Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 39

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 236-238).



CHAPITRE XXXIX.


On voit souvent arriver des événements semblables chez des peuples différents.


Quiconque étudie les événements contemporains et ceux qui se sont passés dans l’antiquité, s’aperçoit sans peine que les mêmes désirs et les mêmes passions ont régné et règnent encore sous tous les gouvernements et chez tous les peuples. Il est donc facile pour celui qui approfondit les événements du passé de prévoir ceux que l’avenir réserve à chaque État, d’y appliquer les remèdes dont usaient les anciens, ou, s’il n’en existe pas qui aient été employés, d’en imaginer de nouveaux d’après la similitude des événements. Mais comme on néglige ces observations, ou que celui qui lit ne sait point les faire, ou que s’il les fait, elles restent inconnues à ceux qui gouvernent, il en résulte que les mêmes désordres se renouvellent dans tous les temps.

Après l’année 1494, la ville de Florence ayant perdu une partie de ses possessions, telles que Pise et quelques autres villes, on se vit forcé de faire la guerre à ceux qui s’en étaient rendus maîtres, et comme ces nouveaux possesseurs étaient puissants, il en résulta pour l’État des frais énormes sans aucun avantage ; ces grandes dépenses entraînèrent des charges plus pesantes encore, qui excitèrent de toutes parts les murmures du peuple. Comme cette guerre était dirigée par un conseil de dix citoyens, que l’on nommait les dix de la guerre, la multitude commença à concevoir contre eux de violents soupçons, comme s’ils eussent été les seuls moteurs des hostilités et des dépenses qu’elles occasionnaient ; on crut que si l’on abolissait cette magistrature, on étoufferait les causes de la guerre ; en conséquence, lorsqu’arriva l’époque du renouvellement des dix, on ne procéda point aux élections, et après avoir laissé expirer leur commission, on en confia les pouvoirs à la seigneurie. Cette résolution eut les suites les plus funestes ; car non-seulement elle ne mit point de terme à la guerre, comme l’universalité des citoyens l’espérait, mais elle éloigna les hommes qui la dirigeaient avec sagesse. C’est ainsi qu’outre la ville de Pise on perdit Arezzo et une foule d’autres cités. Le peuple reconnut alors son erreur ; il vit que la cause de son mal était la fièvre, et non le médecin, et il rétablit le conseil des dix.

La même méfiance éclata dans Rome contre le nom de consul, lorsque, voyant la guerre naître de la guerre, et le repos fuir toujours devant ses vœux, le peuple, au lieu de penser que cet état d’hostilités continuelles prenait sa source dans la jalousie des peuples voisins, crut que la guerre naissait de l’ambition des nobles, qui, ne pouvant parvenir à le punir dans Rome, où il était défendu par la puissance des tribuns, voulaient que les consuls le conduisissent au loin pour l’opprimer à leur aise dans des lieux où il ne pouvait espérer d’appui. Il jugea, en conséquence, qu’il était de son intérêt, ou d’abolir le consulat, ou de limiter tellement son pouvoir, que cette autorité ne pût s’étendre sur le peuple, ni au dehors, ni dans les murs de Rome. Le premier qui proposa cette loi fut le tribun Terentillus ; il demanda que l’on créât cinq citoyens chargés d’examiner l’autorité des consuls, et d’y imposer des limites. Cette proposition irrita profondément la noblesse, qui crut voir une véritable insulte à la majesté de l’empire dans l’abaissement auquel on voulait la réduire en l’écartant du gouvernement de la république. Néanmoins l’opiniâtreté des tribuns fut tellement puissante, que le nom de consul fut aboli ; et après avoir essayé différentes mesures, on aima mieux établir des tribuns avec le pouvoir consulaire que de renommer des consuls ; c’était plutôt leur nom qu’on avait pris en haine, que leur autorité. Cette nouvelle magistrature subsista de longues années ; mais enfin le peuple, ayant reconnu son erreur, rétablit de nouveau ses consuls, comme les Florentins revinrent au conseil des dix.