Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 17
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. Louandre, Charpentier, (p. 185-188).
CHAPITRE XVII.
Il fallait nécessairement, à mon avis, ou que Rome cessât d’avoir des rois, ou qu’elle tombât en peu de temps dans une telle faiblesse, qu’elle serait devenue un État sans aucune importance : en considérant à quel degré de corruption ses rois étaient parvenus, si deux ou trois règnes nouveaux s’étaient succédé, et si cette corruption était passée du chef dans les membres, ces membres, une fois atteints du poison, il eût été impossible d’y porter remède. Mais la tête ayant été tranchée lorsque le tronc était encore intact, on put facilement asseoir l’ordre et la liberté.
Il est incontestable qu’une cité corrompue qui vit sous le pouvoir d’un prince ne recouvrera jamais sa liberté, quand même ce prince et sa race viendraient à être détruits ; il est même nécessaire à cette cité qu’un prince chasse l’autre, et qu’elle passe ainsi de maître en maître, jusqu’à ce qu’il s’en trouve un plus vertueux et plus éclairé qui la rende libre. Et ce bienfait encore ne s’étendra pas au delà de la vie de ce prince. Dion et Timoléon, à Syracuse, en sont un exemple frappant. Aux diverses époques où ils vécurent, leur vertu fit fleurir la liberté : mais le lendemain même de leur mort la ville retomba sous la tyrannie.
L’exemple que Rome présente est plus convaincant encore. Après l’expulsion des Tarquins, elle put conquérir soudain et conserver sa liberté. Mais après la mort de César, de Caligula, de Néron, après l’extinction de tous les Césars, il lui fut impossible, je ne dis pas de la conserver, mais d’en ranimer seulement la moindre étincelle. Des résultats si opposés dans des événements semblables, et qui se sont passés dans la même cité, viennent uniquement de ce que le peuple romain, sous le règne des Tarquins, n’était point encore corrompu, tandis que, dans les derniers temps, une profonde corruption infectait tout l’empire. A la première époque, pour affermir l’État et inspirer la haine des rois, il suffit de faire jurer que Rome ne souffrirait jamais de voir personne régner dans ses murs ; tandis qu’à la dernière, l’exemple et le stoïcisme d’un Brutus, appuyé de toutes les légions de l’Orient, ne purent décider les Romains à conserver la liberté, qu’à l’exemple du premier Brutus il venait de leur rendre. Cette corruption avait été introduite dans le corps de l’État par le parti de Marius, et César, devenu chef suprême, sut tellement aveugler la multitude, qu’elle n’aperçut point le joug qu’elle-même s’imposait.
Quoique l’exemple de Rome soit plus décisif qu’aucun autre, je veux néanmoins, à ce propos, citer à mes lecteurs quelques peuples connus de notre temps : j’ose donc avancer que quelque catastrophe, quelque sanglante révolution qui arrive, jamais Milan ou Naples ne sauront être libres ; la corruption a trop gagné tous les membres de l’État. On en a vu la preuve après la mort de Philippe Visconti, lorsque Milan, voulant recouvrer sa liberté. ne put ni ne sut la maintenir.
Ce fut un grand bonheur pour Rome, que ses rois eussent dégénéré si promptement qu’on pût les chasser avant que leur corruption eût pénétré les entrailles de l’État ; et cette corruption fut cause que les nombreux désordres qui survinrent dans Rome, loin d’avoir des résultats funestes, lui furent au contraire avantageux, parce que les intentions des citoyens étaient bonnes.
On peut donc conclure que partout où la masse du peuple est saine, les désordres et les tumultes ne sauraient être nuisibles ; mais, lorsqu’elle est corrompue, les lois même les mieux ordonnées sont impuissantes, à moins que, maniées habilement par un de ces hommes vigoureux dont l’autorité sait les faire respecter, elles ne tranchent le mal jusque dans sa racine.
Je ne sais si ce prodige s’est jamais offert, ou s’il est même possible qu’il arrive. S’il se faisait qu’une ville, entraînée vers sa ruine par la corruption de ses habitants, vînt à se relever de sa chute, ce n’est qu’à la vertu d’un homme existant à cette époque qu’on pourrait attribuer un tel bienfait, et non à la volonté générale du peuple de voir régner de bonnes institutions ; et à peine la mort aurait-elle frappé ce réformateur, que la foule reviendrait à ses anciennes habitudes. C’est ce qu’on vit à Thèbes. Tant qu’Épaminondas vécut, la vertu de ce grand homme lui conserva l’empire de la Grèce et une forme de gouvernement ; mais à peine fut-il mort, qu’elle retomba soudain dans ses premiers désordres. En effet, il n’est point d’homme dont la vie soit assez longue pour suffire à la réforme d’un gouvernement longtemps mal organisé ; et si cette réforme n’est pas l’ouvrage d’un prince dont la vie se prolonge au delà du terme ordinaire, ou de deux règnes également vertueux ; si cette hérédité de bons princes vient à manquer, il faut nécessairement que l’État soit promptement entraîne dans un abîme dont il ne pourrait sortir qu’à force de dangers et de sang répandu. En effet, la corruption et l’inaptitude à vivre libre proviennent de l’inégalité qui s’est introduite dans l’État ; et, pour détruire cette inégalité et y ramener tout au même niveau, il faut avoir recours à ces remèdes tout à fait extraordinaires que peu d’hommes savent ou veulent employer. C’est ce que nous dirons plus spécialement ailleurs.