Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 49

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 259-262).


CHAPITRE XLIX.


Si les villes libres dès leur naissance, telles que Rome, ont de la peine à établir des lois qui conservent leur liberté, cela est presque impossible pour celles qui sont nées dans la servitude.


La marche et les progrès de la république romaine prouvent combien il est difficile d’organiser un gouvernement libre, où toutes les lois ne tendent qu’au maintien de la liberté. Malgré la multitude de toutes celles qu’avaient d’abord données Romulus, Numa, Tullus Hostilius, puis Servius, et en dernier lieu les décemvirs, dont l’établissement n’avait pas d’autre objet, chaque jour la marche du gouvernement découvrait quelque nouveau besoin qui exigeait la création d’institutions nouvelles.

C’est ce qui arriva lorsqu’on établit les censeurs, que l’on peut regarder comme un des remparts les plus fermes que Rome ait élevés pour protéger sa liberté, tant que sa liberté exista ; devenus en effet les suprêmes arbitres des mœurs des citoyens, ils furent une des causes les plus puissantes qui retardèrent la corruption du peuple romain.

On commit bien une faute dès l’origine même de cette magistrature en l’établissant pour cinq années ; mais peu de temps après cette faute fut réparée par la sagesse de Mamercus, dictateur, qui par une nouvelle loi réduisit la durée de cette charge à dix-huit mois. Les censeurs qui se trouvaient alors en exercice furent tellement irrités de cette mesure, qu’ils exclurent Mamercus du sénat ; conduite qui fut généralement désapprouvée et par le peuple et par les patriciens. Et comme on ne dit pas que Mamercus ait pu éviter cet outrage, il faut ou que l’histoire soit ici incomplète, ou que les lois romaines fussent défectueuses en cette partie ; car il ne faut pas qu’une république soit organisée de manière à ce qu’un citoyen, pour avoir osé promulguer une loi conforme à un gouvernement libre, soit exposé à en être puni sans pouvoir se défendre.

Mais pour en revenir à l’objet de ce chapitre, je dis que, par la création de cette nouvelle magistrature, on voit que si les États dont les commencements furent libres, et qui, comme Rome, se sont gouvernés eux-mêmes, ont eu tant de peine à trouver des lois propres à maintenir leur liberté, il ne faut pas s’étonner si les villes qui prirent naissance au sein de l’esclavage ont rencontré, je ne dirai pas de la difficulté, mais de l’impossibilité à jamais organiser une constitution qui leur assurât la liberté et la tranquillité. La ville de Florence en est un exemple. Son origine fut dépendante de l’empire romain : accoutumée à vivre sous le gouvernement d’un maître, elle resta longtemps assujettie et sans s’occuper de sa propre existence ; ayant trouvé depuis l’occasion de respirer, elle commença à établir une constitution qui lui fût propre ; mais ces nouvelles institutions, mêlées avec les anciennes, qui ne valaient rien, ne purent pas non plus être bonnes. C’est ainsi que pendant une période de deux cents ans, dont on possède des traditions certaines, elle languit sans avoir eu jamais de gouvernement qui ait pu lui faire donner avec raison le nom de république.

Les difficultés qu’elle a trouvées dans son sein, on les retrouve dans toutes les cités qui ont eu les mêmes commencements ; et quoique bien souvent les libres suffrages du peuple aient confié à un petit nombre de citoyens le pouvoir d’y établir la réforme, cette réforme n’a jamais été organisée pour l’utilité commune, mais elle l’a toujours été à l’avantage d’un parti ; en sorte qu’au lieu de remettre l’ordre dans la cité, on n’a fait qu’accroître le désordre.

Pour citer à cet égard un exemple particulier, je dis que, parmi les considérations qui doivent fixer la pensée du fondateur d’un État, une des plus importantes est de savoir dans quelles mains il dépose le droit de punir de mort les citoyens. Les institutions romaines étaient admirables sur ce point : ordinairement on pouvait en appeler au peuple ; mais s’il arrivait une circonstance impérieuse où il fût dangereux d’accueillir l’appel et de surseoir à l’exécution, on nommait soudain un dictateur, qui faisait exécuter sur-le-champ la sentence ; remède auquel les Romains n’eurent jamais recours que dans une nécessité pressante.

Mais à Florence, et dans les autres villes d’une origine semblable, et habituées comme elle à la servitude, ce pouvoir terrible était confié à un étranger commis par l’État pour remplir cet office. Quand par la suite ces villes eurent conquis leur indépendance, elles continuèrent à confier ce droit à un étranger, auquel on donnait le titre de capitaine. Cet emploi présentait les plus grands dangers, par la facilité qu’avaient les citoyens puissants de corrompre celui qui le remplissait. Mais le temps ayant amené de nombreuses modifications dans le gouvernement de l’État, on établit huit citoyens pour remplir les fonctions du capitaine. Ce changement ne fit que rendre cette institution plus mauvaise encore, de mauvaise qu’elle était déjà, par la raison que nous avons déjà dite, que le petit nombre est toujours l’instrument du petit nombre et des citoyens puissants.

Venise a su se préserver de ce danger : elle a établi le conseil des Dix, qui peut sans appel punir tous les citoyens. Comme son autorité pourrait être trop faible contre des hommes puissants, quoiqu’il ait cependant le pouvoir de les punir, on a établi les quaranties ; et l’on a voulu de plus que le conseil des pregadi, qui est le sénat, eût le droit de punir les coupables ; de sorte que comme les accusateurs ne manquent pas, il se trouve aussi toujours des juges pour contenir les hommes puissants.

Lorsqu’on voit donc la république romaine, qui dut à sa propre sagesse et à celle de tant d’illustres citoyens les belles institutions qui la régissaient, forcée chaque jour par les événements d’établir de nouvelles lois en faveur de la liberté, il ne faut pas s’étonner si dans d’autres États dont les commencements furent plus désordonnés, il s’élève de telles difficultés, qu’il soit toujours impossible d’y rétablir l’ordre.