Durée et simultanéité/Appendice II

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Alcan (p. 259-265).

APPENDICE II

Réciprocité de l’accélération


Dans l’appendice qui précède, comme dans notre quatrième chapitre, nous avons décomposé le voyage du boulet en deux trajets de sens opposés qui fussent, l’un et l’autre, des translations uniformes. Il était inutile de soulever les difficultés qui s’attachent, ou qui semblent s’attacher, à l’idée d’accélération : nous n’avons jamais, au cours du livre, affirmé la réciprocité que là où elle est évidente, dans le cas du mouvement uniforme. Mais nous aurions aussi bien pu faire entrer en ligne de compte l’accélération qui détermine le changement de sens, et considérer alors le voyage du boulet, dans son ensemble, comme un mouvement varié. Notre raisonnement se fût conservé tel quel, car on va voir que l’accélération est elle-même réciproque et que, de toute manière, les deux systèmes et sont interchangeables.

On hésite parfois à admettre cette réciprocité de l’accélération, peur certaines raisons spéciales dont il sera question à l’appendice suivant, quand nous traiterons des « lignes d’Univers ». Mais on hésite aussi parce que, dit-on couramment, le mouvement accéléré se traduit, à l’intérieur du système mobile, par des phénomènes qui ne se produisent pas, symétriquement, dans le système censé immobile qu’on a pris pour système de référence. S’il s’agit d’un train qui se meut sur la voie, on consent à parler de réciprocité tant que le mouvement reste uniforme : la translation, dit-on, peut être attribuée indifféremment à la voie ou au train ; tout ce que le physicien immobile sur la voie affirme du train en mouvement serait aussi bien affirmé de la voie, devenue mobile, par le physicien devenu intérieur au train. Mais que la vitesse du train augmente ou diminue brusquement, que le train s’arrête : le physicien intérieur au train éprouve une secousse, et la secousse n’a pas son duplicata sur la voie. Plus de réciprocité, donc, pour l’accélération : elle se manifesterait par des phénomènes dont certains au moins ne concerneraient que l’un des deux systèmes.

Il y a ici une confusion grave, dont il serait intéressant d’approfondir les causes et les effets. Bornons-nous à en définir la nature. On continue à voir un système unique dans ce qui vient de se révéler assemblage de systèmes, multiplicité de systèmes différents.

Pour s’en convaincre tout de suite, on n’a qu’à rendre effectivement indécomposables les deux systèmes considérés, à en faire par exemple deux points matériels. Il est clair que si le point est en mouvement rectiligne varié par rapport à censé immobile, aura un mouvement rectiligne varié, de même vitesse au même moment, par rapport à censé immobile à son tour[1]. Mais nous pouvons aussi bien attribuer aux systèmes et les dimensions que nous voudrons, et un mouvement quelconque de translation : si nous maintenons notre hypothèse, à savoir que chacun des deux est et reste un système, c’est-à-dire un ensemble de points astreints à conserver invariablement les mêmes positions les uns par rapport aux autres, et si nous convenons de n’envisager que des translations[2], il est évident que nous pourrons les traiter comme s’ils étaient deux points matériels, et que l’accélération sera réciproque.

A ces systèmes et qui sont en état de translation réciproque quelconque s’appliquera d’ailleurs, en ce qui concerne le temps, tout ce que nous avons dit du déplacement réciproque quand il était uniforme. Soit le système de référence : aura des vitesses variables, dont chacune sera conservée par lui pendant des périodes finies ou infiniment petites ; à chacun de ces mouvements uniformes s’appliqueront naturellement les formules de Lorentz ; et nous obtiendrons, soit par une addition de parties finies soit par une intégration d’éléments infiniment petits, le temps qui est censé s’écouler en pendant que le temps s’écoule en . Ici encore sera plus petit que ; ici encore il y aura eu dilatation de la seconde et ralentissement du Temps par l’effet du mouvement. Mais ici encore le temps plus court sera du temps simplement attribué, incapable d’être vécu, irréel : seul, le Temps de sera un temps qui puisse être vécu, un temps qui l’est d’ailleurs effectivement, un temps réel. Maintenant, si nous prenons comme système de référence, c’est en que va s’écouler ce même temps réel , en que se sera transporté le temps fictif . En un mot, s’il y a réciprocité dans le cas du mouvement accéléré comme dans le cas du mouvement uniforme, c’est de la même manière que se calculera dans les deux cas le ralentissement du Temps pour le système supposé mobile, ralentissement d’ailleurs uniquement représenté et qui n’atteint pas le Temps réel.

La symétrie est donc parfaite entre et , tant que et sont bien deux systèmes.

Mais, sans y prendre garde, on substitue parfois à celui des deux systèmes qui est censé mobile une multiplicité de systèmes distincts animés de mouvements divers, que l’on continue pourtant à traiter comme un système unique. C’est ce qu’on fait même souvent quand on parle des phénomènes « intérieurs au système » qui se produisent par l’effet du mouvement accéléré de ce système, et quand on nous montre, par exemple, le voyageur secoué sur sa banquette par l’arrêt brusque du train. Si le voyageur est secoué, c’est évidemment que les points matériels dont son corps est fait ne conservent pas des positions invariables par rapport au train ni, en général, par rapport les uns aux autres. Ils ne forment donc pas avec le train, ils ne constituent même pas entre eux, un système unique : ce sont autant de systèmes , ,..... qui se révèlent, dans la « secousse », comme animés de mouvements propres. Dès lors, aux yeux du physicien en , ils auront leurs Temps propres , , etc. La réciprocité sera d’ailleurs complète encore entre et , entre et , comme elle l’est entre et . Si nous installons le physicien réel, tour à tour, en , , etc., (il ne saurait être en plusieurs à la fois), en chacun d’eux il trouvera et vivra le même Temps réel , attribuant alors successivement au système les Temps simplement représentés , , etc. C’est dire que la secousse du voyageur n’introduit aucune dissymétrie[3]. Du point de vue où nous devons nous placer, elle se résout en manifestations parfaitement réciproques intéressant les systèmes invariables, et même ponctuels, auxquels nous avons affaire. Le point de vue où nous devons nous placer est en effet celui de la mesure du temps dans la théorie de la Relativité, et les horloges dont parle cette théorie peuvent évidemment être assimilées à de simples points matériels, puisque leurs dimensions n’entrent jamais en ligne de compte : ce sont donc bien de simples points matériels qui se déplacent, dans le cas du mouvement accéléré comme dans celui du mouvement uniforme, quand ces horloges sont en mouvement les unes par rapport aux autres et que l’on compare entre eux des Temps dans la théorie de la Relativité. Bref, le mouvement peut être uniforme ou varié, peu importe : il y aura toujours réciprocité entre les deux systèmes que nous aurons à mettre en présence.

C’est d’ailleurs ce qu’on va voir avec plus de précision dans l’appendice suivant, où nous envisagerons dans toute sa généralité la réciprocité de l’accélération. Les points et auxquels nous aurons d’abord affaire pourront aussi bien être considérés comme des horloges.

  1. Il ne serait d’ailleurs pas exact de dire que ces vitesses sont de sens opposas. Attribuer aux deux systèmes des vitesses de sens opposés consisterait, au fond, à se placer par la pensée dans un troisième système de référence, alors qu’on ne s’est donné que et . Disons plutôt que le sens de la vitesse devra être défini de la même manière dans l’un et l’autre cas, car soit qu’on adopte comme système de référence soil qu’on se place plutôt en , dans les deux cas le mouvement qu’on attribue de là à l’autre système est un mouvement qui rapproche, ou un mouvement qui éloigne, le mobile. Bref, les deux systèmes sont interchangeables, et tout ce qu’on affirme en de peut se répéter en de .
  2. Le cas de la rotation sera examine dans l’appendice suivant.
  3. Ici comme ailleurs, il faut se rappeler que la science ne retient et ne doit retenir du mouvement que son aspect visuel. La théorie de la Relativité exige avant tout, comme nous l’avons montré (pages 35 et suiv.), qu’on applique ce principe avec la dernière rigueur. C’est ce qu’on oublie parfois quand on parle de la secousse ressentie par le voyageur dans le train. Quiconque veut penser en termes de Relativité doit commencer par éliminer le tactile, ou par le transposer en visuel. Si l’on résout la secousse en ses éléments visuels, et si l’on tient présent à l’esprit le sens du mot « système », la réciprocité de l’accélération redevient évidente. Il faut d’ailleurs toujours rester en garde contre la tentation de se placer par la pensée, en même temps, dans les systèmes , , etc. C’est ce qu’on fait quand on parle de la secousse — même réduite à ce qu’on en voit — comme d’un fait unique. Il faut distinguer, en effet, entre le point de vue de la perception et celui de la science. La perception embrasse sans doute , , etc. tous à la fois. Mais le physicien ne peut pas les adopter, tous ensemble, pour système de référence : il choisit nécessairement l’un d’eux, les prenant tour à tour.