Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 25

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 203-204).



CHAPITRE XXV.


Quiconque veut réformer l’ancienne constitution dans un pays libre doit y conserver au moins l’ombre des antiques usages.


Celui qui, prétendant réformer le gouvernement d’un État, veut voir ses projets accueillis et ses nouvelles institutions soutenues par l’assentiment général, doit nécessairement conserver au moins l’ombre des antiques usages, afin que le peuple ne puisse soupçonner aucun changement, quand même, en effet, la nouvelle constitution différerait entièrement de l’ancienne ; car l’universalité des hommes se repaît de l’apparence aussi bien que de la réalité ; et souvent même l’erreur a plus de pouvoir que la vérité. Aussi, lorsqu’ils commencèrent à jouir des prémices de la liberté, les Romains, convaincus d’une telle nécessité, avaient créé deux consuls à la place d’un roi ; mais ils ne voulurent pas que ces consuls eussent plus de douze licteurs, pour ne pas outrepasser le nombre de ceux qui servaient les rois. Bien plus, lorsque l’on célébrait dans Rome un certain sacrifice annuel, qui ne pouvait être fait que par le roi en personne, les Romains, pour empêcher l’absence des rois de faire regretter au peuple quelques cérémonies des temps antiques, créèrent, pour présider à cette solennité, un chef auquel ils donnèrent le nom de roi du sacrifice, et le subordonnèrent au souverain pontife : de sorte que le peuple, par ce moyen, put jouir de ce sacrifice, et n’eut point lieu de se servir du prétexte qu’on l’en privait, pour désirer le retour des rois.

Telle est la conduite que doivent suivre tous ceux qui veulent effacer jusqu’aux moindres traces des anciennes mœurs d’un État, pour y substituer des institutions nouvelles et un gouvernement libre. Car si les innovations finissent par changer entièrement l’esprit des hommes, il faut s’efforcer de conserver à ces changements le plus qu’on peut de leur antique physionomie ; et si les magistrats diffèrent des anciens par le nombre, l’autorité et la durée de leurs fonctions, ils doivent conserver au moins leurs noms primitifs.

Voilà, dis-je, ce que doit observer quiconque prétend établir la souveraine puissance, soit républicaine, soit monarchique. Mais celui qui veut se borner à fonder cette autorité absolue que les auteurs nomment tyrannie, doit changer entièrement la face des choses, ainsi que je le dirai dans le chapitre suivant.