Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 26

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 204-205).



CHAPITRE XXVI.


Un prince établi récemment dans une ville, ou dans une contrée qu’il a conquise, doit y renouveler la face de toutes les institutions.


Quiconque obtient la souveraineté d’une ville ou d’un État, surtout quand son pouvoir est assis sur de faibles fondements, et qu’il ne veut point d’un gouvernement établi sur les lois monarchiques ou républicaines, n’a pas de moyen plus sûr de se maintenir sur le trône que de renouveler, dès le commencement de son règne, toutes les institutions de l’État ; comme, par exemple, d’établir dans les villes de nouveaux magistrats sous des dénominations nouvelles, de rendre les pauvres riches, ainsi que fit David lorsqu’il devint roi, qui esurientes implevit bonis, et divites dimisit inanes. Il faut en outre qu’il bâtisse de nouvelles villes, qu’il renverse les anciennes, qu’il transporte les habitants d’un lieu dans un autre ; en un mot, qu’il ne laisse rien d’intact dans ses nouveaux États, et qu’il n’y ait ni rang, ni ordre, ni emploi, ni richesses que l’on ne reconnaisse tenir de lui seul. Il doit avoir sans cesse les yeux sur Philippe de Macédoine, père d’Alexandre, qui, par une semblable politique, devint, de petit roi qu’il était, monarque souverain de la Grèce. Ses historiens disent de lui qu’il promenait les hommes de province en province, comme les pasteurs transportent leurs troupeaux.

Ces procédés sont tout à fait barbares et contraires à toute espèce de civilisation. Non-seulement le christianisme, mais l’humanité les repoussent. Tout homme doit les fuir, et préférer la vie d’un simple particulier à celle d’un roi qui règne par la ruine des humains. Néanmoins, quiconque, pour se maintenir, ne veut point marcher dans la route du bien que nous lui avons d’abord indiquée, doit entrer nécessairement dans cette carrière funeste. Mais la plupart des hommes croient pouvoir s’avancer entre ces deux routes, et s’exposent ainsi aux plus grands dangers ; car ils ne savent être ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. L’exemple que nous allons rapporter dans le chapitre suivant éclaircira notre pensée.