Essai de Sémantique/Chapitre I

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Hachette (p. 11-28).



PREMIÈRE PARTIE

LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE



CHAPITRE I

LA LOI DE SPÉCIALITÉ

Définition du mot loi. — Idée fausse qui règne au sujet des langues dites synthétiques et analytiques. — La spécialité de la fonction est l’une des choses qui caractérisent les langues analytiques.

Nous appelons loi, prenant le mot dans le sens philosophique, le rapport constant qui se laisse découvrir dans une série de phénomènes. Un ou deux exemples rendront ceci plus clair.

Si tous les changements qui se font dans le gouvernement et les habitudes d’un peuple, se font dans le sens de la centralisation, nous disons que la centralisation est la loi du gouvernement et des habitudes de ce peuple. Si la littérature et les arts d’une époque se distinguent par des qualités d’ordre et de mesure, nous disons que l’ordre et la mesure sont la loi des arts et de la littérature à cette époque. De même si la grammaire d’une langue tend d’une façon constante à se simplifier, nous pouvons dire que la simplification est la loi de la grammaire de cette langue. Et, pour arriver à notre sujet, si certaines modifications de la pensée, exprimées d’abord par tous les mots, sont peu à peu réservées pour un petit nombre de mots, ou même pour un seul mot, qui assume la fonction pour lui seul, nous disons que la spécialité est la loi qui a présidé à ces changements. Il ne saurait être question d’une loi préalablement concertée, encore moins d’une loi imposée au nom d’une autorité supérieure.


Tout le monde connaît la distinction, devenue banale à force d’être répétée, des langues dites synthétiques et des langues dites analytiques. Tout le monde aussi peut dire d’une façon plus ou moins complète en quoi consiste la différence. Mais comment s’est opérée cette évolution, par quelles causes, là-dessus règnent encore les idées les plus vagues et les plus inexactes.

Personne n’a mieux exprimé que J.-J. Ampère, dans un livre justement critiqué, mais qui, sur ce point, représente encore à l’heure qu’il est les idées du grand nombre, la façon dont on se représente le rapport existant entre le latin et les langues romanes. Je cite ses paroles :

« L’antique synthèse grammaticale en vertu de laquelle la langue qui se meurt était organisée, cette synthèse est détruite ; les flexions grammaticales sont perdues ; on ne distingue plus suffisamment les cas des noms, les temps des verbes. Que faire pour sortir de cette confusion ? On s’avise d’exprimer par des mots séparés les rapports qu’exprimaient les signes grammaticaux confondus ou abolis ; on supplée par des prépositions aux terminaisons qui distinguaient les cas des substantifs ; on remplace par des auxiliaires celles qui marquaient les temps des verbes. On indique les genres par des articles et les personnes par des pronoms. »

« … Dans toutes les langues on a employé le même remède contre le même mal, on s’est avisé du même expédient dans la même détresse[1]. »

Ainsi, ce serait pour réparer des ruines, pour remédier à un mal, pour sortir de la confusion, que des procédés nouveaux auraient été inventés. Présenter les choses de cette façon (et la même idée, je le répète, existe encore chez la plupart des linguistes, même chez ceux qui se sont montrés le plus sévères pour ce livre), c’est méconnaître la vraie succession des faits, c’est rendre inintelligible l’histoire des langues. En réalité on n’a pas eu à réparer de ruines, les terminaisons qu’on a écartées étant depuis longtemps devenues inutiles. Les langues anciennes n’ont connu aucune détresse. Au lieu de cette histoire invraisemblable, il serait temps d’en écrire une autre plus simple et plus vraie.

En tête de cette histoire devra prendre place la loi de spécialité.

Une tendance de l’esprit qui s’explique par le besoin de clarté, c’est de substituer des exposants invariables, indépendants, aux exposants variables, assujettis. Il y a là une tendance conforme au but général du langage, qui est de se faire comprendre aux moindres frais, je veux dire avec le moins de peine possible. Mais comme les conditions où le langage est placé ne permettent pas la création ex nihilo, cet effort se réalise lentement, au moyen et aux dépens de ce qui existait antérieurement.


Un premier et très tangible exemple nous est fourni par le comparatif et le superlatif.

Dans les langues anciennes, l’adjectif exprime la gradation au moyen de suffixes. Ces suffixes étaient d’abord nombreux et divers. Ainsi le comparatif pouvait se marquer par les syllabes ro (superus, inferus), tero (interus, exterus), ior (purior, largior). Le superlatif pouvait se marquer par les syllabes mo (summus, infimus), timo (intimus, extimus), issimo (dulcissimus). Le latin, tel que nous le connaissons, a déjà renoncé à cette diversité, ne gardant pour chaque degré qu’un seul suffixe (ior, issimus). Première simplification.

Si du latin nous passons au français, nous voyons qu’il a encore quelques comparatifs à la mode ancienne, héritage du latin : graignior, forçor, hauçor, juvenor, gencior[2]. Il a aussi quelques superlatifs : pesme (pessimus), proisme (proximus). Mais ce mécanisme, déjà privé de son vrai sens, ne tarde pas à disparaître, non pas, comme on l’a dit, par suite de l’altération phonétique (car ces mots étaient parfaitement viables), mais par l’action de la loi de spécialité. Un seul mot assume en français la fonction de tous ces comparatifs et superlatifs. De même dans les autres langues romanes. En français, plus ; en italien, più ; en espagnol, mas ; en portugais, mais ; en roumain, mai.

Mais ce qu’il faut remarquer, c’est que ce mot privilégié qui succède à tous les comparatifs d’autrefois est lui-même un comparatif. Plus représente l’ancien latin ploius (= grec πλεῖον) ; l’espagnol mas, le portugais mais représentent magis. C’est donc le dernier survivant d’une espèce éteinte, et éteinte non sans intention, qui remplace à lui seul tous les autres. Les seules exceptions sont quelques comparatifs comme meilleur, pire, moindre, si fréquemment employés que le procédé nouveau, sur lequel ils avaient d’ailleurs l’avantage de la brièveté, ne les a pas supplantés.

D’après ce premier exemple, nous pouvons déjà voir en quoi consiste la loi de spécialité. Parmi tous les mots d’une certaine espèce, marqués d’une certaine empreinte grammaticale, il en est un qui est peu à peu tiré hors de pair. Il devient l’exposant par excellence de la notion grammaticale dont il porte la marque. Mais en même temps il perd sa valeur individuelle et n’est plus qu’un instrument grammatical, un des rouages de la phrase. Quand nous disons un temps plus long, une journée plus courte, le mot plus sert à déterminer l’adjectif dont il est suivi ; mais par lui-même il n’a pas plus de contenance sémantique que la désinence ior[3]. On devine du même coup la raison pour laquelle la loi de spécialité a besoin du secours des siècles avant de pouvoir s’exercer. Les mots sont trop significatifs par eux-mêmes pour se prêter du premier coup à ce rôle d’auxiliaire. Il faut qu’un long usage dans des associations diverses ait lentement préparé les esprits à en retirer le trop-plein de valeur.

Ce n’est donc pas, comme on le dit, la chute des désinences qui a amené, comme une sorte de pis-aller, l’emploi de plus et de magis ; cet emploi commence en un temps où les désinences étaient d’un usage courant. On trouve même l’emploi cumulatif des deux procédés : Plaute écrit magis dulcius, magis facilius, mollior magis. Ces exemples nous montrent l’idée comparative commençant déjà à élire tout particulièrement domicile en un certain adverbe, quoique le mécanisme — ior, — issimus soit encore en pleine vigueur.


Nous venons maintenant au remplacement des anciennes déclinaisons par les prépositions.

On sait que chaque substantif marquait d’abord les rapports de dépendance, d’intériorité, d’instrument, etc., au moyen de modifications de sa partie finale. Mais ce moyen d’expression était à la fois compliqué et insuffisant. Il était compliqué en ce que les substantifs, n’étant pas tous conformés de même, présentaient à un même cas des formes différentes (génitif : domini, rosæ, arboris, etc.). Il était insuffisant en ce que les cas de la déclinaison étaient trop peu nombreux pour exprimer tous les rapports que l’esprit pouvait concevoir[4]. Ce fut la raison qui fit qu’à côté de ces cas on plaça des adverbes servant à les déterminer. Mais l’habitude de placer le même adverbe à côté du même cas ne pouvait manquer de produire à la longue sur les esprits un effet dont nous aurons encore d’autres exemples dans la suite : entre la flexion et la particule de lieu ou de temps l’intelligence crut saisir un rapport spécial, une relation de cause à effet. Au lieu de regarder l’adverbe comme un simple déterminant du cas, l’intelligence populaire y vit la raison d’être du cas : paralogisme bien connu, que la philosophie désigne par la formule cum hoc, ergo propter hoc. Mais quand c’est le paralogisme de tout le monde, on sait qu’il est bien près de faire l’impression d’une vérité. En matière de langage, ce que le peuple croit sentir passe à l’état de réalité. Les adverbes de lieu et de temps comme ἀπό, περί, ἐπί, πρός, μετά, παρά, après avoir été l’accompagnement du génitif, du datif ou de l’accusatif, devinrent la cause de ces cas : d’adverbes, ils devinrent prépositions. L’esprit les doua d’une force transitive[5].

Dans la langue homérique, la transformation est déjà aux trois quarts accomplie[6]. Elle l’est tout à fait dans les plus anciens monuments qui nous ont conservé la langue latine. Au contraire, dans les textes védiques, nous voyons encore à l’état d’adverbes les mots qui sont devenus les prépositions bien connues per, ob, ad, sub, super, ab

À partir du jour où la langue possède des prépositions, l’existence de la déclinaison est menacée. À quoi bon, en effet, ces cas qui n’ajoutent rien au sens ? La préposition ne suffit-elle point ? Elle suffit parfaitement, et même elle fait un meilleur usage, car elle marque d’une façon précise et explicite des rapports que la flexion indique de manière vague et générale. En outre, elle est d’un usage plus commode, car elle est toujours semblable à elle-même, toujours aisément reconnaissable. Cependant, comme rien ne se fait vite quand il s’agit d’habitudes séculaires communes à de grandes masses d’hommes, les désinences ne disparaissent pas en une fois ni du premier coup. Elles commencent par devenir incertaines. On les emploie avec distraction, on les confond les unes avec les autres…

Les premiers symptômes de cette transformation remontent beaucoup plus haut qu’on ne le croit d’ordinaire. On a souvent cité le passage de Suétone où, parlant des habitudes de l’empereur Auguste, il rapporte que celui-ci, pour plus de clarté, ne craignait pas d’ajouter des prépositions aux noms et des conjonctions aux verbes. Le passage en lui-même est curieux. Mais il y faut remarquer surtout les derniers mots : (præpositiones) quæ detractæ afferunt aliquid obscuritatis, etsi gratiam augent[7]. Il était donc élégant, conforme au bon ton, de se passer du secours des prépositions et des conjonctions. C’était l’ancien langage latin. Mais l’empereur adopta le nouvel usage : on sait qu’il affectait volontiers des habitudes rustiques.

De ce parler rustique nous avons un autre témoignage contemporain. C’est la dédicace et le règlement d’un temple de la Sabine, l’an 57 avant Jésus-Christ[8]. Ce règlement prévoit le cas où des donations seraient faites au temple : Si pecunia ad id templum data erit… Quod ad eam ædem donum datum erit… Au lieu du datif, nous avons la construction moderne : « À ce temple ».

Remarquons qu’il s’agit d’un document officiel, à la fois juridique et religieux. La langue officielle est volontiers archaïque, s’il n’en coûte rien à la précision : mais du moment que la précision est en jeu, elle ne recule pas devant le néologisme.

Déjà peu de temps après Auguste, nous assistons à la décadence des désinences casuelles. À Pompéi, on écrit : Cum discentes, « avec ses élèves » ; cum collegas, « avec ses collègues ». Dans une inscription de Misène, de l’an 159 après Jésus-Christ, on a : per multo tempore. Dans une autre, à peu près du même temps : ex litteras[9]. Le latin d’Afrique, dès l’époque d’Hadrien, présente fréquemment ce genre de faute. Un ingénieur de Lambèse, qui sait d’ailleurs bien sa langue, se trompe sur ce point : il écrit : a rigorem, sine curam[10].

Si nous descendons encore de deux siècles, nous trouvons l’usage des désinences de plus en plus incertain, celui des prépositions de plus en plus fréquent. Dans le Pèlerinage de Silvia (ive siècle), on trouve des locutions comme celles-ci : Fundamenta de habitationibus ipsorum… Fallere vos super hanc rem non possum… Valde instructus de scripturis… Et même : Lecto omnia de libro Moysi, « ayant tout lu du livre de Moïse ». À côté des prépositions latines, on rencontre la préposition grecque κατά. Cata singulos hymnos fit oratio[11].

Dans son livre sur le Latin de Grégoire de Tours, M. Max Bonnet fait observer que Grégoire se trompe sur l’emploi des cas quand ils sont précédés d’une préposition[12]. Ce n’est pas qu’il ne connaisse la déclinaison latine et qu’il ne sache la valeur de chaque cas. Mais quand il emploie l’une des prépositions cum, de, ad, per, in, sub, il lui est indifférent d’employer l’accusatif ou l’ablatif.

Ce n’est donc point par ignorance, par usure des formes, par impossibilité de s’entendre, qu’on a eu recours, en désespoir de cause, une fois la déclinaison tombée en ruines, à un autre moyen de représenter les mêmes idées. Non : c’est au sommet de la hiérarchie romaine que nous en trouvons, dans le plus beau moment de la littérature, les premiers exemples. La langue des affaires a dû être la première à accueillir l’innovation, préparant ainsi les voies à un nouveau système grammatical.

Le fait le plus important de l’histoire de nos langues, celui qui caractérise par excellence le passage de la synthèse à l’analyse, rentre donc dans le chapitre du principe de spécialité. Il y a toutefois un emploi des cas où les prépositions ne fournissaient aucun secours : c’est pour la distinction du sujet et du régime. Aussi est-ce la distinction du nominatif et de l’accusatif qui a duré le plus longtemps. Nous y reviendrons en traitant de la construction.

À mesure que les anciens adverbes se changeaient en prépositions, l’usage a prévalu de les placer régulièrement devant le substantif : on me permettra de faire à ce sujet une observation que je crois importante.

S’il n’y avait pas quelque bizarrerie à parler de la sorte, je dirais que nos langues modernes n’ont jamais eu une chance plus heureuse, n’ont jamais échappé à un plus grand danger que le jour où le latin a eu l’esprit de changer en prépositions les petits mots comme in, ad, per, cum, que jusque-là l’habitude était d’accoler à leur régime en manière de postpositions. Les formes comme mecum, tecum, vobiscum, semper, paulisper, quoad, témoignent encore de cet état que le latin a traversé et dont ses frères, l’ombrien et l’osque, ne sont jamais parvenus à sortir. En ombrien, par exemple, non seulement cum, mais in, ad, per, toutes les anciennes locutions de cette sorte sont restées postpositions. « À l’autel, vers l’autel, sur l’autel », se disent asacum, asamen, asamad, et par suite de la négligence de la prononciation, asaco, asame, asama. « À la limite, vers la limite, sur la limite », se disent termnuco, termnume, termnuma. Et ainsi de suite. Déjà au ier siècle avant l’ère chrétienne, par les fautes qui se produisent, on voit que la confusion commence. Entre le substantif et le petit mot dont il est suivi il se fait des associations vicieuses. Si le latin ne s’était pas écarté de cette voie, sa déclinaison prenait un tout autre tour. Au lieu de s’appauvrir, elle s’enrichissait, car des cas nouveaux se fussent formés. Au lieu d’aboutir aux langues romanes, le latin aboutissait à quelque idiome semblable au basque.

Par un juste sentiment des exigences de la clarté, les langues modernes sont devenues de plus en plus rigoureuses sur ce point. Elles ont exigé que rien ne vînt séparer la préposition de son « régime » : tandis que le latin tolère encore quelques intercalations[13], le français n’admet point d’exceptions à cette règle.


Nulle part aussi bien qu’en anglais on ne voit les effets du principe de spécialité.

L’anglais n’a pas renoncé à son génitif : mais il a fait de l’exposant du génitif un emploi tellement hardi, qu’il en obtient les mêmes services que si c’était un mot indépendant. Après avoir adopté comme désinence uniforme de tous les substantifs un simple s, il a mobilisé cet s, de manière à pouvoir le mettre après deux ou plusieurs substantifs. The queen of Great-Britain’s navy. — Pope and Addison’s age. De cette façon l’anglais a su se donner deux variétés différentes de génitif, l’une avec s, l’autre avec of, l’une progressive, l’autre régressive. Exemple curieux qui montre comment, par l’assouplissement, on peut perfectionner le mécanisme et élargir les ressources d’une langue[14].

La conjugaison anglaise va nous offrir un autre exemple de la loi de spécialité.

Parmi les langues modernes, la plus analytique est sans aucun doute l’anglais. On a souvent dit que ce caractère analytique était dû au mélange de la grammaire anglo-saxonne et de la grammaire française : explication qui, énoncée de cette façon, est inexacte. Ce qui est vrai, c’est que les classes supérieures de la société, en se servant du français pendant plusieurs siècles, avaient abandonné l’usage de l’anglais aux classes populaires. Or — nous venons de le voir, — c’est la partie cultivée de la nation qui ralentit l’évolution du langage. Là où les aristocraties se désintéressent de la langue nationale, cette évolution prend une marche accélérée.

La conjugaison germanique, avec ses règles compliquées, qui sont une grosse difficulté pour l’étranger, ne laisse pas que d’être assez difficile aussi pour les indigènes. Jacob Grimm compte pour l’allemand jusqu’à douze classes de conjugaison, dont les spécimens plus ou moins bien conservés se retrouvent également en anglais. Je veux parler des verbes comme I give, I gave ; I bind, I bound ; I dig, I dug ; I hold, I held, etc.

On sait comment l’anglais moderne remédie à cette difficulté : au lieu et place de ces présents, de ces prétérits à formations multiples, il emploie, ou du moins il est libre d’employer le présent I do, le prétérit I did, en faisant du verbe un mot invariable. Le changement a commencé par les tours interrogatifs et négatifs. Puis le verbe do, continuant ses progrès, s’est introduit dans les phrases simplement affirmatives. Supposons que par un nouveau pas en avant, il s’impose aux phrases affirmatives, il y devienne d’un emploi constant et obligatoire, l’anglais aura substitué son verbe auxiliaire à tous les autres verbes. Celui-ci se chargera alors d’exprimer les idées de temps, de personne, de mode, ainsi que celle d’affirmation, que chaque verbe marquait jusque-là pour son compte. Dès à présent le verbe do est si prêt à tous les usages qu’il peut se servir d’auxiliaire à lui-même.

Mais l’universalité de l’emploi a sa contre-partie. Quand do accompagne un autre verbe, il n’est plus qu’un outil grammatical. Par une division qui paraîtrait extrêmement subtile si elle avait été faite du premier coup et à tête reposée, l’anglais met d’une part l’expression concrète de l’acte, et d’autre part les idées d’affirmation, de personne, de temps, de mode. Dans un dialogue comme celui-ci : Does he consent ? — He doesn’t, tout le mouvement de l’action, tout l’appareil grammatical est accumulé dans l’auxiliaire.

Mais il est rare que le principe de spécialité triomphe du premier coup. L’histoire des langues est semée de tentatives manquées et de demi-réussites.

Bien des siècles avant que l’anglais eût fait de son verbe do un verbe auxiliaire, il avait déjà une première fois été employé pour remédier à certaines difficultés de la conjugaison. On avait trouvé plus simple, pour former le parfait de certains verbes, d’emprunter le parfait du verbe do. En gothique l’emprunt est des plus visibles : sôki-da, « je cherchai », sôki-dêdum, « nous cherchâmes ».

On sait que c’est l’origine du parfait appelé « faible ». L’essai ne réussit qu’à moitié. Il avait le tort de venir dans un temps de synthèse. L’auxiliaire s’unit au verbe principal, et fit avec lui un tout indissoluble, de sorte que la conjugaison germanique, au lieu d’être simplifiée, compta une série de formes de plus.

Nous pouvons en rapprocher le sort du futur et du conditionnel dans les langues romanes. On sait que ces langues avaient trouvé dans le verbe habere un exposant aussi simple que commode. Ovide écrivait dans ses Pontiques :

Plura quidem mandare tibi, si quæris, habebam
Sed timeo tardæ causa fuisse moræ.

Nous avons ici le commencement du conditionnel moderne. Voici le commencement du futur, que je prends dans un Sermon de saint Augustin ; il est question de la fin du monde : Petant aut non petant, venire habet. Mais l’auxiliaire s’étant soudé au verbe principal, la tentative, au moins au point de vue du principe de spécialité, avorta.

Remontons encore d’une dizaine de siècles en arrière, nous trouvons dans les imparfaits comme amabam, dans les futurs comme amabo, dans les parfaits comme amavi et comme duc-si, des tentatives toutes pareilles. Ce sont les verbes signifiant « être » (en sanscrit bhū et as, en latin fuo et esse) qui viennent s’accoler au verbe principal. Mais jetés au milieu d’une conjugaison synthétique, ces auxiliaires sont aussitôt absorbés.

Il nous est possible enfin de découvrir une première tentative dès la période indo-européenne. Le futur (grec δώσω, sanscrit dāsjāmi) composé avec l’auxiliaire as, ainsi que les autres temps composés avec le même auxiliaire, sont des essais qui montrent combien de fois le langage a eu recours au même moyen, avant de réaliser enfin le progrès qu’il avait en vue.


  1. Histoire de la langue française, 2e  édit., p. 3, 10.
  2. Comparatif de grand, fort, haut, jeune, gent.
  3. Cela n’empêche pas que le mot plus, au sens de πλεῖον, et avec sa pleine et entière signification, ne continue d’être employé. Ex. : « En voulez-vous plus ? — Qui peut le plus peut le moins. » Nous aurons par la suite de nombreux exemples de cette segmentation des sens. Il est curieux d’observer que la prononciation a jusqu’à un certain point différencié ces deux plus.
  4. Les cas de la déclinaison indiquaient bien le lieu où l’on va, le lieu d’où l’on vient, celui où l’on est. Mais il n’y avait pas de désinence pour dire « à travers », pour dire « sur », pour dire « avec », pour dire « autour », etc.
  5. On trouvera dans la Syntaxe de Delbrück de nombreux exemples de ce changement de rôle, les anciens adverbes devenant prépositions. Mais je diffère d’avis avec l’auteur du Grundriss sur l’ordre et l’enchaînement des faits.
  6. Dans ce membre de phrase : βλεφάρων ἀπὸ δάκρυον ἧκεν (a palpebris lacrimam demisit), ἀπὸ accompagne le génitif plutôt qu’il ne le régit. Il en est de même de ἐπί avec le datif : οἷσιν ἐπὶ Ζεὺς θῆκε κακὸν μόρον (quibus Jupiter imposuit malam sortem). Ou de l’accusatif avec περί : νῆσον τὴν πέρι πόντος ἀπείριτος ἐστεφάνωται (insulam quam circum pontus infinitus ambit). On pourrait aussi bien, dans ces exemples, supposer que la particule de lieu détermine les verbes.
  7. Vie d’Octave Auguste, 86.
  8. C. I. L., IX, 3 513.
  9. C. I. L., VIII, 10 570 ; X, 3 344.
  10. Boissier, Journal des savants, 1896, p. 503.
  11. On sait que cette préposition a ensuite passé dans les langues romanes : espagnol, cada uno ; italien, caduno ; ancien français chaün, cheün.
  12. P. 522. Parlant de la confusion des cas, M. Bonnet dit : « Il est permis de douter que l’usure des formes y ait été pour beaucoup. Il ne faut pas oublier, en effet, que si l’accusatif singulier, le plus souvent, ne se distingue de l’ablatif que par une m, qui probablement s’articulait péniblement, il en est tout autrement du pluriel et du singulier neutre dans la troisième déclinaison. Ici les désinences as et is, os et is, es et ibus, es et ebus, us et ibus, us et ore, en et ine, etc., avaient conservé leurs sons parfaitement distincts. Il n’en fallait pas tant pour aider à discerner les cas. »
  13. Aussi ne pouvons-nous approuver la mode nouvelle qui s’est établie depuis quelques années au sujet de la préposition avec.
  14. Il y a, comme le fait remarquer M. Jespersen, une certaine élégance mathématique à remplacer par une simple lettre les désinences si variées du latin. Mais on ne peut douter que les anciens prenaient plaisir à cette variété : c’était comme une série d’accords musicaux qu’ils aimaient à entendre résonner et se mélanger. Le langage s’est dépouillé de ce luxe un peu enfantin.