Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 37

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 229-233).


CHAPITRE XXXVII.


Des tumultes qu’excita dans Rome la loi agraire, et combien il est dangereux de faire, dans une république, des lois qui aient des effets rétroactifs et qui choquent d’antiques coutumes.


C’est une remarque qu’on trouve dans les écrivains de l’antiquité : que les hommes se plaignent dans le mal et se tourmentent dans le bien : et que ces deux inclinations, quoique d’une nature différente, produisent cependant les mêmes résultats. S’ils ne combattent point par nécessité, c’est par ambition qu’ils combattent. Cette passion a de si profondes racines dans leur cœur, que, quelque élevé que soit le rang où ils montent, elle ne les abandonne jamais. C’est que la nature a créé les hommes avec la soif de tout embrasser et l’impuissance de tout atteindre ; et le désir d’avoir l’emportant sans cesse sur la faculté d’acquérir, il en résulte un dégoût secret de ce qu’ils possèdent, auquel se joint le mécontentement d’eux-mêmes. De là naissent les changements qu’éprouve leur fortune. Les uns, en effet, désirant acquérir davantage, les autres craignant de perdre ce qu’ils ont acquis, on en vient à la rupture, puis à la guerre, qui enfante à son tour la destruction d’un empire pour servir à l’élévation d’un autre.

Ce que je viens de dire m’a été inspiré par la conduite que tint le peuple romain lorsqu’il eut créé les tribuns pour s’opposer aux prétentions de la noblesse. Cette mesure, à laquelle il avait été poussé par la nécessité, lui était à peine accordée, qu’elle ne put suffire à son ambition, et il recommença le combat avec la noblesse, dont il voulut partager les richesses et les honneurs, les deux biens les plus estimés des hommes. De là ces dissensions qui, semblables à une épidémie, envahirent toute la ville à l’occasion de la loi agraire, et qui, enfin, entraînèrent la ruine de la république.

Comme dans un gouvernement bien organisé l’État doit être riche et les citoyens pauvres, il fallait que cette loi fût défectueuse dans Rome : soit que dès le principe on ne l’eût point instituée de manière à n’être pas obligé d’y revenir chaque jour, soit qu’on eût tant différé de l’établir, qu’il aurait été dangereux de lui donner un effet rétroactif, soit enfin que, quoique sagement combinée d’abord, la manière de l’exécuter eût fini par la corrompre, jamais il ne fut question de cette loi dans Rome, que tout l’État ne fût bouleversé.

Elle roulait sur deux points principaux : l’un établissait que nul citoyen ne pourrait posséder qu’un certain nombre d’arpents de terre ; l’autre, que toutes les terres dont on dépouillerait les ennemis seraient partagées entre tout le peuple romain.

Cette loi blessait les nobles de deux manières : d’abord ceux qui possédaient plus de bien que ne le voulait la loi, et c’était le plus grand nombre, devaient être privés de cet excédant ; en second lieu, le partage des terres conquises devant être fait entre tout le peuple, ils ne pouvaient plus accroître leurs richesses. Toutes ces attaques, dirigées contre des hommes revêtus de l’autorité, et qui, en les repoussant, croyaient défendre l’État, excitaient dans Rome, chaque fois qu’on les renouvelait, des troubles capables de renverser la république. Les nobles s’efforçaient alors de détourner le danger par la patience ou l’adresse. Ils mettaient tantôt une armée en campagne ; tantôt, au tribun qui proposait cette loi, ils opposaient un autre tribun ; tantôt ils cédaient en partie aux désirs du peuple, ou bien ils envoyaient une colonie sur le territoire qu’il s’agissait de partager. Ainsi, les contestations que faisait naître cette loi s’étant renouvelées à l’occasion d’Antium, on y envoya une colonie tirée du sein de Rome, et à laquelle on assigna la propriété de ce pays. Tite-Live se sert à cette occasion d’une phrase remarquable, en disant qu’à peine si l’on trouva dans la ville un seul homme qui voulût donner son nom pour se rendre dans cette colonie, tant le peuple aimait mieux désirer dans Rome que posséder dans Antium.

Le torrent que déchaînait cette loi continua ses ravages jusqu’au moment où les Romains commencèrent à porter leurs armes dans les contrées les plus reculées de l’Italie ; après cette époque, son cours parut se ralentir. On peut en attribuer la cause à l’éloignement où les terres des ennemis se trouvaient des yeux du peuple, et à leur situation dans des lieux où il ne lui était pas facile de les cultiver, ce qui affaiblissait en lui le désir de les obtenir. D’ailleurs, le peuple romain préférait punir ses enfants d’une autre manière, et quand il dépouillait une ville de son territoire, il y distribuait des colonies.

C’est à ces différentes causes qu’il faut attribuer le sommeil où cette loi parut plongée jusqu’au temps des Gracques ; réveillée tout à coup par eux, elle entraîna dans l’abîme la liberté romaine. Elle avait trouvé la puissance de ses adversaires plus formidable que jamais ; elle enflamma plus que jamais la haine qui divisait le peuple et le sénat ; elle arma tous les bras, fit couler le sang, et renversa toutes les barrières élevées pour le maintien de l’ordre civil. Les magistrats ne pouvant plus s’opposer au désordre, ni les partis se reposer sur eux, on eut recours aux remèdes privés, et chacun chercha à se choisir un chef qui pût le défendre. Au milieu de ces troubles et de ces dissensions, le peuple, ébloui par la réputation de Marius, jeta les yeux sur lui et le nomma quatre fois consul ; et ses consulats furent tellement rapprochés, qu’il put se faire lui-même consul trois autres fois. La noblesse, n’ayant point d’autre remède à opposer à ce fléau se tourna du côté de Sylla, le combla de ses faveurs, et l’ayant mis à sa tête, la guerre civile s’alluma, le sang coula par torrents, et, après de nombreuses vicissitudes, la noblesse resta victorieuse. Ces commotions agitèrent de nouveau la république au temps de César et de Pompée, lorsque le premier, devenu chef du parti de Marius, et le second, du parti de Sylla, César vit la victoire se déclarer pour lui, et parvint à se rendre le premier tyran de Rome. Dès ce moment la liberté fut étouffée pour jamais.

Tels furent les commencements et la fin de la loi agraire ; et si ce que j’avance ici des résultats qu’eut cette loi paraît en contradiction avec ce que j’ai prouvé ailleurs, que les inimitiés qui régnaient entre le peuple et le sénat maintinrent la liberté dans Rome, en faisant naître les lois qui furent établies en sa faveur, je répondrai que je ne m’écarte en aucune manière de mon opinion ; car l’ambition des grands est telle, que si dans un État on ne s’efforce, par tous les moyens et par toutes les voies, de l’écraser sans pitié, elle l’entraîne bientôt dans sa chute. Et si la loi agraire travailla trois cents ans à rendre Rome esclave, Rome serait bien plus tôt tombée dans les chaînes, si le peuple, au moyen de cette loi et de ses autres prétentions, n’eût toujours réussi à refréner l’ambition des nobles.

Cet exemple prouve encore combien les hommes font plus d’estime de la richesse que des honneurs mêmes. En effet, la noblesse romaine céda toujours sans de trop vives dissensions une partie de ses honneurs au peuple ; mais lorsqu’il fut question de ses richesses, son opiniâtreté à les défendre fut telle, que le peuple, pour satisfaire la soif de l’or qui le dévorait, fut contraint de recourir aux voies extraordinaires. Les Gracques furent les moteurs de ces désordres ; et l’on doit plutôt louer leurs intentions que leur prévoyance. Tenter la destruction d’un abus qui s’est introduit dans le gouvernement d’un État, en créant une loi dont les dispositions s’étendent jusque dans le passé, est une mesure mal prise, ainsi que je l’ai exposé longuement ci-dessus, et qui ne fait qu’accélérer le mal où ce désordre vous précipite déjà ; mais lorsque l’on emploie le remède du temps, ou le mal est lent dans sa marche, ou il s’éteint de lui-même avant d’arriver à son terme.