Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 52

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 265-267).


CHAPITRE LII.


Le moyen le plus sûr et le moins tumultueux de réprimer l’ambition d’un citoyen qui devient tout-puissant dans un État, c’est de le devancer dans les voies mêmes qu’il a prises pour parvenir à la grandeur.


On voit, par le chapitre précédent, quel crédit le sénat acquit sur le peuple en se parant, comme d’un bienfait, de la paye qu’il lui avait accordée, ainsi que de la manière dont il avait assis les impôts. Si la noblesse eût toujours persévéré dans les mêmes sentiments, toute cause de trouble disparaissait à jamais de la ville ; les tribuns perdaient l’influence qu’ils avaient auprès du peuple, et, par une conséquence nécessaire, toute leur autorité. Il est d’ailleurs certain que dans une république, et surtout dans celles qui sont corrompues, on ne peut employer un moyen plus sûr, plus facile, plus exempt de tumulte, pour s’opposer à l’ambition d’un citoyen, que de le devancer dans tous les chemins par lesquels on le voit marcher au but qu’il s’est marqué. Si l’on se fût servi de ces mesures contre Côme de Médicis, ses adversaires s’en seraient bien mieux trouvés que de le chasser de Florence ; et si les citoyens qui lui disputaient le pouvoir avaient pris comme lui le parti d’être les bienfaiteurs du peuple, ils seraient parvenus sans bruit et sans violence à faire tomber de ses mains les armes dont il se prévalait le plus.

Pierre Soderini s’était acquis la plus haute réputation dans Florence par les seuls soins qu’il mettait à protéger le peuple, et il passait dans l’esprit de la multitude pour l’ami le plus sincère de la liberté. Certes il était bien plus facile, bien plus généreux aux citoyens auxquels sa puissance portait ombrage, il était bien moins dangereux pour eux et pour l’État même de le devancer dans les chemins par lesquels il s’élevait à la grandeur, que de chercher à le heurter de front, afin d’entraîner dans sa ruine le reste de la république. S’ils avaient rendu nulles entre ses mains les armes qui faisaient toute sa force, et cela leur était bien facile, ils auraient pu, dans tous les conseils, dans toutes les assemblées publiques, s’opposer à lui sans crainte, et sans être retenus par aucune considération. On dira peut-être que si les citoyens, que la haine animait contre Soderini, commirent une erreur grave en ne le devançant pas dans l’emploi des moyens par lesquels il étendait son influence parmi le peuple, Pierre, de son côté, ne fit pas une faute moins grande en négligeant à son tour de prévenir ses adversaires en tournant contre eux les armes dont ils le menaçaient. Mais Soderini mérite qu’on l’excuse sur ce point, et parce qu’il lui était difficile de suivre cette conduite, et parce qu’il n’eût pu le faire avec honneur : en effet, les moyens dont on se servit pour le renverser, et avec lesquels, après l’avoir combattu, on finit par précipiter sa ruine, consistaient à favoriser les Médicis. L’honneur s’opposait à ce qu’il prît ce parti, parce qu’il n’aurait pu, sans se perdre de réputation, aider à la ruine de cette liberté, dont la garde lui était confiée. De plus, il aurait fallu favoriser les Médicis ouvertement et tout d’un coup, et ce parti l’aurait exposé à de plus grands périls encore ; car, de quelque manière qu’il se fût montré l’ami des Médicis, il serait devenu suspect et odieux au peuple, et ses ennemis, plus que jamais, auraient eu l’occasion de le perdre.

Ainsi, les hommes doivent considérer un parti sous toutes ses faces, et en peser avec soin les inconvénients et les dangers, et ne point l’embrasser lorsqu’ils y voient plus de périls que d’utilité, alors même qu’ils seraient certains de faire adopter leur résolution. En agissant d’une manière différente, on s’exposerait au danger qu’éprouva Cicéron lorsque, voulant détruire l’influence d’Antoine, il ne fit que l’augmenter. Antoine avait été déclaré ennemi du sénat ; il rassembla soudain une armée formidable, composée en grande partie de soldats qui avaient marché sous les aigles de César. Cicéron, pour lui enlever ses soldats, exhorta le sénat à donner toute sa confiance à Octave, et à l’envoyer avec l’armée de la république et les consuls contre Marc-Antoine, alléguant pour motif qu’à peine les soldats, qui suivaient leur ennemi, auraient entendu le nom d’Octave, neveu du dictateur, et qui se faisait aussi nommer César, ils déserteraient le parti opposé et se réuniraient à Octave, de manière que Marc-Antoine, dépouillé de tous ses partisans, serait facilement renversé. L’avis de Cicéron eut une issue tout opposée à celle qu’on présumait. Marc-Antoine sut gagner Octave, et tous deux se réunirent aux dépens de Cicéron et du sénat ; alliance funeste, qui perdit pour jamais le parti des grands. Rien n’était plus facile à prévoir. Ce n’était pas le conseil de Cicéron qu’il fallait suivre ; mais c’était le nom de César qu’on devait craindre, ce nom dont la gloire avait dissipé tous ses ennemis, et qui lui avait acquis dans Rome un pouvoir suprême ; et l’on ne devait attendre des héritiers du dictateur ou de ses complices rien de favorable à la liberté.