Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 38

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 233-236).



CHAPITRE XXXVIII.


Les républiques faibles sont irrésolues et ne savent point prendre un parti ; ou si elles parviennent à en adopter un, c’est plutôt à la nécessité qu’à leur choix qu’il faut l’attribuer.


Le fléau de la peste ravageait Rome ; les Èques et les Volsques crurent que le temps était arrivé de pouvoir la dompter ; ils rassemblèrent en conséquence une armée formidable, et attaquèrent d’abord les Latins et les Herniques, qui, voyant leur pays ravagé, furent contraints de faire connaître aux Romains leur fâcheuse position et d’implorer leur secours. Les Romains, accablés par la contagion, leur répondirent qu’ils n’avaient qu’à se défendre eux-mêmes et avec leurs propres armes, parce qu’ils ne pouvaient leur prêter aucun appui. La grandeur d’âme et la sagesse du sénat éclatent dans cette réponse. On y voit qu’en toutes les circonstances il voulut toujours être le maître des résolutions des peuples qui lui étaient soumis, et qu’il ne rougit jamais de prendre une résolution contraire à sa manière ordinaire d’agir, ou même à une détermination qu’il avait déjà embrassée, lorsque la nécessité le lui commandait.

Il faut remarquer en effet que précédemment il avait défendu à ces mêmes peuples de s’armer et de se défendre, de manière qu’un sénat moins éclairé aurait cru déchoir de son autorité en leur permettant de pourvoir à leur défense. Mais il porta toujours un jugement sain des choses ; il regarda toujours comme le meilleur le parti le moins funeste. S’il lui était pénible de ne pouvoir défendre ses sujets, il lui paraissait également dur de les voir s’armer sans sa permission, et par les motifs que j’ai déjà exposés, et par une foule d’autres que l’on comprend aisément. Convaincu que la nécessité contraindrait sans faute ces peuples à s’armer afin de se soustraire à l’ennemi qui les pressait, il prit le parti le plus honorable, et voulut que ce qu’ils avaient à faire fût autorisé par lui, de peur qu’ayant désobéi une fois par nécessité, ils ne s’habituassent dans la suite à désobéir par caprice. Il semble que dans de pareilles circonstances toute république aurait pris le même parti ; mais les États faibles ou mal conseillés ne savent jamais se résoudre, ni se faire honneur de la nécessité.

Le duc de Valentinois s’était emparé de Faenza et avait forcé Bologne de traiter avec lui. Comme il se disposait à traverser la Toscane pour retourner à Rome, il envoya à Florence un de ses affidés, demander le passage pour lui et pour son armée. On délibéra dans la ville sur le parti qu’il y avait à prendre, et personne ne proposa d’accueillir sa demande. C’était s’éloigner entièrement de la politique des Romains ; car le duc avait des forces redoutables, et les Florentins étaient trop faibles pour l’empêcher de passer ; il eût été bien plus honorable pour eux de paraître lui avoir accordé le passage, que de se le voir arracher par force. Toute la honte en rejaillit sur eux, et ils s’en seraient préservés en partie, s’ils s’étaient conduits d’une manière différente ; mais le plus grand vice de toutes les républiques faibles, c’est l’irrésolution ; en sorte que chaque parti qu’elles prennent leur est dicté par la force ; et s’il en résulte quelque bien, c’est à la nécessité et non à leur sagesse qu’elles doivent en rendre grâces.

Je veux en donner deux autres exemples contemporains, arrivés dans les États de notre république en 1500.

Après que le roi de France Louis XII se fut emparé de Milan, il désira de prendre Pise aux Florentins, pour en obtenir en retour cinquante mille ducats, qu’ils lui avaient promis pour prix de cette restitution : il envoya ses armées du côté de Pise, sous le commandement de monseigneur de Beaumont, qui, quoique Français, avait obtenu la confiance des Florentins. Ce général conduisit en effet son armée entre Cascina et Pise, dans l’intention d’attaquer cette dernière ville. Il y séjournait déjà depuis plusieurs jours pour diriger les apprêts du siége, lorsque des députés pisans vinrent le trouver, et offrirent de remettre la ville à l’armée française, si le roi voulait promettre de ne point la livrer avant quatre mois aux Florentins. Cette proposition fut rejetée sur tous les points par ces derniers ; on voulut prendre Pise par force, mais on ne retira de cette démarche que la honte de l’avoir entreprise.

Le refus d’écouter cette proposition venait de la méfiance que les Florentins avaient conçue contre le roi, entre les mains duquel ils avaient été obligés de se remettre par suite de la faiblesse de leurs résolutions. Ils ne s’apercevaient pas non plus qu’il valait bien mieux pour eux que le roi fût en position de leur restituer la ville de Pise après y être entré, ou, en ne la rendant pas, de dévoiler alors sa mauvaise foi, que de les obliger, en leur promettant une chose dont il n’était pas maître, à n’acheter que des promesses. Ils auraient bien mieux fait de consentir que Beaumont s’en fût emparé sous une condition quelconque, ainsi que l’expérience le fit voir en 1502.

Arezzo s’était révolté ; le roi de France envoya au secours des Florentins une armée française commandée par monseigneur Imbault. Arrivé à peu de distance de la ville, Imbault entama des négociations avec les habitants, qui consentaient à livrer la place sous des conditions à peu près semblables à celles qu’avaient proposées les Pisans. Cette proposition fut encore rejetée par les Florentins ; mais monseigneur Imbault, qui vit la faute où leur aveuglement allait les précipiter, commença à traiter en son nom avec les Aretins, sans y faire intervenir les commissaires de Florence ; et à la faveur du traité, qui fut bientôt conclu comme il le désirait, il entra dans Arezzo avec son armée, faisant sentir aux Florentins l’imprudence de leur conduite et leur peu d’expérience des affaires de ce monde. Il ajouta que s’ils désiraient Arezzo, ils n’avaient qu’à en instruire le roi, qui avait bien plus de facilité de leur donner cette ville, maintenant que ses troupes l’occupaient, que quand elles étaient encore hors de son sein. Cependant on ne laissait pas dans Florence de déchirer monseigneur Imbault et de l’accabler de reproches, jusqu’à ce qu’on reconnût enfin que si Beaumont eût agi comme ce dernier, Florence eût possédé Pise comme elle obtint Arezzo.

Ainsi, pour en revenir à notre sujet, les républiques dont les volontés sont incertaines ne savent jamais prendre un bon parti que quand la nécessité les y oblige ; parce que leur faiblesse les empêche de se déterminer dès qu’il y a le moindre doute ; et si ce doute n’était surmonté par une violence qui les précipite, elles flotteraient dans une éternelle incertitude.