Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 23

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 199-201).


CHAPITRE XXIII.


On ne doit pas mettre en danger toute sa fortune sans déployer en même temps toutes ses forces ; et c’est pourquoi il est souvent dangereux de garder les passages.


On doit regarder comme une extrême imprudence d’exposer toute sa fortune sans déployer en même temps toutes ses forces ; ce qui a lieu de plusieurs manières.

L’une est d’agir comme Tullus et Métius, qui firent dépendre toute la fortune de leur patrie, et la valeur de tant de guerriers qui composaient leurs armées, du courage et du bonheur de trois de leurs concitoyens, bien faible portion des forces de chacune d’entre elles. Ils ne s’aperçurent pas que, par cette mesure, toutes les peines que s’étaient données leurs prédécesseurs pour établir l’État, lui assurer une existence libre et prolongée, et créer des citoyens défenseurs de leur propre liberté, s’évanouissaient pour ainsi dire, en remettant à un si petit nombre de mains toutes les chances de la fortune. Il était impossible à ces rois de prendre un parti plus imprudent.

Ce même inconvénient a presque toujours lieu encore, lorsque, pour arrêter la marche de l’ennemi, on se détermine à défendre les endroits difficiles, et à garder les passages. Une telle résolution sera dangereuse chaque fois que l’on ne pourra pas établir commodément toutes ses forces dans les lieux dont la défense est difficile. Si ce dernier parti est possible, il faut le suivre ; mais si le lieu est d’un rude accès, et qu’on ne puisse y tenir toute une armée, ce parti devient dangereux. Ce qui m’a donné cette opinion, c’est l’exemple de tous ceux qui, attaqués par un ennemi puissant, dans un pays entouré de montagnes escarpées et de lieux arides, n’ont jamais essayé de combattre l’ennemi dans les défilés ou sur les montagnes, mais ont été à sa rencontre au delà, ou, lorsqu’ils n’ont pas voulu agir de la sorte, l’ont attendu en deçà dans les lieux ouverts et d’un facile accès. J’en ai déjà dit le motif. En effet, comme on ne peut employer un grand nombre d’hommes à la défense des lieux sauvages, tant à cause de la difficulté des vivres, que de la gêne du terrain, il est impossible de résister au choc d’un ennemi qui vient vous attaquer avec des forces considérables. Il est facile à l’ennemi de venir en grand nombre, car son dessein est de passer, et non de s’arrêter ; tandis que ceux qui l’attendent ne peuvent déployer des troupes nombreuses ; car ils doivent camper longtemps dans des lieux stériles et resserrés, et ils ignorent l’instant où l’ennemi voudra tenter le passage. Si l’on perd ce défilé, que l’on croyait pouvoir défendre, et dans lequel et le peuple et l’armée avaient mis toute leur confiance, la terreur, ainsi qu’il arrive souvent, s’empare des habitants et du reste de l’armée, et l’on demeure vaincu sans avoir pu faire l’essai de son courage : c’est ainsi que l’on court à sa perte pour n’avoir employé qu’une partie de ses forces.

Chacun sait avec quelles difficultés Annibal parvint à franchir les Alpes qui séparent la Lombardie de la France, et ces montagnes qui s’élèvent entre la Lombardie et la Toscane. Cependant les Romains crurent devoir l’attendre d’abord sur le Tésin, et ensuite dans les plaines d’Arezzo ; et ils préférèrent voir leur armée détruite par l’ennemi dans des lieux où du moins ils pouvaient le vaincre, que de la conduire sur des montagnes où l’âpreté des lieux l’aurait détruite. Celui qui lira l’histoire avec attention verra que peu d’illustres capitaines ont tenté de défendre de semblables passages, et par les motifs que j’ai déjà rapportés, et parce qu’on ne peut les fermer tous. Les montagnes ont, comme toutes les campagnes ouvertes, non-seulement des routes connues et fréquentées, mais une foule de sentiers, ignorés, il est vrai, des étrangers, mais connus des habitants du pays, qui sauront toujours vous en indiquer le passage malgré ceux qui voudraient vous arrêter.

Nous en avons un exemple tout récent arrivé en 1515. Lorsque François Ier, roi de France, résolut de passer en Italie pour recouvrer la Lombardie, ceux qui s’opposaient à son entreprise fondaient les plus grandes espérances sur les Suisses, qu’ils croyaient capables d’interdire le passage des Alpes. Mais l’expérience leur prouva bientôt combien leur confiance était vaine ; car le roi, ayant laissé de côté deux ou trois défilés que défendaient les Suisses, s’en vint par un autre chemin entièrement inconnu, pénétra en Italie, et se trouva devant ses ennemis avant qu’ils se fussent doutés de son passage. Effrayées de son approche, leurs troupes se réfugièrent dans Milan, et toute la population de la Lombardie se réunit aux Français, lorsqu’elle vit s’évanouir l’espoir d’arrêter leur armée à la descente des monts.