Essai de Sémantique/Introduction

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Hachette (p. 1-9).

ESSAI
DE
SÉMANTIQUE



IDÉE DE CE TRAVAIL

Les livres de grammaire comparée se succèdent, à l’usage des étudiants, à l’usage du grand public, et cependant il ne me semble pas que ce qu’on offre soit bien ce qu’il fallait donner. Pour qui sait l’interroger, le langage est plein de leçons, puisque depuis tant de siècles l’humanité y dépose les acquisitions de sa vie matérielle et morale : mais encore faut-il le prendre par le côté où il parle à l’intelligence. Si l’on se borne aux changements des voyelles et des consonnes, on réduit cette étude aux proportions d’une branche secondaire de l’acoustique et de la physiologie ; si l’on se contente d’énumérer les pertes subies par le mécanisme grammatical, on donne l’illusion d’un édifice qui tombe en ruines ; si l’on se retranche dans de vagues théories sur l’origine du langage, on ajoute, sans grand profit, un chapitre à l’histoire des systèmes. Il y a, ce me semble, autre chose à faire. Extraire de la linguistique ce qui en ressort comme aliment pour la réflexion, et — je ne crains pas de l’ajouter — comme règle pour notre propre langage, puisque chacun de nous collabore pour sa part à l’évolution de la parole humaine, voilà ce qui mérite d’être mis en lumière, voilà ce que j’ai essayé de faire en ce volume.

Il n’y a pas encore bien longtemps, la Linguistique aurait cru déroger en avouant qu’elle pouvait servir à quelque objet pratique. Elle existait, prétendait-elle, pour elle-même, et elle ne se souciait pas plus du profit que le commun des hommes en pourrait tirer, que l’astronome, en calculant l’orbite des corps célestes, ne pense à la prévision des marées. Dussent mes confrères trouver que c’est abaisser notre science, je ne crois pas que ces hautes visées soient justifiées. Elles ne conviennent pas à l’étude d’une œuvre humaine telle que le langage, d’une œuvre commencée et poursuivie en vue d’un but pratique, et d’où, par conséquent, l’idée de l’utilité ne saurait à aucun moment être absente. Bien plus : je crois que ce serait enlever à ces recherches ce qui en fait la valeur. La Linguistique parle à l’homme de lui-même : elle lui montre comment il a construit, comment il a perfectionné, à travers des obstacles de toute nature, et malgré d’inévitables lenteurs, malgré même des reculs momentanés, le plus nécessaire instrument de civilisation. Il lui appartient de dire aussi par quels moyens cet outil qui nous est confié et dont nous sommes responsables, se conserve ou s’altère… On doit étonner étrangement le lecteur qui pense, quand on lui dit que l’homme n’est pour rien dans le développement du langage et que les mots — forme et sens — mènent une existence qui leur est propre.

L’abus des abstractions, l’abus des métaphores, tel a été, tel est encore le péril de nos études. Nous avons vu les langues traitées d’êtres vivants : on nous a dit que les mots naissaient, se livraient des combats, se propageaient et mouraient. Il n’y aurait aucun inconvénient à ces façons de parler s’il ne se trouvait des gens pour les prendre au sens littéral. Mais puisqu’il s’en trouve, il ne faut pas cesser de protester contre une terminologie qui, entre autres inconvénients, a le tort de nous dispenser de chercher les causes véritables[1].

Les langues indo-européennes sont condamnées au langage figuré. Elles ne peuvent pas plus y échapper que l’homme, selon le proverbe arabe, ne saurait sauter hors de son ombre. La structure de la phrase les y oblige : elle est une tentation perpétuelle à animer ce qui n’a pas de vie, à changer en actes ce qui est un simple état. Même la sèche grammaire ne peut s’en défendre : qu’est-ce autre chose qu’un commencement de mythe, quand nous disons que ἐνέγκω prête ses temps à φέρω, ou que clou prend un s au pluriel ? Mais les linguistes, plus que d’autres, devraient être en garde contre ce piège…

Ce n’est pas seulement l’homme primitif, l’homme de la nature, qui se prend pour mesure et pour modèle de toute chose, qui remplit le ciel et l’air d’êtres semblables à lui. La science n’est pas exempte de cette erreur. Prenez le tableau généalogique des langues, comme il est décrit et même dessiné en maints ouvrages : n’est-ce pas le produit du plus pur anthropomorphisme ? Que n’a-t-on pas écrit sur la différence des langues mères et des langues filles ? Les langues n’ont point de filles : elles ne donnent pas non plus le jour à des dialectes. Quand on parle du proto-hellénique ou du proto-aryen, ce sont des habitudes de pensée empruntées à un autre ordre d’idées, c’est la linguistique qui conforme ses hypothèses sur le modèle de la zoologie. Il en est de même pour cette langue indo-européenne proethnique que tant de linguistes ne se lassent pas de construire et reconstruire : ainsi faisaient les Grecs quand ils imaginaient, pour rendre compte des différentes races, les ancêtres Æolus, Dorus, Ion et Achæus, fils ou petit-fils d’Hellen[2].

Il y a peu de livres qui, sous un mince volume, contiennent autant de paradoxes que le petit livre où Schleicher donne ses idées sur l’origine et le développement des langues. Cet esprit habituellement si clair et si méthodique, ce botaniste, ce darwinien, y trahit des habitudes de pensée qu’on aurait plutôt attendues chez quelque disciple de l’école mystique. Ainsi l’époque de perfection des langues serait située bien loin dans le passé, antérieurement à toute histoire : aussitôt qu’un peuple entre dans l’histoire, commence à avoir une littérature, la décadence, une décadence irréparable se déclare. Le langage se développe en sens contraire des progrès de l’esprit. Exemple remarquable du pouvoir que les impressions premières, les idées reçues dans l’enfance peuvent exercer[3] !

Laissant de côté les changements de phonétique, qui sont du ressort de la grammaire physiologique, j’étudie les causes intellectuelles qui ont présidé à la transformation de nos langues. Pour mettre de l’ordre dans cette recherche, j’ai rangé les faits sous un certain nombre de lois : on verra plus loin ce que j’entends par loi, expression qu’il ne faut pas prendre au sens impératif. Ce ne sont pas non plus de ces lois sans exception, de ces lois aveugles, comme sont, s’il faut en croire quelques-uns de nos confrères, les lois de la phonétique. J’ai pris soin, au contraire, de marquer pour chaque loi les limites où elle s’arrête. J’ai montré que l’histoire du langage, à côté de changements poursuivis avec une rare conséquence, présente aussi quantité de tentatives ébauchées, et restées à mi-chemin.

Ce serait la première fois, dans les choses humaines, qu’on trouverait une marche en ligne droite, sans fluctuation ni détour. Les œuvres humaines, au contraire, se montrent à nous comme chose laborieuse, sans cesse traversée, soit par les survivances d’un passé qu’il est impossible d’annuler, soit par des entreprises collatérales conçues dans un autre sens, soit même par les effets inattendus des propres tentatives présentes.


… Ce livre, commencé et laissé bien des fois, et dont, à titre d’essai, j’ai fait paraître à diverses reprises quelques extraits[4], je me décide aujourd’hui à le livrer au public. Que de fois, rebuté par les difficultés de mon sujet, me suis-je promis de n’y plus revenir !… Et cependant cette longue incubation ne lui aura pas été inutile. Il est certain que je vois plus clair aujourd’hui dans le développement du langage qu’il y a trente ans. Le progrès a consisté pour moi à écarter toutes les causes secondes et à m’adresser directement à la seule cause vraie, qui est l’intelligence et la volonté humaine.

Faire intervenir la volonté dans l’histoire du langage, cela ressemble presque à une hérésie, tant on a pris soin depuis cinquante ans de l’en écarter et de l’en bannir. Mais si l’on a eu raison de renoncer aux puérilités de la science d’autrefois, on s’est contenté, en se rejetant à l’extrême opposé, d’une psychologie véritablement trop simple. Entre les actes d’une volonté consciente, réfléchie, et le pur phénomène instinctif, il y a une distance qui laisse place à bien des états intermédiaires, et nos linguistes auraient mal profité des leçons de la philosophie contemporaine s’ils continuaient à nous imposer le choix entre les deux branches de ce dilemme. Il faut fermer les yeux à l’évidence pour ne pas voir qu’une volonté obscure, mais persévérante, préside aux changements du langage.

Comment faut-il se représenter cette volonté ?

Je crois qu’il faut se la représenter sous la forme de milliers, de millions, de milliards d’essais entrepris en tâtonnant, le plus souvent malheureux, quelquefois suivis d’un quart de succès, d’un demi-succès, et, qui, ainsi guidés, ainsi corrigés, ainsi perfectionnés, vinrent à se préciser dans une certaine direction. Le but, en matière de langage, c’est d’être compris. L’enfant, pendant des mois, exerce sa langue à proférer des voyelles, à articuler des consonnes : combien d’avortements, avant de parvenir à prononcer clairement une syllabe ! Les innovations grammaticales sont de la même sorte, avec cette différence que tout un peuple y collabore. Que de constructions maladroites, incorrectes, obscures, avant de trouver celle qui sera l’expression, non pas adéquate (il n’en est point), mais du moins suffisante de la pensée ! En ce long travail, il n’y a rien qui ne vienne de la volonté[5].

Telle est l’étude à laquelle je convie tous les lecteurs. Il ne faut pas s’attendre à y trouver des faits de nature bien compliquée. Comme partout où l’esprit populaire est en jeu, on est, au contraire, surpris de la simplicité des moyens, simplicité qui contraste avec l’étendue et l’importance des effets obtenus.

J’ai pris à dessein mes exemples dans les langues les plus généralement connues : il sera facile d’en augmenter le nombre ; il sera facile aussi d’en apporter de régions moins explorées. Les lois que j’ai essayé d’indiquer étant plutôt d’ordre psychologique, je ne doute pas qu’elles ne se vérifient hors de la famille indo-européenne. Ce que j’ai voulu faire, c’est de tracer quelques grandes lignes, de marquer quelques divisions et comme un plan provisoire sur un domaine non encore exploité, et qui réclame le travail combiné de plusieurs générations de linguistes. Je prie donc le lecteur de regarder ce livre comme une simple Introduction à la science que j’ai proposé d’appeler la Sémantique[6].


  1. En écrivant ceci, je pense à toute une série de livres et d’articles tant étrangers que français. Le lecteur français se souviendra surtout du petit livre d’Arsène Darmesteter, la Vie des mots. Il est certain que l’auteur a trop prolongé, trop poussé à fond la comparaison, de telle sorte que par moments il a l’air de croire à ses métaphores, défaut pardonnable si l’on pense à l’entraînement de la rédaction. J’ai été l’ami, leur vie durant, des deux Darmesteter, ces Açvins de la philologie française, j’ai rendu hommage à leur mémoire, et je serais désolé de rien dire qui pût l’offenser. (Voir à la fin de ce volume mon article sur la Vie des mots.)
  2. Je signale à l’attention de mes lecteurs le récent travail de M. Victor Henry, qui, d’un point de vue différent, combat la même erreur : Antinomies linguistiques.
  3. Schleicher avait d’abord été destiné à l’état ecclésiastique. Il avait ensuite été hégélien.
  4. Dans mes Mélanges de mythologie et de linguistique, dans l’Annuaire de l’Association des études grecques, dans les Mémoires de la Société de linguistique, dans le Journal des savants, etc.
  5. « Un souffle, s’écrie quelque part Herder, devient la peinture du monde, le tableau de nos idées et de nos sentiments ! » C’est présenter les choses en philosophe épris du mystère. Il y avait plus de vérité dans le tableau tracé par Lucrèce. Il a fallu des siècles et combien d’efforts pour que ce souffle apportât une pensée clairement formulée !
  6. Σημαντικὴ τέχνη, la science des significations, du verbe σημαίνω « signifier », par opposition à la Phonétique, la science des sons.