Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 24

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 201-203).



CHAPITRE XXIV.


Les États bien organisés établissent des peines et des récompenses pour les citoyens, et ne font jamais des unes une compensation pour les autres.


Les services d’Horace avaient été bien grands lorsque sa valeur vainquit les Curiaces ; mais la mort de sa sœur fut un crime horrible. Aussi cet homicide inspira une telle horreur aux Romains, qu’ils intentèrent contre lui une action capitale, malgré la grandeur de ses récents services. Si l’on s’arrête à la superficie des choses, le peuple paraîtra coupable d’ingratitude. Mais si l’on examine avec plus d’attention, et si l’on réfléchit plus mûrement aux vrais principes du gouvernement, on blâmera plutôt ce peuple d’avoir absous le coupable que d’avoir voulu le condamner. La raison en est que jamais, dans un empire bien gouverné, les services d’un citoyen n’ont effacé ses crimes, et que des récompenses étant décernées aux belles actions, et des châtiments réservés aux mauvaises, lorsqu’un citoyen a été récompensé pour s’être bien conduit, si par la suite il se comporte mal, on doit le punir sans égard pour ce qu’il a pu faire de bon. Lorsque de pareilles institutions sont religieusement observées, un État jouit longtemps de sa liberté : dans le cas contraire sa ruine est bientôt consommée.

En effet, si un citoyen illustré par une action éclatante joignait à l’audace que lui donnerait sa célébrité la confiance de pouvoir tenter avec impunité une entreprise criminelle, son insolence monterait bientôt à un tel excès, que toutes les lois seraient renversées. Mais si l’on veut que la crainte des châtiments puisse effrayer les criminels, il faut, en retour, que les services rendus à l’État ne manquent jamais de récompense. C’est ainsi que Rome se conduisit toujours. Quelque pauvre que soit un État, quelque médiocres que soient ses récompenses, cette médiocrité ne doit pas le retenir ; car le don le plus simple, quoique offert comme prix de la plus belle action, acquiert aux yeux de celui qui le reçoit la plus grande valeur.

Rien n’est plus connu que l’histoire d’Horatius Coclès et de Mutius Scaevola. On sait que l’un contint l’ennemi jusqu’à ce que le pont à la tête duquel il le retenait fût rompu ; que l’autre se brûla la main pour s’être trompé en voulant poignarder Porsenna. L’État, pour les récompenser, leur décerna à chacun deux arpents de terre.

On connaît aussi l’histoire de Manlius Capitolinus. Il avait sauvé le Capitole des Gaulois qui l’assiégeaient ; ceux qui avaient partagé avec lui les dangers de la défense lui donnèrent une petite mesure de farine. Cette récompense, si l’on considère la fortune de Rome à cette époque, parut tellement glorieuse à Manlius, que cet ambitieux, excité par la jalousie, ou par ses penchants criminels, entreprit de faire naître une sédition dans Rome ; mais lorsqu’il cherchait à soulever le peuple, il fut, sans égard pour ses services passés, précipité du haut de ce Capitole qu’il avait sauvé jadis avec tant de gloire.