Essai de Sémantique/Chapitre XI

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Hachette (p. 128-134).



CHAPITRE XI

ÉLARGISSEMENT DU SENS

Causes de l’élargissement du sens. — Les faits d’élargissement sont autant de renseignements pour l’histoire. — Ils sont une conséquence du progrès de la pensée.

L’élargissement du sens est la contre-partie de ce que nous venons d’observer. On peut être surpris de voir deux mouvements en sens opposé exister simultanément. Mais il faut prendre garde que la cause, des deux parts, n’est pas la même : tandis que la restriction tient, comme on l’a vu, aux conditions fondamentales du langage, l’élargissement a une cause extérieure : il est le résultat des événements de l’histoire.

Les exemples vont rendre ceci plus clair.

À Rome, un bien de terre sur lequel avait été pris hypothèque s’appelait prædium. Le mot est un composé de vadium, « gage »[1], et de la préposition præ. Mais par un remarquable élargissement du sens, toute propriété rurale finit par s’appeler prædium. C’est probablement par la langue du droit que s’est fait ce changement, les immeubles dotaux s’appelant prædia dotalia.

Le caractère particulier d’après lequel un objet a été dénommé peut donc rentrer dans l’ombre, peut même s’oublier tout à fait. Au lieu de désigner seulement une catégorie, le mot vient à désigner l’espèce entière.

Le substantif français gain témoigne de la vie agricole de nos ancêtres. Gagner (gaaignier) c’était faire paître ; un gagnage était un pâturage ; le gaigneur était le cultivateur ; le gain (gaïn) était la récolte. Il en est demeuré un témoin qui n’a pas varié : c’est le re-gain. Quant au simple gain, à mesure que la vie s’est compliquée, il a étendu sa signification : il a désigné le produit obtenu par toute espèce de travail, et même celui qui est acquis sans travail.

À la vie agricole appartient pareillement le latin pecunia, qui désignait d’abord la richesse en bétail, et qui a fini par désigner toute espèce de richesse. Ce qui est moins connu, c’est que le changement inverse a eu lieu au moyen âge chez les Celtes de la Grande-Bretagne. Comme il s’était établi un compromis entre le système ancien d’échange en nature et le système nouveau d’échange monétaire, certains termes désignaient tour à tour soit une monnaie, soit son équivalent en terre ou en bétail. En vieux gallois scribl (latin scrupulum) est une monnaie ; chez les Gallois du xiie siècle, ysgrubl a le sens de bétail, bête de labour. Dans la Bretagne armoricaine, le latin solidus est devenu saout, qui désigne le bétail en général[2]. Chez les Anglo-Saxons, au contraire, l’ancien feoh, « bétail », est venu à désigner une somme d’argent[3]. Des alternatives de richesse et d’appauvrissement expliquent ces faits, dont les contemporains n’ont pas conscience.

Ces sortes de transformations du sens sont importantes à observer pour l’historien : car elles constituent pour lui des indications d’autant plus sûres qu’elles sont involontaires. Il ne faudrait pas rapporter ces faits au chapitre de la métaphore. La métaphore est l’aperception instantanée d’une ressemblance entre deux objets. Ici, au contraire, nous avons affaire à un lent déplacement du sens : le peuple continuait, sans y penser, à employer le mot pecunia, alors que déjà la fortune du citoyen romain ne consistait plus uniquement en troupeaux.

Les idées générales que l’humanité a acquises dans le cours des siècles n’auraient pu recevoir de nom sans cet élargissement du sens. Comment aurait-on pu désigner le temps et l’espace ? Le temps, c’était à l’origine « la température, la chaleur ». Le mot est de même origine que tepor[4]. Puis on a désigné de cette façon le temps (bon ou mauvais) en général. Enfin on est arrivé à l’idée abstraite de la durée.

L’espace, c’était la carrière où courent les chars (spatium, mot emprunté du grec στάδιον, dorien σπάδιον[5]. Pour parler des chevaux qui dévient de leur course on emploie le verbe exspatiari. Cicéron, voulant dire que l’éloquence a dévié, dit : Deflexit de spatio curriculoque majorum. Puis le mot a pris le sens général d’étendue et d’espace.


Le verbe est la partie du discours qui présente les plus nombreux exemples d’élargissement. Une fois que d’une façon ou d’une autre, pour désigner un acte, la langue a fait choix d’une expression, l’on ne tarde pas à oublier la circonstance — quelquefois indifférente ou fortuite — qui l’a fait ainsi dénommer.

Qui pense encore, en prononçant le verbe briller, à la pierre précieuse — beryllus — dont on l’a tiré ? Ceux qui ont créé le verbe plumbicare, dont nous avons fait plonger, ont dû bientôt perdre de vue le plomb qui servait à charger le filet ou la ligne, et ont appliqué la même expression à tout ce qui descend, à tout ce qui plonge au fond de l’eau. Il est dans la nature de notre esprit d’opérer de cette façon, car nous sommes bien plus frappés de l’acte en lui-même, qui est une impression présente, que de la circonstance déjà lointaine qui nous l’a fait nommer pour la première fois.

Il y avait à Rome un recensement qui revenait tous les cinq ans, et qui était accompagné d’une cérémonie religieuse, appelée « purification » : lustrum, lustratio. Comme, à cette occasion, le magistrat et les prêtres parcouraient les rangs du peuple, le verbe lustrare prit le sens de « parcourir, passer en revue ». Virgile a donc pu dire, parlant de la mer Ausonienne qui doit être parcourue par Énée :

Et salis Ausonii lustrandum navibus æquor.

Peu de gens pensent, en se disant accablés d’un malheur, accablés d’une nouvelle, qu’ils généralisent une expression empruntée à la guerre de siège, et que le substantif cadabalum, qui a fait caable, d’où accabler, est formé du grec καταβολή, « renversement ». Encore moins les Romains, quand ils parlaient de la splendeur du ciel ou d’un triomphe splendide, songeaient-ils que c’est à une couleur maladive de la peau, à la morbidesse du teint, que le verbe splendeo devait son origine[6].


L’élargissement du sens est surtout fréquent avec les mots composés. Après avoir réuni deux termes pour en faire un tout, on ne considère plus que l’ensemble. Vindemia, par exemple, qui contient le mot vinum, se dit pour d’autres récoltes que celles du vin : vindemia olearum, mellis, turis. Parricidium, qui est le meurtre d’un père, s’est étendu, l’altération phonétique aidant, jusqu’à marquer toutes sortes de crimes : à tel point que déjà les Romains en cherchaient des étymologies assez lointaines. Nous touchons ici à ce que les anciennes rhétoriques appelaient un abus de langage (catachrèse). La vérité est que la catachrèse n’existe que dans les premiers temps et pour celui qui s’attache à la lettre : pour le commun des hommes, ces expressions ne tardent pas à être naturelles et légitimes. C’est ainsi qu’en sanscrit, une écurie à chevaux s’appelle açva-goshtha, quoique goshtha soit un composé contenant le mot go, « vache ». On a de même dans Homère :

Τοῦ τρισχίλιαι ἵπποι ἕλος κάτα βουκολέοντο.

Et le même abus de langage, sous une forme un peu différente, se trouve dans cet autre vers :

Ἀρνῶν πρωτογόνων ῥέξειν κλειτὴν ἑκατόμβην[7].

Autant il est juste de recommander « les métaphores qui se suivent », autant il serait puéril, pour les mots qu’un long usage a éloignés de leur signification première, et pour lesquels il n’y a d’ailleurs jamais eu métaphore, mais élargissement du sens, d’en entraver l’emploi par le souvenir de leur point de départ. Le progrès pour le langage consiste à s’affranchir sans violence de ses origines. On ne parlerait pas si l’on voulait ramener tous les mots à l’exacte portée qu’ils avaient en commençant. Armare naves est une expression consacrée ; mais elle nous cache une sorte d’abus de langage, puisque armare signifiait « se couvrir les épaules »[8]. Il faut laisser au linguiste le soin de rechercher ces lointains points de départ. L’élargissement du sens est un phénomène normal, qui doit avoir sa place chez tous les peuples dont la vie est intense et dont la pensée est active.


  1. Vadium est inusité en latin classique, où il est remplacé par vadimonium. Mais il a reparu dans le latin du moyen âge : nous en avons tiré le français gage. Le gothique ga-wadjan, l’anglo-saxon weddian, d’où l’anglais wed et l’allemand wetten, sont, à ce que je crois, des emprunts faits au latin. Les termes juridiques, pour lesquels il importait de bien s’entendre, passaient des Romains aux Barbares. — Sur cette famille de mots, voir mon Dictionnaire étymologique latin, au mot vas, vadis.
  2. J. Loth, Revue de l’histoire des religions, 1896, article sur le droit celtique de M. d’Arbois de Jubainville.
  3. De là l’anglais fee, « récompense, salaire, honoraires ».
  4. Le neutre tapas, « chaleur », existe en sanscrit. Le rapport de tempus et tepor est le même que celui de decus et decor, fulgur et fulgor. Il est resté quelque chose de l’idée de la température dans le verbe temperare.
  5. Voir Mémoires de la Société de linguistique, VI, p. 3. Au sujet de la substitution du t au d, cf. cotoneumκυδώνιον, citrusκέρδος.
  6. Σπλήν, « la rate » : un homme malade de la rate était splenidus (cf. rabidus de rabies). Les anciens plaçaient dans cet organe le siège de la jaunisse.
  7. Le mot βοῦς, « bœuf », étant contenu dans βουκολέω et dans ἑκατόμβη.
  8. Armus, « épaule », a fait armare, d’où arma, lequel a commencé par désigner les armes défensives, par opposition à tela, les armes offensives. Armorum atque telorum portationes (Salluste).