir de la voie commune, comme, par exemple, de recourir à la violence et aux armes, et le réformateur doit se rendre, avant toute chose, maître absolu de l’État, afin de pouvoir en disposer à son gré. Comme, d’un côté, pour réformer un État dans sa vie politique et civile, un homme de bien est nécessaire ; que, de l’autre, l’usurpation violente du pouvoir dans une république suppose un homme ambitieux et corrompu, il arrivera bien rarement ou qu’un citoyen vertueux veuille envahir la puissance par des moyens illégitimes, même dans les meilleures intentions, ou qu’un méchant, devenu prince, veuille opérer le bien, et qu’il lui vienne à l’esprit de faire un bon usage du pouvoir qu’il aurait mal acquis.

De tout ce que je viens d’exposer, naît la difficulté ou l’impossibilité de maintenir le gouvernement républicain dans une ville corrompue, ou de l’y établir. Dans l’un ou l’autre cas, il vaudrait encore mieux pencher vers la monarchie que vers l’état populaire, afin que ces hommes dont les lois seules ne peuvent réprimer l’insolence fussent au moins subjugués par une autorité pour ainsi dire royale. Vouloir les régénérer par un autre moyen, serait une entreprise atroce ou tout à fait impossible, ainsi que je l’ai déjà dit en parlant de Cléomène. Et si ce prince, pour réunir en ses mains toute l’autorité, massacra les éphores ; si Romulus, poussé par les mêmes motifs, fit mourir son frère et Titus Tatius ; et si tous deux firent ensuite un bon usage de l’autorité qu’ils avaient obtenue de cette manière, il faut remarquer qu’ils avaient affaire à des peuples qui n’étaient point encore souillés de cette corruption dont il est parlé dans ce chapitre. Ils purent donc se livrer sans obstacle à leurs desseins et les couvrir d’un voile favorable.