Essai de Sémantique/Chapitre XII

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Hachette (p. 135-147).



CHAPITRE XII

LA MÉTAPHORE

Importance de la métaphore pour la formation du langage. — Les métaphores populaires. — Provenances diverses des expressions métaphoriques. — Elles passent d’une langue à l’autre.

À la différence des causes précédentes, qui sont des causes lentes et insensibles, la métaphore change le sens des mots, crée des expressions nouvelles de façon subite. La vue instantanée d’une similitude entre deux objets, deux actes, la fait naître. Elle se fait adopter si elle est juste, ou si elle est pittoresque, ou simplement si elle comble une lacune dans le vocabulaire[1]. Mais la métaphore ne reste telle qu’à ses débuts : bientôt l’esprit s’habitue à l’image ; son succès même la fait pâlir, elle devient une représentation de l’idée à peine plus colorée que le mot propre.

On a dit que les métaphores d’un peuple en laissent deviner le génie. Cela est vrai pour quelques-unes : mais il faut bien avouer que la plupart ne nous apprennent guère que ce que nous savions déjà ; elles nous donnent l’esprit de tout le monde, qui ne varie pas beaucoup d’une nation à l’autre. Nous allons en citer quelques exemples, priant d’avance le lecteur d’en excuser la simplicité. Il s’agit pour nous, non de faire admirer ces images, qui n’en sont plus, mais de montrer combien la langue en est pleine.

Comme il faut se borner, nous les puiserons toutes dans la même langue : le latin. Voyons, par exemple, comment le peuple romain nomme ce qui est bon et ce qui est mauvais.

Ce qui est bon : c’est ce qui va droit et en mesure (recte atque ordine), ce qui est plein et a du poids (integer, gravis). Mais la légèreté est un mauvais signe (levis, vanus, nullius momenti). Ce qui est de travers devient le symbole de toute perversité (pravus). L’intelligence est comme une pointe qui pénètre (acumen), mais la sottise ressemble à un couteau émoussé (hebes) ou à un plat qui manque de sel (insulsus). Un caractère simple est comparé à un vêtement qui n’a qu’un pli (simplex) : les motifs allégués à faux sont des bordures qui dissimulent le défaut de l’étoffe (prætextum). La bigarrure (vafer, varius) n’est pas loin de la tromperie.

Jusque-là les métaphores du langage ne présentent rien que d’irréprochable ; nous allons maintenant voir paraître quelques traits de morale utilitaire. Penser, c’est compter (putare, reputare)[2]. L’estimation ou la pesée des monnaies prête son nom à toutes les sortes d’estime (æstimare, existimare, pendere). Délibérer, c’est encore peser (deliberare[3]). Ce qui peut s’acheter à bon marché est méprisable (vilis[4]) ; de la rareté vient le prix que nous attachons aux objets (carus, caritas).

Il est inutile de continuer… On voit de quelle nature sont ces renseignements. Cela ressemble aux dires de quelque paysan doué de bon sens et d’honnêteté, mais non exempt d’une certaine cautèle rustique. C’est quelque chose de moins que les proverbes, ceux-ci marquant déjà une expérience plus prolongée, une faculté de combinaison plus grande.

Voici encore une métaphore appartenant au même ordre d’idées.

Pour les vieux Romains toute dépense superflue était un manquement à la règle, une dérogation à la rectitude de la vie, ou, comme nous disons aujourd’hui, un dérangement. De là le mot de luxus, mot emprunté à la langue chirurgicale. Caton, donnant une recette pour les entorses et les fractures, dit : Ad luxum aut ad fracturam alliga, sanum fiet. (De Re rustica, 160.) Peut-être le mot, comme tant d’autres termes de médecine, est-il d’origine grecque : λοξός, « de travers », λοξόω, « disloquer ». Nous en avons fait luxation. — Il y avait sans doute bien des sortes de dérangement comprises sous ce mot. Occultiores in luxus et malum otium resolutus, dit Tacite en parlant de Tibère.


On sait combien les anciens se sont donné de peine pour classer les métaphores, pour les étiqueter par genre et par espèce. Ils disent avec raison que le nombre en est immense[5]. Ce nombre est encore plus grand même qu’ils ne supposaient, car ils sont loin de les avoir toutes reconnues. Exstinguere avait déjà pris le sens d’éteindre : cependant la flamme est comparée ici à un dard ou à une lance dont on brise la pointe. Erudire passait pour le mot propre signifiant « instruire » : cependant l’expression est empruntée à l’idée d’une branche d’arbre qui a été dégrossie. Le mot tranquillitas, appliqué à l’âme, ne faisait déjà plus, au temps de Virgile, l’effet d’une expression figurée, quoiqu’il contînt une comparaison empruntée à la transparence du ciel ou de l’eau[6].

Quelquefois le souvenir de la métaphore est si complètement oublié qu’on s’y trompe. Cicéron s’étonne que des paysans aient eu l’idée de donner le nom de perle (gemma) aux bourgeons des arbres : or, c’est l’inverse qui est la vérité, les perles ayant, par une imagination qui ne manque pas de grâce, reçu leur nom des bourgeons prêts à s’épanouir[7].

Quand la linguistique tournera vers le sens des mots une partie de l’attention qu’elle porte trop exclusivement sur la lettre, elle pourra créer pour les diverses langues un curieux et instructif relevé montrant le contingent de métaphores fourni par chaque classe de citoyens, par chaque corps de métier. Le tisserand a donné à la langue latine les mots qui veulent dire « commencer » : ordiri, exordium, primordia. Ordiri, c’était disposer les fils de la chaîne pour faire un tissu. Cicéron, qui sentait encore l’image, fait dire, non sans intention, à un de ses interlocuteurs : Pertexe, Antoni, quod exorsus es[8]. Plaute avait déjà dit de même :

Neque exordiri primum, unde occipias, habes,
Neque ad detexundam telam certos terminos.

Le mot ordo, avec la longue série de ses significations si variées et si importantes — en politique, à la guerre, dans l’administration, dans les arts — est lui-même un présent de l’humble métier du tisseur[9].

Les auspices avaient une telle importance qu’on ne peut être surpris d’en retrouver le souvenir dans la langue commune : l’adjectif propitius, qui marquait le vol en avant[10] ; l’adjectif sinister, qui marquait les présages funestes ; les verbes aucupari, « épier » ; augurare, « conjecturer » ; autumare, « affirmer », qui contiennent tous les trois le substantif avis ; l’adverbe extemplo, employé d’abord pour les présages surgissant à l’intérieur du templum céleste ; le verbe contemplari, emprunté à l’occupation ordinaire des augures, en sont d’unanimes témoignages.

La langue du droit n’a pas été moins fertile. J’en citerai seulement ce curieux mot rivalis, qui désignait des propriétaires voisins se servant d’un même cours d’eau, et qui est devenu le nom de toute espèce de rivalité[11].

Le génie différent des nations perce déjà dans quelques vieilles métaphores. Ainsi les Grecs, pour exprimer l’idée de « ressource, d’expédient », emploient πόρος. « Quel remède à mes maux ? » s’écrie un personnage d’Euripide. Τίς ἂν πόρος κακῶν γένοιτο[12] ; Le mot πόρος, qui désigne proprement un passage, particulièrement sur mer[13], est bien d’un peuple qui, de bonne heure, a connu les ὑγρὰ κέλευθα. Une affaire impossible, c’est ἄπορον πρᾶγμα. Les moyens financiers d’un État s’appellent πόροι. Encore aujourd’hui, chez les Grecs, « pouvoir » se dit ἐμπορέω.

Quelquefois toute une perspective historique se découvre à nous dans une métaphore. Le romancier grec Longus, dans l’histoire de Daphnis et Chloé, parle d’un piège à loup, d’une chausse-trape pratiquée dans la terre. Mais le loup ne s’y laisse pas prendre : αἰσθάνεται γὰρ γῆς σεσοφισμένης. Ce σοφίζω suppose Protagoras, Socrate, Platon, et tout un long passé de discussions philosophiques.

Le mot d’influence, dont il est fait si grand usage aujourd’hui, nous reporte aux anciennes superstitions astrologiques. On supposait qu’il s’échappait des astres un certain fluide qui agissait sur les hommes et sur les choses. Boileau emploie encore le mot en son sens primitif, quand il parle dans son Art poétique de l’influence secrète exercée par le ciel sur le poète à sa naissance. Le mot italien d’influenza fait allusion à quelque croyance analogue.

Toutes les langues pourraient ainsi constituer leur musée des métaphores. En allemand, le verbe einwirken, si souvent employé de la façon la plus abstraite, répond au latin intexere. Et pareillement le latin exprimere qui revient si souvent dans ce livre, est un emprunt fait aux beaux-arts, puisqu’il marque l’idée d’une empreinte : à lui seul, il pourrait nous apprendre, si nous ne le savions déjà, que les anciens connaissaient le travail au repoussé. Beaucoup d’usages abolis se perpétuent dans une locution devenue banale : en disant d’un personnage qu’il est revêtu d’un titre ou d’une dignité, personne ne songe aujourd’hui à l’investiture[14].


Il y a une satisfaction que le langage réserve à l’observateur, satisfaction d’autant plus vive qu’elle aura été moins cherchée : c’est de sentir, en parlant, quelque métaphore dont la valeur n’avait pas été comprise jusque-là, s’ouvrir et s’illuminer subitement. Nous constatons alors un secret accord entre notre propre pensée et le vieil héritage de la parole.

Aucun chapitre ne montre aussi bien le pouvoir que, même aujourd’hui, avec nos langues depuis longtemps fixées, l’action individuelle continue d’exercer. Telle image éclose dans quelque tête bien faite devient, en se répandant, propriété commune. Elle cesse alors d’être une image et devient appellation courante. Entre les tropes du langage et les métaphores des poètes il y a la même différence qu’entre un produit d’usage commun et une conquête récente de la science. L’écrivain évite les figures devenues banales : il aime mieux en créer de nouvelles. Ainsi se transforme le langage. C’est ce qu’ont parfois oublié nos étymologistes, toujours prêts à supposer une prétendue racine verbale, comme si l’imagination avait jamais été à court pour transporter un mot tout fait d’un ordre d’idées dans un autre.


Une espèce particulière de métaphore, extrêmement fréquente dans toutes les langues, vient de la communication entre les organes de nos sens, qui nous permet de transporter à l’ouïe des sensations éprouvées par la vue, ou au goût les idées que nous devons au toucher. Nous parlons d’une voix chaude, d’un chant large, d’un reproche amer, d’un ennui noir, avec la certitude d’être compris de tout le monde. La critique moderne, qui use et abuse de ce genre de transposition, ne fait que développer ce qui se trouve en germe dans le langage le plus simple. Un son grave, une note aigüe ont commencé par être des images.

Le peuple transporte à des objets inanimés des adjectifs dont il emprunte l’idée à l’homme : il dira une lanterne sourde, une maison louche, aveugler une voie d’eau, de même que les Grecs disaient déjà κωφὸν βέλος (surdum jaculum) pour un trait qui ne porte pas, et μέλαινα φωνή (vox atra) pour une voix enrouée. Les Indous appellent andha-kūpa, « puits aveugle », un puits dont l’ouverture est cachée par des plantes. Quelquefois on ne sait plus au juste de quel organe ces expressions sont parties : pour l’adjectif clarus, par exemple, on a pu longtemps se demander s’il vient de la vue ou de l’ouïe. Sans les mots acies, acus, acutus, acer, nous ne saurions pas que le français aigre n’a pas toujours appartenu au sens du goût.


La langue homérique ne manquait pas de mots pour l’idée de « méditer, préparer ». Mais cela n’a pas empêché le poète de créer le verbe βυσσοδομεύω, qui signifie littéralement « intus ædificare ».

Ἔσθλ’ ἀγορεύοντες, κακὰ δὲ φρεσὶ βυσσοδόμευον.

« Tenant de beaux discours, ils bâtissaient le mal au fond de leur cœur. » Et ailleurs :

Ἀλλ’ ἀκέων κίνησε κάρη, κακὰ βυσσοδομεύων[15].

« Il secoua la tête en silence, bâtissant le mal intérieurement. »

Pour la même idée, Homère a encore le verbe μηχανάω, qui du grec a passé au latin[16].

Il est difficile de reconnaître les métaphores les plus anciennes. L’état de choses qui les avait suggérées ayant disparu, l’on reste en présence d’une racine à signification incolore. C’est ce qui nous explique comment les grammairiens indous, en dressant leurs listes, ont pu inscrire tant de racines signifiant « penser, savoir, sentir ». S’il nous était possible de remonter plus haut dans le passé de l’humanité, nous trouverions sans doute, tout comme dans les langues que nous connaissons mieux, la métaphore partout présente.


Avant de quitter ce sujet, qui est infini, nous voulons encore mentionner un point.

Les métaphores ne restent pas enchaînées à la langue où elles ont pris naissance. Quand elles sont justes et frappantes, elles voyagent d’idiome à idiome et deviennent le patrimoine du genre humain. Il y a donc pour l’historien à faire une distinction entre les images qui, étant parfaitement simples, ont dû être trouvées en mille lieux d’une façon indépendante, et celles qui, inventées une fois en une certaine langue, ont été ensuite transmises, empruntées et adaptées. Les métaphores se traduisent, comme on le voit par des exemples tels que décider et entscheiden, découvrir et entdecken, comprendre et begreifen, succomber et unterliegen, confirmer et bestätigen[17]. Le difficile est de reconnaître chaque fois s’il y a emprunt et quel est l’emprunteur. Chez les vieilles nations de l’Europe il existe un fonds commun de métaphores qui tient à une certaine unité de culture. Les nations arrivées un peu tard au même degré de civilisation ne tardent pas à s’approprier, en les traduisant, ce stock d’expressions métaphoriques. Il serait peu équitable de le leur reprocher, car elles usent du même droit que leurs aînées, et il n’y a aucune raison pour les en exclure. Je songe en ce moment au peuple grec à qui l’on reproche de faire ce que chaque nation d’Europe a fait à son heure[18]. J’en donnerai un seul exemple. Pour exprimer : « Je ne suis pas d’accord avec vous », les Grecs disent : ἐγὼ δὲν συμφωνῶ. N’est-ce pas ce que dit aussi l’Allemand : Ich stimme nicht mit Ihnen überein ? Ou simplement : Es stimmt nicht. Fallait-il se l’interdire parce qu’il nous a plu de créer le mot symphonie ? Au reste, le grec a tout l’air d’être ici l’original, et nous les imitateurs, car déjà sur les papyrus égyptiens du temps des Ptolémées nous avons σύμφωνον en parlant d’un accord intervenu entre deux parties.

La loi des métaphores est la même que pour tous les signes. Une métaphore étant devenue le nom de l’objet peut de nouveau, partant de cette seconde étape, être employée métaphoriquement, et ainsi de suite. C’est ce qui fait que pour les philologues les langues modernes sont d’une étude plus compliquée que les anciennes. Mais pour l’enfant qui apprend à les parler la complication n’existe pas : le dernier sens, le plus éloigné de l’origine, est souvent le premier qu’il apprend. Ce qu’on appelle l’argot ou le slang se compose en grande partie de métaphores plus ou moins vaguement indiquées : cependant c’est une langue qui s’apprend aussi vite que les autres.


  1. C’est grâce à la métaphore, selon la remarque de Quintilien (VIII, 6), que chaque chose semble avoir son nom dans la langue.
  2. Putare est lui-même arrivé au sens de « calculer » par une métaphore. Putare rationes, « apurer des comptes ». Putare, purum facere, disent Varron et Festus. C’était l’expression consacrée pour l’émondage des arbres et des vignes : putare vitem, arbores. Le mot, en son sens propre, s’est conservé en vieux français : poder, pouer (« pouer et tailler la vigne », chez Olivier de Serres) ; poâ, « tailler », en patois de la Suisse romande. Ce poder, « nettoyer », a passé en allemand : butzen, putzen (den Baum, den Strauch, die Hecke putzen) ; puis on a dit : den Bart, die Haare putzen ; enfin, le mot a passé au sens de toilette et de parure (die Putzmacherin, « la modiste »).
  3. De libra, « la balance ».
  4. De la même racine qui a donné vēnum, « la vente ».
  5. Quintilien, VIII, 6. Arsène Darmesteter a essayé une classification, pour laquelle nous renvoyons à la Préface, non encore publiée, de son Dictionnaire étymologique.
  6. Mémoires de la Société de linguistique, V, 346.
  7. Nam gemmare vites, luxuriem esse in herbis, lætas esse segetes etiam rustici dicunt (De Or., III, 38). Lætus, que Cicéron considère comme une métaphore, est également le mot propre (« de grasses moissons »).
  8. Le vocable est probablement bien antérieur à la langue latine. On a chez Hésychius cette glose : Γερδιός· ὑφάντης.
  9. Or., II, 33. — Il est curieux de constater que le verbe ordiri a survécu en français précisément en son sens primitif : ourdir. Le tisserand l’avait fourni : le tisserand l’a conservé.
  10. D’une racine pet qui se retrouve dans le grec πέτομαι, « voler ».
  11. Il y avait à Rome une Lex rivalicia (Festus, p. 340), qui réglait les rapports entre rivales.
  12. Alceste, v. 213.
  13. Cf. Βόσπορος, « le Bosphore »
  14. Combien d’expressions ne devons-nous pas au théâtre ! Jouer un rôle dans une affaire, faire une scène à quelqu’un, une personne qui se tient dans la coulisse, un drame qui s’est passé hier, un changement à vue, un personnage muet, etc. Ce nom même de personnepersona, — que Cicéron employait déjà comme nous, est un mot de théâtre, puisqu’il signifie « masque ».
  15. Od., XVII, 66, 465. — On remarquera que c’est exactement la même expression que le latin industrius (de indu et struere). Il est resté quelque chose de l’ancien sens péjoratif dans la locution : de industria.
  16. Pas toujours en mauvaise part :

    ὦναξ Παιὰν,
    ἔξευρε μηχανάν τιν’ Ἀδμήτῳ κακῶν
    (Euripide, Alc., 221.)

    « Trouve, ô Apollon, quelque secours aux maux d’Admète ».

    Un homme sans ressources, une chose impossible, s’appellent ἀμήχανος.

  17. Sur ces imitations, dont on trouve des exemples dans toutes les langues, voir L. Duvau, dans les Mémoires de la Société de linguistique, VIII, p. 190. Un spécimen intéressant est le français compagnon, qui a son prototype dans le gothique gahlaiba (de hlaifs, « pain »).
  18. Voir des imitations du latin par le vieil irlandais, Journal de Kuhn, XXX, 255, article de Zimmer.