Durée et simultanéité/Appendice III

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Alcan (p. 266-286).

APPENDICE III

Le « temps propre » et la « ligne d’Univers ».


Nous venons de montrer, d’abord dans un cas particulier, puis d’une manière plus générale, la réciprocité de l’accélération. Il est naturel que cette réciprocité échappe à l’attention quand la théorie de la Relativité se présente sous sa forme mathématique. Nous en avons implicitement donné la raison dans notre sixième chapitre[1]. Nous disions : 1° que la théorie de la Relativité est obligée de mettre sur le même plan la « vision réelle » et la « vision virtuelle », la mesure effectivement prise par un physicien existant et celle qui est censée avoir été prise par un physicien simplement imaginé ; 2° que la forme donnée à cette théorie depuis Minkowski a précisément pour effet de dissimuler la différence entre le réel et le virtuel, entre ce qui est perçu ou perceptible et ce qui ne Test pas. La réciprocité de l’accélération n’apparaît que si l’on rétablit cette distinction, accessoire pour le physicien, capitale pour le philosophe. En même temps se comprend la signification du « retard » que l’accélération imprimerait à une horloge qui se déplace. Elle se comprend, sans qu’il y ait rien à ajouter à ce que nous avons dit en traitant du mouvement uniforme : l’accélération ne saurait créer ici des conditions nouvelles, puisque ce sont nécessairement les formules de Lorentz qu’on applique encore (en général à des éléments infinitésimaux) quand on parle de Temps multiples et ralentis. Mais, pour plus de précision, nous allons examiner en détail la forme spéciale que présente, dans ce cas, la théorie de la Relativité. Nous la prendrons dans un livre récent qui fait déjà autorité, dans l’important ouvrage de M. Jean Becquerel (op. cit., p. 48-51).

«  Dans un système de référence lié à une portion de matière, c’est-à-dire dans un système dont tous les points sont dans le même état de mouvement, d’ailleurs quelconque, que cette portion de matière, la distance spatiale entre deux événements concernant la portion de matière est toujours nulle. On a donc, dans ce système où ,
,

est l’élément de temps propres de la portion de matière considérée et de tout le système qui lui est lié. Le temps propre écoulé entre deux événements et est le temps que mesurera un observateur, c’est le temps qu’enregistreront les horloges dans ce système.

« Une horloge liée à un mobile (dont le mouvement n’a plus besoin ici d’être soumis à la restriction de la translation uniforme) mesure la longueur, divisée par , de l’arc de ligne d’Univers de ce mobile.

Considérons maintenant un point matériel libre . La loi d’inertie de Galilée nous enseigne que ce point est en mouvement rectiligne et uniforme : à cet état de mouvement correspond, dans l’Espace-Temps, une ligne d’Univers formée par l’ensemble des événements qui représentent les diverses positions successives de ce mobile dans son état de mouvement uniforme, positions qu’on peut repérer dans un système quelconque.

Sur la ligne d’Univers de , choisissons deux événements déterminés et ... Entre ces événements nous pouvons imaginer dans l’Espace-Temps une infinité de lignes d’Univers réelles... Prenons l’une quelconque de ces lignes d’Univers ; il suffit pour cela de considérer un second mobile , parti de l’événement , qui, après avoir parcouru, avec une vitesse plus ou moins grande, un trajet spatial plus ou moins long, trajet que nous allons repérer dans un système en translation uniforme lié à , rejoint ce mobile à l’événement .

En résumé, nos données sont les suivantes : les deux mobiles et sont en coïncidence absolue aux événements et  ; entre ces événements, leurs lignes d’Univers sont différentes ; est supposé en translation uniforme. Enfin nous repérons les événements dans un système lié à .

Il importe de remarquer que , ayant quitté en le système uniforme pour y revenir en (ou seulement pour y passer en ), a nécessairement subi une accélération entre les événements A et .

Prenons deux époques et du temps du système , comprises entre les époques et auxquelles se produisent, toujours dans le système lié à , les événements et . Aux époques et , le second mobile est repéré  ; , , , dans le système  ; ces coordonnées déterminent, sur la ligne d’Univers de , deux événements et infiniment voisins, dont l’intervalle est  ; on a[2]

mais on a aussi

,

étant l’élément de temps propre du mobile . On déduit de là[3]

étant la vitesse du mobile à l’époque , vitesse et temps mesurés dans le système uniforme du mobile .

On a donc finalement

(1) ,

ce qui signifie : le temps propre d’un mobile entre deux événements de sa ligne d’Univers est plus court que le temps mesuré entre les mêmes événements dans un système en translation uniforme ; il est d’autant plus court que la vitesse du mobile par rapport au système uniforme est plus grande...

Nous n’avons pas encore tenu compte de la coïncidence absolue des mobiles (en translation uniforme) et (mouvement quelconque) aux événements et . Intégrons (1)

,

plus le mouvement du mobile entre les événements et communs aux deux mobiles différera d’un mouvement rectiligne et uniforme, plus, par conséquent, les vitesses par rapport à seront grandes, puisque la durée totale est fixe, et plus le temps propre total sera court.

En d’autres termes : entre deux événements déterminés, la plus LONGUE ligne d’Univers est celle qui correspond au mouvement de translation uniforme.

[Il importe de remarquer que, dans la démonstration précédente, il n’y a pas réciprocité entre les systèmes de référence liés à et à , parce que n’est pas en translation uniforme. C’est l’accélération de qui a créé la dissymétrie : on reconnaît ici le caractère absolu de l’accélération].

D’étranges conséquences se déduisent des résultats qui viennent d’être établis.

Dans un système en translation uniforme — la Terre, par exemple, car son accélération est faible — deux horloges identiques et synchrones sont au même endroit. On déplace l’une très rapidement et on la ramène près de l’autre au bout du temps (temps du système) ; elle se trouve en retard sur l’autre horloge, de  ; si l’accélération a été instantanée au départ comme à l’arrivée et si la vitesse est restée constante en grandeur, le retard est .  »


On ne saurait s’exprimer avec plus de précision. Du point de vue physico-mathématique, le raisonnement est d’ailleurs irréprochable : le physicien met sur la même Ligne les mesures effectivement prises dans un système et celles qui, de ce système, apparaissent comme effectivement prises dans un autre. C’est avec ces deux espèces de mesure, confondues dans le même traitement, qu’il construira une représentation scientifique du monde ; et comme il doit les traiter de la même manière, il leur attribuera la même signification. Tout autre est le rôle du philosophe. D’une manière générale, il veut distinguer le réel du symbolique ; plus précisément et plus spécialement, il s’agit ici pour lui de déterminer ce qui est temps vécu ou capable, d’être vécu, temps effectivement mesuré, et ce qui est temps simplement représente à la pensée, temps qui s’évanouirait à l’instant même où un observateur en chair et en os se transporterait sur les lieux pour le mesurer effectivement. De ce point de vue nouveau, ne comparant plus que du réel à du réel, ou bien alors du représenté à du représenté, on verra reparaître, là où l’accélération semblait avoir apporté la dissymétrie, une parfaite réciprocité. Mais examinons de près le texte que nous venons de citer.

On remarquera que le système de référence y est défini « un système dont tous les points sont dans le même état de mouvement ». Par le fait, le « système de référence lié à  » est supposé en translation uniforme, tandis que le « système de référence lié à  » est en état de mouvement varié. Soient et ces deux systèmes. Il est clair que le physicien réel se donne alors un troisième système où il se suppose lui-même installé et qui est, par là même, immobilisé : c’est seulement par rapport à ce système que et peuvent se mouvoir. S’il n’y avait que et , nécessairement c’est en ou en qu’il se placerait, et nécessairement l’un des deux systèmes se trouverait immobilisé. Mais alors, le physicien réel étant en , le temps réel, je veux dire vécu et effectivement mesuré, est celui du systèmes . Le temps du système , étant le temps d’un système en mouvement par rapport à , est déjà un temps ralenti : ce n’est d’ailleurs qu’un temps représenté, je veux dire attribué par l’observateur en au système . Dans ce système S on a supposé un observateur qui le prend pour système de référence. Mais, encore une fois, si le physicien prenait réellement ce système pour système de référence, il s’y placerait, il l’immobiliserait ; du moment qu’il reste en et qu’il laisse le système en mouvement, il se borne à se représenter un observateur qui prendrait pour système de référence. Bref, nous avons en ce que nous appelions un observateur fantasmatique, censé prendre pour système de référence ce système que le physicien réel en se représente en mouvement.

Entre l’observateur en (s’il devenait réel) et l’observateur réel en la réciprocité est d’ailleurs parfaite. L’observateur fantasmatique en , redevenu réel, retrouverait aussitôt le temps réel du système , puisque son système se serait immobilisé, puisque le physicien réel s’y serait transporté, puisque les deux systèmes, en tant que référants, sont interchangeables. En aurait passé le temps fantasmatique.

Maintenant, tout ce que nous venons de dire de par rapport à , nous pourrons le répéter, par rapport à ce même système , du système . En immobile sera encore le Temps réel, vécu et effectivement mesuré par le physicien en . Ce physicien, prenant son système pour système de référence, attribuera à un Temps ralenti, à rythme cette fois variable, puisque la vitesse du système varie. A tout instant, d’ailleurs, il y aura encore réciprocité entre et  : si l’observateur en se transportait en , aussitôt s’immobiliserait et toutes les accélérations qui étaient en passeraient en  ; les Temps ralentis, simplement attribués, passeraient avec elles en , et c’est en que serait le Temps réel.

Nous venons de considérer le rapport de immobile à en translation uniforme, puis le rapport de immobile à en état de mouvement varié. Dans l’un et l’autre cas il y a réciprocité parfaite, — pourvu que l’on prenne comme tous deux référants, en s’y transportant tour à tour, les systèmes que l’on compare, ou qu’on les prenne tous deux comme référés en les abandonnant tour à tour. Dans l’un et l’autre cas il y a un seul Temps réel, celui que le physicien réel constatait d’abord en , et qu’il retrouve en et en quand il s’y transporte, puisque et sont interchangeables en tant que référants, comme aussi et .

Reste alors à envisager directement le rapport de en translation uniforme à en état de mouvement varié. Mais nous savons que, si est en mouvement, le physicien qui s’y trouve est un physicien simplement représenté : le physicien réel est en . Le système de référence réellement adopté est , et le système est non pas un système de référence réel, mais le système de référence supposé qu’adopterait l’observateur simplement imaginé. Déjà fantasmatique est cet observateur. Doublement fantasmatique sera alors la notation faite par lui de ce qui se passe en  ; ce sera une représentation attribuée à un observateur qui n’est lui-même qu’une représentation. Lors donc qu’on déclare, dans le texte ci-dessus, qu’il y a dissymétrie entre et , il est clair que cette dissymétrie ne concerne pas les mesures réellement prises en ni les mesures réellement prises en , mais celles qui, du point de vue de , sont attribuées à l’observateur en et celles qui, du point de vue de encore, sont censées être attribuées à l’observateur en par l’observateur en . Mais alors, entre réel et réel, quel est le véritable rapport ?

Pour le savoir, nous n’avons qu’à placer notre observateur réel, tour à tour, en et . Nos deux systèmes vont ainsi devenir successivement réels, mais aussi, successivement, immobiles. C’est d’ailleurs le parti que nous aurions pu prendre tout de suite, sans passer par un si long détour, en suivant à la lettre le texte cité et en considérant seulement le cas particulier où le système , qu’on nous dit en translation uniforme, est animé d’une vitesse constante égale à zéro. Voilà donc notre observateur réel en , cette fois immobile. Il est clair que cet observateur en trouvera qu’il n’y a pas réciprocité entre son propre système, immobile, et le système qui le quitte pour venir ensuite le rejoindre. Mais, si nous le plaçons maintenant en , qui se trouvera ainsi immobilisé, il constatera que le rapport de à est identiquement ce qu’était tout à l’heure le rapport de à  : c’est maintenant qui quitte et qui vient le rejoindre. Ainsi, encore une fois, il y a symétrie, réciprocité parfaite entre et référants, entre et référés. L’accélération ne change donc rien à la situation : dans le cas du mouvement varié comme dans celui du mouvement uniforme, le rythme du temps ne varie d’un système à l’autre que si l’un des deux systèmes est référant et l’autre référé, c’est-à-dire si l’un des deux temps est susceptible d’être vécu, effectivement mesuré, réel, tandis que l’autre est incapable d’être vécu, simplement conçu comme mesuré, irréel. Dans le cas du mouvement varié comme dans celui du mouvement uniforme, la dissymétrie existe non pas entre les deux systèmes, mais entre l’un des systèmes et une représentation de l’autre. Il est vrai que le texte cité nous montre précisément l’impossibilité où l’on se trouve, dans la théorie de la Relativité, d’exprimer mathématiquement cette distinction. La considération des « lignes d’Univers », introduite par Minkowski, a même pour essence de masquer, ou plutôt d’effacer, la différence entre le réel et le représenté. Une expression telle que semble nous placer hors de tout système de référence, dans l’Absolu, en face d’une entité comparable à l’Idée platonicienne. Alors, quand on en use pour des systèmes de référence déterminés, on croit particulariser et matérialiser une essence immatérielle et universelle, comme fait le platonicien quand il passe de l’Idée pure, contenant éminemment tous les individus d’un genre, à l’un quelconque d’entre eux. Tous les systèmes viennent alors se placer sur la même ligne ; tous prennent la même valeur ; celui où l’on a est plus qu’un système comme les autres. On oublie que ce système était celui du physicien réel, que les autres sont seulement ceux de physiciens imaginés, qu’on avait cherché un mode de représentation convenant en même temps à ceux-ci et à celui-là, et que l’expression avait précisément été le résultat de cette recherche : on commettrait donc une véritable pétition de principe en s’autorisant de cette expression commune pour mettre tous les systèmes au même rang et pour déclarer que tous leurs Temps se valent, puisqu’on n’avait obtenu cette communauté d’expression qu’en négligeant la différence entre le Temps de l’un d’eux — seul Temps constaté ou constatable, seul Temps réel — et les Temps de tous les autres, simplement imaginés et fictifs. Le physicien avait le droit d’effacer la différence. Mais le philosophe doit la rétablir. C’est ce que nous avons fait[4].

En somme, il n’y a rien à changer à l’expression mathématique de la théorie de la Relativité. Mais la physique rendrait service à la philosophie en abandonnant certaines manières de parler qui induisent le philosophe en erreur, et qui risquent de tromper le physicien lui-même sur la portée métaphysique de ses vues. On nous dit par exemple ci-dessus que, « si deux horloges identiques et synchrones sont au même endroit dans le système de référence, si l’on déplace l’une et si on la ramène près de l’autre au bout du temps (temps du système), elle retardera de sur l’autre horloge ». Il faudrait en réalité dire que l’horloge mobile présente ce retard à l’instant précis où elle touche, mouvante encore, le système immobile et où elle va y rentrer. Mais, aussitôt rentrée, elle marque la même heure que l’autre (il va de soi que les deux instants sont pratiquement indiscernables). Car le Temps ralenti du système mouvant n’est que du Temps attribué ; ce temps simplement attribué est le temps marqué par l’aiguille de l’horloge mouvante aux yeux d’un physicien simplement représenté ; l’horloge devant laquelle ce physicien est placé n’est alors qu’une horloge fantasmatique, substituée pour toute la durée du voyage à l’horloge réelle : de fantasmatique elle redevient réelle à l’instant où elle est rendue au système immobile. Réelle elle fût d’ailleurs restée pendant le voyage pour un observateur réel. Elle n’eût pris alors aucun retard. Et c’est justement pourquoi elle ne présente aucun retard quand elle se retrouve horloge simplement attribué est le temps marqué par l’aiguille de l’horloge mouvante aux yeux d’un physicien simplement représenté ; l’horloge devant laquelle ce physicien est placé n’est alors qu’une horloge fantasmatique, substituée pour toute la durée du voyage à l’horloge réelle : de fantasmatique elle redevient réelle à l’instant où elle est rendue au système immobile. Réelle elle fût d’ailleurs restée pendant le voyage pour un observateur réel. Elle n’eût pris alors aucun retard. Et c’est justement pourquoi elle ne présente aucun retard quand elle se retrouve horloge réelle, à l’arrivée.

Il va sans dire que nos remarques s’appliqueraient aussi bien à des horloges placées et déplacées dans un champ de gravitation[5]. D’après la théorie de la Relativité, ce qui est force de gravitation pour un observateur intérieur au système devient inertie, mouvement, accélération pour un observateur situé au dehors. Alors, quand on nous parle des « modifications subies par une horloge dans un champ de gravitation », s’agit-il de l’horloge réelle perçue dans le champ de gravitation par un observateur réel ? Évidemment non : aux yeux de celui-ci, gravitation signifie force et non pas mouvement. Or c’est le mouvement, et le mouvement seul, qui ralentit le cours du Temps d’après la théorie de la Relativité, puisque ce ralentissement ne peut jamais être posé que comme une conséquence des formules de Lorentz[6]. Donc, c’est pour l’observateur extérieur au champ, reconstituant par la pensée la position de l’aiguille sur le cadran mais ne la voyant pas, que la marche de l’horloge est modifiée dans le champ de gravitation. Au contraire le Temps réel, marqué par l’horloge réelle, vécu ou capable de l’être, reste un Temps à rythme constant : seul est modifié dans son rythme un Temps fictif, qui ne pourrait être vécu par rien ni par personne.

Prenons un cas simple, choisi par Einstein lui-même[7], celui d’un champ de gravitation produit par la rotation d’un disque. Dans un plan adopté comme système de référence, et par là même immobilisé, nous considérerons un point immobile. Sur ce plan nous poserons un disque absolument plat dont nous ferons coïncider le centre avec le point , et nous ferons tourner le disque autour d’un axe fixe perpendiculaire au plan en ce point. Nous aurons ainsi un véritable champ de gravitation, en ce sens qu’un observateur placé sur le disque constatera tous les effets d’une force le repoussant du centre ou, comme il dira peut-être, l’attirant vers la périphérie. Peu importe que ces effets ne suivent pas la même loi que ceux de la gravitation naturelle, qu’ils croissent proportionnellement à l’éloignement du centre, etc. : tout l’essentiel de la gravitation est là, puisque nous avons une action qui, émanant du centre, s’exerce sur les objets découpés dans le disque sans tenir compte de la matière interposée et produit sur tous, quelle que soit leur nature ou leur structure, un effet qui ne dépend que de leur masse et de leur distance. Maintenant, ce qui était gravitation pour l’observateur quand il habitait le disque, et quand il l’immobilisait ainsi en système de référence, deviendra effet de mouvement rotatoire, c’est-à-dire accéléré, quand il se transportera en ce point du système S avec lequel le centre du disque coïncide, et quand il érigera ce système, comme nous le faisons nous-mêmes, en système de référence. S’il se représente, sur la surface du disque, des horloges situées à des distances différentes du centre, et s’il les considère pendant un temps assez court pour que leur mouvement circulaire soit assimilable à une translation uniforme, il se dira naturellement que, leurs vitesses respectives à ce moment étant proportionnelles à la distance qui les sépare du centre, elles ne peuvent pas marcher synchroniquement : les formules de Lorentz indiquent en effet que le Temps se ralentit quand la vitesse augmente. Mais quel est ce Temps qui se ralentit ? Quelles sont ces horloges qui ne sont pas synchrones ? S’agit-il du Temps réel, des horloges réelles que percevait tout à l’heure l’observateur réel placé dans ce qui lui apparaissait comme un champ de gravitation ? Évidemment non. Il s’agit d’horloges qu’on se représente en mouvement, et elles ne peuvent être représentées en mouvement que dans l’esprit d’un observateur censé à son tour immobile, c’est-à-dire extérieur au système.

On voit à quel point le philosophe peut être induit en erreur par une manière de s’exprimer qui est devenue courante dans la théorie de la Relativité. On nous dit qu’un physicien, parti du point avec une horloge et la promenant sur le disque, s’apercevrait, une fois revenu au centre, qu’elle retarde maintenant sur l’horloge, auparavant synchrone, laissée au point . Mais l’horloge qui, partant du point , commence aussitôt à prendre du retard est une horloge devenue, dès ce moment, fantasmatique, n’étant plus l’horloge réelle du physicien réel : celui-ci est resté avec son horloge au point , ne détachant sur le disque envisagé comme mobile qu’une ombre de lui-même et de son horloge (ou bien alors, chaque point du disque où il se placera effectivement devenant, par là même, immobile, son horloge restée réelle se trouvera partout immobile et fonctionnera partout de la même manière). Où que vous mettiez le physicien réel, il apportera avec lui l’immobilité ; et tout point du disque où siège le physicien réel est un point d’où l’effet observé ne devra plus s’interpréter en termes d’inertie, mais en termes de gravitation ; celle-ci, en tant que gravitation, ne change rien au rythme du Temps, rien à la marche des horloges ; elle ne le fait que lorsqu’elle se traduit en mouvement aux yeux d’un physicien pour lequel les horloges et le Temps du système, où il ne siège plus[8], sont devenus de simples représentations. Disons donc, si nous maintenons notre physicien réel en , que son horloge, après avoir voyagé vers la périphérie du disque, rentrera en telle quelle, marchant comme elle marchait, n’ayant pris aucun retard. La théorie de la Relativité exige simplement ici qu’il y ait eu un retard à l’instant précis où elle allait rentrer en . Mais à cet instant précis elle était encore, comme elle l’était déjà à l’instant précis où elle quittait le système, fantasmatique.

On tombe d’ailleurs dans une confusion analogue, admissible chez le physicien, dangereuse pour le philosophe, quand on dit que, dans un système tel que le disque tournant, « il n’est pas possible de définir le temps au moyen d’horloges immobiles par rapport au système ». Est-il vrai que le disque constitue un système ? C’est un système, si nous le supposons immobile : mais alors, nous plaçons sur lui le physicien réel ; et en quelque point du disque que soit ce physicien réel avec son horloge réelle, il y a, comme on vient de le voir, le même Temps. Le Temps ne subit des ralentissements divers en divers points du disque, les horloges situées en ces points ne cessent d’être synchrones, que dans la représentation du physicien qui n’adopte plus le disque et pour qui le disque, se retrouvant ainsi en mouvement, relève des formules de Lorentz. Mais alors, le disque ne constitue plus un système unique ; il se dissocie en une infinité de systèmes distincts. Traçons en effet un de ses rayons, et considérons les points où ce rayon coupe les circonférences intérieures, en nombre infini, qui sont concentriques à celle du disque. Ces points sont animés au même instant de vitesses tangentielles différentes, d’autant plus grandes qu’ils sont plus éloignés du point  : pour l’observateur immobile en , qui applique les formules de Lorentz, ils appartiennent donc à des systèmes différents ; pendant que s’écoule en un temps , c’est un temps ralenti et que notre observateur devra attribuer à l’un quelconque de ces points mobiles, dépendant d’ailleurs de la vitesse du mobile et par conséquent de sa distance au centre. Donc, quoi qu’on dise, le champ « tournant » a un temps parfaitement définissable quand il constitue un système, puisqu’alors, portant le physicien, il ne « tourne » pas : ce temps est le temps réel que marquent effectivement toutes les horloges, réelles et par conséquent synchrones, du système. Il ne cesse d’avoir un temps définissable que lorsqu’il « tourne », le physicien s’étant transporté au point immobile . Mais alors ce n’est plus un système, c’est une infinité de systèmes ; et l’on y trouvera naturellement une infinité de Temps, tous fictifs, en lesquels se sera pulvérisé ou plutôt évaporé le Temps réel.

En résumé, de deux choses l’une. Ou le disque est censé tourner et la gravitation s’y résout en inertie : alors on l’envisage du dehors ; le physicien vivant et conscient n’y habite pas ; les Temps qui s’y déroulent ne sont que des Temps représentés ; il y en aura évidemment une infinité ; le disque ne constituera d’ailleurs pas un système ou un objet, ce sera le nom que nous donnons à une collectivité ; nous aurons, pour l’application des formules de Lorentz, autant de systèmes distincts que de points matériels animés de vitesses différentes. Ou bien ce même disque tournant est censé immobile : l’inertie de tout à l’heure y devient alors gravitation ; le physicien réel y habite ; c’est bien un système unique ; le Temps qu’on y trouve est du Temps vécu et réel. Mais alors on y trouve partout le même Temps.

  1. Notamment p. 195 et suiv., 229 et suiv.
  2. On écrit le plus souvent ainsi l’expression de l’invariant (plutôt que de la manière adoptée dans le livre), pour éviter que soit négatif, comme il arriverait dans le cas le plus fréquent, celui où la distance des deux événements dans l’espace est plus petite que le chemin parcouru par la lumière pendant l’intervalle de temps qui les sépare. Ce cas est le seul où, d’après ta théorie de là Relativité, une action soit possible de l’un des deux événements sur l’autre. Telle est précisément l’hypothèse où l’on se place ci-dessus.
  3. On désigne ici par a le facteur .
  4. En définitive, la théorie de la Relativité exige que le physicien s’installe dans un des systèmes qu’il se donne, pour assigner de là un mouvement déterminé à chacun des autres systèmes, puisqu’il n’y a pas de mouvement absolu. Il peut jeter son dévolu sur l’un quelconque des systèmes de son univers ; il peut d’ailleurs changer de système à chaque instant ; mais force lui est, à un moment déterminé, de se trouver dans l’un d’eux. Dès qu’il s’en rend explicitement compte, la réciprocité de l’accélération lui apparaît, car le système où il s’installe est interchangeable avec tout autre système qu’il considère, quel qu’en soit le mouvement, pourvu que ce système soit pris en lui-même et non pas dans la représentation perspective qu’il s’en donne provisoirement. Le Temps réel est d’ailleurs celui que le physicien perçoit et mesure, celui du système où il s’est installé : justement parce que le système mouvant par lui considéré serait, au repos, interchangeable avec le sien au repos, notre physicien retrouverait ce même Temps réel dans le système mouvant qu’il considère s’il s’y transportait et si, par là même, il l’immobilisait, chassant alors le Temps fantasmatique qu’il s’y était représenté et qui ne pouvait être mesuré directement, effectivement, par personne. Mais, justement parce que sa pensée peut se poser n’importe où et se déplacer à chaque instant, il aime à se figurer qu’elle est partout, ou qu’elle n’est nulle part. Et comme alors tous les systèmes ne lui apparaissent plus comme référés à l’un d’eux, — le sien, — tous passent sur le même plan : dans tous à la fois il installe ainsi des physiciens qui seraient occupés à référer, alors que, seul immobile pour l’instant, notre physicien est seul véritablement référant. C’est ce qu’il fait, au fond, quand il parle de « systèmes de référence en mouvement ». Chacun de ces systèmes pourra sans doute devenir système de référence pour le physicien, actuellement référé, qui sera devenu référant, mais alors il sera immobile. Tant que notre physicien le laisse en mouvement, tant qu’il en fait simplement, représentés dans sa pensée à lui, des systèmes de référence éventuels, le seul véritable système de référence est le système où il est placé lui-même, d’où il mesure effectivement le Temps, et d’où il se représente alors en mouvement ces systèmes qui ne sont que virtuellement référants. C’est du haut de ce système qu’il opère en réalité — même si sa pensée se croit partout ou ne se croit nulle part — quand il distribue l’univers en systèmes animés de tels ou tels mouvements. Les mouvements ne sont tels ou tels que par rapport à  ; il n’y a mouvement ou immobilité que par rapporta . Si véritablement le physicien était partout, ou s’il n’était nulle part, tous ces mouvements seraient des mouvements absolus, toutes ces immobilités seraient des immobilités absolues : il faudrait dire adieu à la théorie le la Relativité. C’est ce que les théoriciens de la Relativité semblent parfois oublier, et c’est d’ailleurs à quoi ils n’ont pas besoin de prendre garde en tant que physiciens, puisque la distinction entre la vision réelle et la vision virtuelle, entre le système de référence qui est réellement adopté et celui qui est simplement représenté comme tel, disparaît nécessairement, comme nous l’avons montré, de l’expression mathématique de la théorie. Mais le philosophe, encore une fois, doit la rétablir.
  5. En tant que ces horloges seraient affectées par l’intensité du champ. Nous laissons maintenant de côté la considération, qui nous avait occupés jusqu’à présent, du retard que l’horloge prendrait du seul fait de quitter son siège et d’y revenir.
  6. Et puisqu’il tient uniquement, comme nous l’avons montré (pages 171 et suiv.), à l’allongement de la « ligne de lumière » pour le personnage, extérieur au système, qui se représente la « figure de lumière » déformée par l’effet du mouvement.
  7. Einstein, La théorie de la Relativité restreinte et généralisée, (trad. Rouvière), p. 68-70. Cf. Jean Becquerel, op. cit., p. 134-136.
  8. Nous disons que le physicien ne siège plus dans le système. Nous entendons par là, naturellement, qu’il ne veut plus y siéger. Il peut fort bien y demeurer en fait : seulement if s’est transporté hors de ce système par la pensée, et il en a adopté un autre comme système de référence, dès qu’il a interprété la gravitation en termes de mouvement.