Esprit des lois (1777)/L21/C12

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CHAPITRE XII.

Île de Délos. Mithridate.


Corinthe ayant été détruite par les Romains, les marchands se retirerent à Délos : la religion & la vénération des peuples faisoit regarder cette île comme un lieu de sureté[1] : de plus, elle étoit très-bien située pour le commerce de l’Italie & de l’Asie, qui, depuis l’anéantissement de l’Afrique & l’affoiblissement de la Grece, étoit devenu plus important.

Dès les premiers temps les Grecs envoyerent, comme nous avons dit, des colonies sur la Propontide & le Pont-Euxin : elles conserverent, sans les Perses, leurs lois & leur liberté. Alexandre, qui n’étoit parti que contre les barbares, ne les attaqua pas[2]. Il ne paroît pas même que les rois de Pont, qui en occuperent plusieurs, leur eussent[3] ôté leur gouvernement politique.

La puissance[4] de ces rois augmenta, si-tôt qu’ils les eurent soumises. Mithridate se trouva en état d’acheter par-tout des troupes ; de réparer[5] continuellement ses pertes ; d’avoir des ouvriers, des vaisseaux, des machines de guerre ; de se procurer des alliés ; de corrompre ceux des Romains, & les Romains mêmes ; de soudoyer[6] les barbares de l’Asie & de l’Europe ; de faire la guerre long-temps, & par conséquent de discipliner les troupes : il put les armer, & les instruire dans l’art militaire[7] des Romains, & former des corps considérables de leurs transfuges, enfin il put faire de grandes pertes, & souffrir de grands échecs, sans périr : & il n’auroit point péri, si, dans les prospérités, le roi voluptueux & barbare n’avoit pas détruit ce que, dans la mauvaise fortune, avoit fait le grand prince.

C’est ainsi que, dans le temps que les Romains étoient au comble de la grandeur, & qu’ils sembloient n’avoir à craindre qu’eux-mêmes, Mithridate remit en question ce que la prise de Carthage, les défaites de Philippe, d’Antiochus & de Persée, avoient décidé. Jamais guerre ne fut plus funeste : & les deux partis ayant une grande puissance & des avantages mutuels, les peuples de la Grece & de l’Asie furent détruits, ou comme amis de Mithridate, ou comme ses ennemis. Délos fut enveloppée dans le malheur commun. Le commerce tomba de toutes parts ; il falloit bien qu’il fût détruit, les peuples mêmes l’étoient.

Les Romains, suivant un systême dont j’ai parlé ailleurs[8], destructeurs pour ne pas paroître conquérans, ruinerent Carthage & Corinthe : &, par une telle pratique, ils se seroient peut-être perdus, s’ils n’avoient pas conquis toute la terre. Quand les rois de Pont se rendirent maîtres des colonies Grecques du Pont-Euxin, ils n’eurent garde de détruire ce qui devoit être la cause de leur grandeur.


  1. Voyez Strabon, liv. X.
  2. Il confirma la liberté de la ville d’Amise, colonie Athénienne, qui avoit joui de l’état populaire, même sous les rois de Perse. Lucullus qui prit Synope & Amise, leur rendit la liberté, & rappella les habitans qui s’étoient enfuis sur leurs vaisseaux.
  3. Voyez ce qu’écrit Appien sur les Phanagoréens, les Amisiens, les Synopiens, dans son livre de la guerre contre Mithridate.
  4. Voyez Appien, sur les trésors immenses que Mithridate employa dans ses guerres, ceux qu’il avoit cachés, ceux qu’il perdit si souvent par la trahison des siens, ceux qu’on trouva après sa mort.
  5. Il perdit une fois 170000 hommes, & de nouvelles armées reparurent d’abord.
  6. Voyez Appien, de la guerre contre Mithridate.
  7. Voyez Appien, de la guerre contre Mithridate.
  8. Dans les considérations sur les causes de la grandeur des Romains.