Essai sur les mœurs/Chapitre 149

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CHAPITRE CXLIX.

Du premier voyage autour du monde.

Ce mélange de grandeur et de cruauté étonne et indigne. Trop d’horreurs déshonorent les grandes actions des vainqueurs de l’Amérique ; mais la gloire de Colombo est pure. Telle est celle de Magalhaens, que nous nommons Magellan, qui entreprit de faire par mer le tour du globe, et de Sébastien Cano, qui acheva le premier ce prodigieux voyage, qui n’est plus un prodige aujourd’hui.

Ce fut en 1519, dans le commencement des conquêtes espagnoles en Amérique, et au milieu des grands succès des Portugais en Asie et en Afrique, que Magellan découvrit pour l’Espagne le détroit qui porte son nom, qu’il entra le premier dans la mer du Sud, et qu’en voguant de l’occident à l’orient il trouva les îles qu’on nomma depuis Mariannes.

Ces îles Mariannes, situées près de la ligne, méritent une attention particulière. Les habitants ne connaissaient point le feu, et il leur était absolument inutile. Ils se nourrissaient des fruits que leurs terres produisent en abondance, surtout du coco, du sagou, moelle d’une espèce de palmier qui est fort au-dessus du riz, et du rima, fruit d’un grand arbre qu’on a nommé l’arbre à pain, parce que ses fruits peuvent en tenir lieu. On prétend que la durée ordinaire de leur vie est de cent vingt ans : on en dit autant des Brasiliens. Ces insulaires n’étaient ni sauvages ni cruels ; aucune des commodités qu’ils pouvaient désirer ne leur manquait. Leurs maisons, bâties de planches de cocotiers, industrieusement façonnées, étaient propres et régulières. Ils cultivaient des jardins plantés avec art, et peut-être étaient-ils les moins malheureux et les moins méchants de tous les hommes. Cependant les Portugais appelèrent leur pays les îles des Larrons, parce que ces peuples, ignorant le tien et le mien, mangèrent quelques provisions du vaisseau. Il n’y avait pas plus de religion chez eux que chez les Hottentots, ni chez beaucoup de nations africaines et américaines. Mais au delà de ces îles, en tirant vers les Moluques, il y en a d’autres où la religion mahométane avait été portée du temps des califes. Les mahométans y avaient abordé par la mer de l’Inde, et les chrétiens y venaient par la mer du Sud. Si les mahométans arabes avaient connu la boussole, c’était à eux à découvrir l’Amérique : ils étaient dans le chemin ; mais ils n’ont jamais navigué plus loin qu’à l’île de Mindanao, à l’ouest des Manilles. Ce vaste archipel était peuplé d’hommes d’espèces différentes, les uns blancs, les autres noirs, les autres olivâtres ou rouges. On a toujours trouvé la nature plus variée dans les climats chauds que dans ceux du Septentrion.

Au reste, ce Magellan était un Portugais auquel on avait refusé une augmentation de paye de six écus. Ce refus le détermina à servir l’Espagne, et à chercher par l’Amérique un passage pour aller partager les possessions des Portugais en Asie. En effet, ses compagnons après sa mort s’établirent à Tidor, la principale des îles Moluques, où croissent les plus précieuses épiceries.

Les Portugais furent étonnés d’y trouver les Espagnols, et ne purent comprendre comment ils y avaient abordé par la mer orientale, lorsque tous les vaisseaux du Portugal ne pouvaient venir que de l’occident. Ils ne soupçonnaient pas que les Espagnols eussent fait une partie du tour du globe. Il fallut une nouvelle géographie pour terminer le différend des Espagnols et des Portugais, et pour réformer l’arrêt que la cour de Rome avait porté sur leurs prétentions et sur les limites de leurs découvertes.

Il faut savoir que, quand le célèbre prince don Henri commençait à reculer pour nous les bornes de l’univers, les Portugais demandèrent aux papes la possession de tout ce qu’ils découvriraient. La coutume subsistait de demander des royaumes au saint-siége, depuis que Grégoire VII s’était mis en possession de les donner ; on croyait par là s’assurer contre une usurpation étrangère, et intéresser la religion à ces nouveaux établissements. Plusieurs pontifes confirmèrent donc au Portugal les droits qu’il avait acquis, et qu’ils ne pouvaient lui ôter.

Lorsque les Espagnols commençaient à s’établir dans l’Amérique, le pape Alexandre VI divisa les deux nouveaux mondes, l’américain et l’asiatique, en deux parties : tout ce qui était à l’orient des îles Acores devait appartenir au Portugal ; tout ce qui était à l’occident fut donné à l’Espagne ; on traça une ligne sur le globe, qui marqua les limites de ces droits réciproques, et qu’on appelle la ligne de marcation. Le voyage de Magellan dérangea la ligne du pape. Les îles Mariannes, les Philippines, les Moluques, se trouvaient à l’orient des découvertes portugaises. Il fallut donc tracer une autre ligne, qu’on appela de démarcation. Qu’y a-t-il de plus étonnant, ou qu’on ait découvert tant de pays, ou que des évêques de Rome les aient donnés tous ?

Toutes ces lignes furent encore dérangées lorsque les Portugais abordèrent au Brésil ; elles ne furent pas respectées par les Français et par les Anglais, qui s’établirent ensuite dans l’Amérique septentrionale. Il est vrai que ces nations n’ont fait que glaner après les riches moissons des Espagnols ; mais enfin ils y ont eu des établissements considérables.

Le funeste effet de toutes ces découvertes et de ces transplantations a été que nos nations commerçantes se sont fait la guerre en Amérique et en Asie, toutes les fois qu’elles se la sont déclarée en Europe. Elles ont réciproquement détruit leurs colonies naissantes. Les premiers voyages ont eu pour objet d’unir toutes les nations : les derniers ont été entrepris pour nous détruire au bout du monde.

C’est un grand problème de savoir si l’Europe a gagné en se portant en Amérique, Il est certain que les Espagnols en retirèrent d’abord des richesses immenses ; mais l’Espagne a été dépeuplée, et ces trésors, partagés à la fin par tant d’autres nations, ont remis l’égalité qu’ils avaient d’abord ôtée. Le prix des denrées a augmenté partout. Ainsi personne n’a réellement gagné. Il reste à savoir si la cochenille et le quinquina sont d’un assez grand prix pour compenser la perte de tant d’hommes.

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