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Essai historique et critique sur le duel/Chapitre III

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CHAPITRE III.

louis xiv. — suite.


Louis xiv montra contre les duels une volonté encore plus prononcée ; les lois qu’il rendit pendant la dernière partie de son règne forment un code complet dont nous allons présenter une courte analyse.

Autorité donnée aux maréchaux de France de connaître des circonstances qui donnent ordinairement lieu aux duels, en réprimer les auteurs, et en empêcher les suites.

Classement des injures et des voies de fait depuis l’injure verbale jusqu’aux coups de bâton, et leur punition depuis trois mois jusqu’à vingt ans de prison.

Peine contre ceux qui font des appels depuis deux ans jusqu’à six ans de prison, avec addition de fortes amendes.

Peine de mort contre ceux qui se battent en duel, et procès à la mémoire de ceux qui ont été tués.

Peine de mort contre ceux qui se battent comme seconds, avec dégradation de noblesse et leurs armoiries brûlées et noircies par le bourreau.

Peine de mort par la potence contre les roturiers qui font des appels aux gentilshommes, ou qui suscitent des gentilshommes pour se battre contre ceux qu’ils ont appelés.

Peine du fouet et de la marque contre les domestiques qui conduisent au lieu du combat ou portent les appels.

Privation des charges dont pourraient être revêtus les spectateurs qui s’y seraient rendus exprès, avec confiscation du quart de leurs biens.

Confiscation des biens des combattans en faveur des parens des personnes tuées, qui poursuivraient le délit.

Permission aux cours de décréter les personnes et séquestrer les biens sur la simple notoriété du fait.

Défense aux grands du royaume de donner asile aux coupables.

Enfin déclaration que non-seulement la prescription n’abolit point le duel, mais au contraire que le crime de duel fait revivre tous les autres crimes qui auraient pu être commis par l’accusé, quoique déjà prescrits.

Indépendamment de ces dispositions générales, il en fut fait quelques autres spécialement relatives aux militaires. Il leur fut défendu de mettre l’épée ou le pistolet à la main, à peine d’être irrévocablement cassés ; et l’art. 4 de la déclaration du huit avril 1686, veut que « lorsque dans les troupes il se sera fait un duel avéré, le cavalier, dragon ou soldat qui en donnera avis au commandant ou commissaire, ait non-seulement son congé absolu, mais en outre qu’il lui soit payé une somme de cent cinquante livres. »

Il n’est pas besoin de dire que cette loi n’eut jamais d’exécution, et que le salaire honteux de la délation ne fut jamais réclamé.

Une chose digne de remarque, et qu’il ne faut pas perdre de vue dans toute cette législation, c’est qu’elle n’a été faite que pour la noblesse.

Quoique pendant soixante ans de guerre le tiers-état eût versé des fleuves de sang pour le soutien du trône ; quoique ce fût surtout dans son sein qu’avaient pris naissance cette foule de beaux génies qui, soit dans les arts, soit dans les sciences, avaient contribué à porter la nation française au plus haut point de la civilisation européenne, on ne supposait pas dans le dix-septième siècle que le point d’honneur pût avoir quelque influence sur les roturiers ; et quelque gravement qu’ils eussent été offensés, la voie des armes leur était bien plus rigoureusement fermée. On se souvenait, sans doute encore qu’aux états de 1614, ils n’avaient porté la parole qu’à genoux, et l’art. 16 de l’édit de 1679 contient la preuve assez complète de l’opinion qu’on en avait conservée.

« D’autant qu’il se trouve ; des gens de naissance ignoble, et qui n’ont jamais porté les armes, qui sont assez insolens pour appeler les gentilshommes, lesquels refusant de leur faire raison à cause de la différence des conditions, ces mêmes personnes suscitent contre ceux qu’ils ont appelés d’autres gentilshommes, d’où il s’ensuit quelquefois des meurtres d’autant plus détestables, qu’ils proviennent d’une cause abjecte ; nous voulons et ordonnons qu’en tel cas d’appel et combat, principalement s’ils sont suivis de quelque grande blessure ou de mort, lesdits ignobles ou roturiers qui seront atteints et convaincus d’avoir causé et promu semblables désordres, soient sans rémission pendus et étranglés, tous leurs biens meubles et immeubles confisqués… ; et quant aux gentilshommes qui se seraient ainsi battus, pour des sujets et contre des personnes indignes, nous, voulons qu’ils souffrent les mêmes peines que nous avons ordonnées contre les seconds. »

Dans l’intervalle des différentes ordonnances qui furent portées, on voit que quelques gentilshommes, jaloux de plaire au monarque, souscrivirent, pardevant les maréchaux de France, des actes contenant déclaration publique de refuser toutes sortes d’appels, et de ne jamais se battre en duel pour quelque cause que ce soit, et de rendre toute sorte de témoignage de la détestation qu’ils ont du duel, comme chose tout-à-fait contraire au bien et aux lois de l’état, et incompatible avec le salut et la religion chrétienne.

Certes, il est impossible d’imaginer une législation plus tranchante, plus prohibitive et même plus dure. On sait que de tous les monarques qui ont occupé le trône français, Louis xiv a été le plus absolu ; et cependant non-seulement toute cette législation ne produisit aucun effet, mais on alla jusqu’à mettre sous ses yeux, d’une manière plus ou moins explicite, la théorie qui devait perpétuer le duel.

Observons d’abord que la déclaration des gentilshommes dont nous avons parlé ci-dessus était une offense au moins indirecte à l’autorité royale, qui n’avait pas besoin de l’assentiment isolé de quelques particuliers pour faire respecter ses lois.

Et nous verrons ensuite que ces mêmes déclarations contenaient une espèce de protestation pour la conservation du droit d’y désobéir, en ces termes : « Sans pourtant renoncer au droit de repousser, par toutes voies légitimes, les injures qui leur seraient faites, autant que leur profession et naissance les y obligent. »

Les maréchaux de France, quoique chargés par la loi de la répression des duels, fournissaient eux-mêmes l’occasion d’en éluder l’application. L’art. 3 du règlement fait par eux sous la date du 2 août 1653, contient les expressions suivantes.

Art 3. « Que si le prétendu offensé est si peu raisonnable que de ne pas se contenter de l’éclaircissement qu’on lui aura donné de bonne foi, et qu’il veuille obliger celui de qui il croira avoir été offensé de se battre contre lui, celui qui aura renoncé au duel pourra lui répondre en ce sens ou autre semblable : qu’il s’étonne bien que sachant les derniers édits du roi, et particulièrement la déclaration de plusieurs gentilshommes, dans laquelle il s’est engagé publiquement de ne point se battre, il ne veuille pas se contenter des éclaircissemens qu’il lui donne, et qu’il ne considère pas qu’il ne peut ni ne doit donner ou recevoir aucun lieu pour se battre, ni même lui marquer les endroits où il le pourrait rencontrer, mais qu’il ne changera rien à sa manière ordinaire de vivre ; et généralement tous les autres gentilshommes pourront répondre que, si on les attaque, ils se défendront, mais qu’ils ne se croient pas obligés à aller se battre de sang-froid, et contrevenir ainsi formellement aux édits de Sa Majesté, aux lois de la religion et à leur conscience. »

Si les maréchaux de France avaient voulu sérieusement l’exécution de la loi, ils auraient, comme ils en avaient le pouvoir, envoyé en prison le duelliste obstiné ; mais le laissant libre, malgré sa rénitence, et d’après le protocole de déclaration que nous venons de rapporter, il est évident que celui qui se serait refusé à arranger une rencontre pour se battre avec son adversaire, aurait infailliblement passé pour un lâche. Au surplus ne nous en étonnons pas, c’étaient des généraux qui s’adressaient à des militaires.

Aussi les duels furent-ils très-nombreux sous Louis xiv. On cite, entre autres, l’affaire qui survint en 1679, entre Boisdavy, mestre de camp du régiment de Champagne, et Ambijoux.

Ces deux gentilshommes ayant eu quelques paroles dans un repas, Ambijoux, plein de ressentiment, crut devoir en tirer une vengeance publique ; en conséquence, un jour que l’armée était rangée en bataille, et que Boisdavy se trouvait à la tête de son régiment, il vint par derrière, et lui donna plusieurs coups de fouet.

On se mit aussitôt entre deux, mais à quelques jours de là ils se battirent quatre contre quatre. Ambijoux fut tué avec deux des seconds ; cette affaire fit beaucoup de bruit ; cependant il ne paraît pas que ceux qui survécurent aient jamais été punis.

On sait qu’en 1751, M. de Sévigné fut tué par le chevalier d’Albret ; plus tard le marquis de Bénac fut pareillement tué en duel au sortir de la foire, et en plein jour.

À chaque instant il y avait des duels entre les courtisans qui approchaient le plus la personne du roi ; les mémoires du temps citent MM. de Brissac, de Saint-Olon, le prince d’Elbeuf, le prince Philippe de Savoie, le comte de Clermont, le comte de Brionne, le duc de Grammont, le marquis de Pluvaux, le marquis d’Alincourt, et plusieurs autres dont quelques-uns poussèrent la hardiesse jusqu’à tirer l’épée dans les salles du palais de Versailles.

Dans le même temps le grand Condé, prince du sang, et le premier des généraux de cette époque, tançait sévèrement le marquis de Fénelon, qui s’était entremis pour faire signer aux gentilshommes les soumissions dont nous avons indiqué les restrictions : « Il faut, monsieur, lui disait-il, être aussi sûr que je le suis de votre fait sur la valeur, pour n’être pas effrayé de vous avoir vu rompre le premier une telle glace. »

Enfin, tel était à cette époque l’ascendant de l’opinion, que Louis xiv lui-même donnait, par ses actions, un démenti à la théorie développée dans ses lois.

Nous en avons pour garant un des fils de ce monarque, M. le comte de Toulouse, qui s’exprimait, dans une lettre du 27 mars 1737, en ces termes : « Les lois sur le duel sont sages, mais jusqu’à ce qu’on ait trouvé le moyen de sauver l’honneur d’un homme, il faut en particulier compatir à ce qu’il est obligé de faire. J’ai vu le feu roi bien sévère sur les duels ; mais en même temps, si dans son régiment, qu’il approfondissait plus que les autres, un officier avait une querelle, et ne s’en tirait pas suivant l’honneur mondain, il approuvait qu’on lui fît quitter le régiment. Nous voyons bien que les deux principes ne s’accordent pas, mais l’un et l’autre doivent se trouver dans tout homme, puisqu’ils ont été dans le roi le plus juste et le plus ferme. » (Lémontey, Monar. de Louis xiv.)

Cependant les lois de Louis xiv produisirent un résultat heureux, mais auquel on n’avait pensé qu’en second ordre. Les Français y démêlèrent une interpellation faite à leur honneur au sujet des seconds, et cet usage tomba promptement en désuétude.

Ce fut là une grande amélioration, dont on n’a jamais suffisamment apprécié et la cause et l’effet[1].

La cause : qui, quoique se rattachant évidemment à l’honneur, source première de tous les duels, en a cependant beaucoup mitigé la rigueur.

L’effet : car, depuis cette époque, beaucoup d’affaires se sont arrangées, beaucoup ont fini par de simples blessures, au lieu que, sous le régime des seconds, il y avait toujours mort d’homme.

  1. Voyez le §. IV, à la fin.