Essai sur les mœurs/Chapitre 166

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CHAPITRE CLXVI.

De l’invasion de l’Angleterre, projetée par Philippe II en France. Examen de la mort de don Carlos.

Dans ce dessein, Philippe prépare cette flotte prodigieuse qui devait être secondée par un autre armement en Flandre, et par la révolte des catholiques en Angleterre. Ce fut ce qui perdit la reine Marie Stuart, (1587) et la conduisit sur un échafaud au lieu de la délivrer. Il ne restait plus à Philippe qu’à la venger en prenant l’Angleterre pour lui-même ; après quoi il voyait la Hollande soumise et punie.

Il avait fallu l’or du Pérou pour faire tous ces préparatifs. La flotte invincible part du port de Lisbonne (3 juin 1588), forte de cent cinquante gros vaisseaux, de vingt mille soldats, de près de trois mille canons, de près de sept mille hommes d’équipage, qui pouvaient combattre dans l’occasion. Une armée de trente mille combattants, assemblée en Flandre par le duc de Parme, n’attend que le moment de passer en Angleterre sur des barques de transport déjà prêtes, et de se joindre aux soldats que portait la flotte de Philippe. Les vaisseaux anglais, beaucoup plus petits que ceux des Espagnols, ne devaient pas résister au choc de ces citadelles mouvantes, dont quelques-unes avaient leurs œuvres vives de trois pieds d’épaisseur, impénétrables au canon. Cependant rien de cette entreprise si bien concertée ne réussit. Bientôt cent vaisseaux anglais, quoique petits, arrêtent cette flotte formidable : ils prennent quelques bâtiments espagnols ; ils dispersent le reste avec huit brûlots. La tempête seconde ensuite les Anglais ; l’Invincible est prête d’échouer sur les côtes de Zélande. L’armée du duc de Parme, qui ne pouvait se mettre en mer qu’à la faveur de la flotte espagnole, demeure inutile. Les vaisseaux de Philippe, vaincus par les Anglais et par les vents, se retirent aux mers du Nord ; quelques-uns avaient échoué sur les côtes de Zélande, d’autres sont fracassés vers les rochers des îles Orcades et sur les côtes d’Écosse ; d’autres font naufrage en Irlande. Les paysans y massacrèrent les soldats et les matelots échappés à la fureur de la mer, et le vice-roi d’Irlande eut la barbarie de faire pendre ce qui en restait. Enfin il ne revint en Espagne que cinquante vaisseaux ; et d’environ trente mille hommes que la flotte avait portés, les naufrages, le canon, et le fer des Anglais, les blessures et les maladies, n’en laissèrent pas rentrer six mille dans leur patrie.

Il règne encore en Angleterre un singulier préjugé sur cette flotte invincible. Il n’y a guère de négociant qui ne répète souvent à ses apprentis que ce fut un marchand, nommé Gresham, qui sauva la patrie, en retardant l’équipement de la flotte d’Espagne, et en accélérant celui de la flotte anglaise. Voici, dit-on, comment il s’y prit. Le ministère espagnol envoyait des lettres de change à Gênes pour payer les armements des ports d’Italie : Gresham, qui était le plus fort marchand d’Angleterre, tira en même temps sur Gênes, et menaça ses correspondants de ne plus jamais traiter avec eux s’ils préféraient le papier des Espagnols au sien. Les Génois ne balancèrent pas entre un marchand anglais et un simple roi d’Espagne. Le marchand tira tout l’argent de Gênes ; il n’en resta plus pour Philippe II, et son armement resta six mois suspendu. Ce conte ridicule est répété dans vingt volumes, on l’a même débité publiquement sur les théâtres de Londres ; mais les historiens sensés ne se sont jamais déshonorés par cette fable absurde. Chaque peuple a ses contes inventés par l’amour-propre ; il serait heureux que le genre humain n’eût jamais été bercé de contes plus absurdes et plus dangereux.

La florissante armée de trente mille hommes qu’avait le duc de Parme ne servit pas plus à subjuguer la Hollande que la flotte invincible n’avait servi à conquérir l’Angleterre. La Hollande, qui se défendait si aisément par ses canaux, par ses digues, par ses étroites chaussées, encore plus par un peuple idolâtre de sa liberté, et devenu tout guerrier sous les princes d’Orange, aurait pu tenir contre une armée plus formidable.

Il n’y avait que Philippe II qui pût être encore redoutable après un si grand désastre. L’Amérique et l’Asie lui prodiguaient de quoi faire trembler ses voisins ; et ayant manqué l’Angleterre, il fut sur le point de faire de la France une de ses provinces.

Dans le temps même qu’il conquérait le Portugal, qu’il soutenait la guerre en Flandre, et qu’il attaquait l’Angleterre, il animait en France cette Ligue nommée sainte, qui renversait le trône et qui déchirait l’État ; et, mettant encore lui-même la division dans cette Ligue, qu’il protégeait, il fut près trois fois d’être reconnu souverain de la France sous le nom de protecteur, avec le pouvoir de conférer toutes les charges. L’infante Eugénie, sa fille, devait être reine sous ses ordres, et porter en dot la couronne de France à son époux. Cette proposition fut faite par la faction des Seize, dès l’an 1589, après l’assassinat de Henri III. Le duc de Mayenne, chef de la Ligue, ne put éluder cette proposition qu’en disant que la Ligue ayant été formée par la religion, le titre de protecteur de la France ne pouvait appartenir qu’au pape. L’ambassadeur de Philippe en France poussa très-loin cette négociation avant la tenue des états de Paris, en 1593. On délibéra longtemps sur les moyens d’abolir la loi salique, et enfin l’infante fut proposée pour reine aux états de Paris.

Philippe accoutumait insensiblement les Français à dépendre de lui : car, d’un côté, il envoyait à la Ligue assez de secours pour l’empêcher de succomber, mais non assez pour la rendre indépendante ; de l’autre, il armait son gendre, Charles-Emmanuel de Savoie, contre la France ; il lui entretenait des troupes ; il l’aidait à se faire reconnaître protecteur par le parlement de Provence, afin que la France, apprivoisée par cet exemple, reconnût Philippe pour protecteur de tout le royaume. Il était vraisemblable que la France y serait forcée. L’ambassadeur d’Espagne régnait en effet dans Paris en prodiguant les pensions. La Sorbonne et tous les ordres religieux étaient dans son parti. Son projet n’était point de conquérir la France comme le Portugal, mais de forcer la France à le prier de la gouverner.

(1590) C’est dans ce dessein qu’il envoie du fond des Pays-Bas Alexandre Farnèse au secours de Paris, pressé par les armes victorieuses de Henri IV ; et c’est dans ce dessein qu’il le rappelle, après que Farnèse a délivré par ses savantes marches, sans coup férir, la capitale du royaume. Ensuite, lorsque Henri IV assiége Rouen, il renvoie encore le même duc de Parme faire lever le siège.

(1591) C’était une chose bien admirable, lorsque Philippe était assez puissant pour décider ainsi du destin de la guerre en France, que le prince d’Orange, Maurice, et les Hollandais, le fussent assez pour s’y opposer et pour envoyer des secours à Henri IV, eux qui, dix ans auparavant, n’étaient regardés en Espagne que comme des séditieux obscurs, incapables d’échapper au supplice. Ils envoyèrent trois mille hommes au roi de France ; mais le duc de Parme n’en délivra pas moins la ville de Rouen, comme il avait délivré celle de Paris.

Alors Philippe le rappelle encore, et, toujours donnant et retirant ses secours à la Ligue, toujours se rendant nécessaire, il tend ses filets de tous côtés sur les frontières et dans le cœur du royaume, pour faire tomber ce pays divisé dans le piège inévitable de sa domination. Il était déjà établi dans une grande partie de la Bretagne par la force des armes. Son gendre, le duc de Savoie, l’était dans la Provence et dans une partie du Dauphiné : le chemin était toujours ouvert pour les armées espagnoles d’Arras à Paris, et de Fontarabie à la Loire. Philippe était si persuadé que la France ne pouvait lui échapper que, dans ses entretiens avec le président Jeannin, envoyé du duc de Mayenne, il lui disait toujours : Ma ville de Paris, ma ville d’Orléans, ma ville de Rouen.

La cour de Rome, qui le craignait, était pourtant obligée de le seconder, et les armes de la religion combattaient sans cesse pour lui. Il ne lui en coûtait que l’affectation d’un grand zèle. Ce voile de zèle pour la religion catholique était encore le prétexte de la destruction de Genève, à laquelle il travaillait dans le même temps. Il fit marcher, dès l’an 1589, une armée aux ordres de Charles-Emmanuel, duc de Savoie, son gendre, pour réduire Genève et les pays circonvoisins ; mais des peuples pauvres, élevés au-dessus d’eux-mêmes par l’amour de la liberté, furent toujours l’écueil de ce riche et puissant monarque. Les Genevois, aidés des seuls cantons de Zurich et de Berne, et de trois cents soldats de Henri IV, se soutinrent contre les trésors du beau-père et contre les armes du gendre. Ces mêmes Genevois délivrèrent leur ville, en 1602, des mains de ce même duc de Savoie, qui l’avait surprise par escalade en pleine paix, et qui déjà la mettait au pillage. Ils eurent même la hardiesse de punir cette entreprise d’un souverain comme un brigandage, et de faire pendre treize officiers qualifiés, qui, n’ayant pu être conquérants, furent traités comme des voleurs de nuit.

Philippe, sans sortir de son cabinet, soutenait donc sans cesse la guerre à la fois dans les Pays-Bas contre le prince Maurice, dans presque toutes les provinces de France contre Henri IV, à Genève et dans la Suisse, et sur mer contre les Anglais et les Hollandais. Quel fut le fruit de toutes ces vastes entreprises qui tinrent si longtemps l’Europe en alarmes ? Henri IV, en allant à la messe, lui fit perdre la France en un quart d’heure. Les Anglais, aguerris sur mer par lui-même, et devenus aussi bons marins que les Espagnols, ravagèrent ses possessions en Amérique (1593). Le comte d’Essex brûla ses galions et sa ville de Cadix (1596). Enfin, après avoir encore désolé la France après qu’Amiens eut été pris par surprise, et repris par la valeur de Henri IV, Philippe fut obligé de conclure la paix de Vervins, et de reconnaître pour roi de France celui qu’il n’avait jamais nommé que le prince de Béarn.

Il faut observer surtout que dans cette paix il rendit à la France la ville de Calais (2 mai 1598), que l’archiduc Albert, gouverneur des Pays-Bas, avait prise pendant les malheurs de la France, et qu’on ne fit nulle mention des droits prétendus par Élisabeth dans le traité ; elle n’eut ni cette ville ni les huit cent mille écus qu’on lui devait par le traité de Cateau-Cambresis.

Le pouvoir de Philippe fut alors comme un grand fleuve rentré dans son lit, après avoir inondé au loin les campagnes. Philippe resta le premier potentat de l’Europe. Élisabeth, et surtout Henri IV, avaient une gloire plus personnelle ; mais Philippe conserva jusqu’au dernier moment ce grand ascendant que lui donnait l’immensité de ses pays et de ses trésors. Trois mille millions de nos livres que lui coûtèrent sa cruauté despotique dans les Pays-Bas, et son ambition en France, ne l’appauvriront point. L’Amérique et les Indes orientales furent toujours inépuisables pour lui. Il arriva seulement que ses trésors enrichirent l’Europe malgré son intention. Ce que ses intrigues prodiguèrent en Angleterre, en France, en Italie, ce que ses armements lui coûtèrent dans les Pays-Bas, ayant augmenté les richesses des peuples qu’il voulait subjuguer, le prix des denrées doubla presque partout, et l’Europe s’enrichit du mal qu’il avait voulu lui faire.

Il avait environ trente millions de ducats d’or de revenu, sans être obligé de mettre de nouveaux impôts sur ses peuples. C’était plus que tous les monarques chrétiens ensemble. Il eut par là de quoi marchander plus d’un royaume, mais non de quoi les conquérir. Le courage d’esprit d’Élisabeth, la valeur de Henri IV, et celle des princes d’Orange, triomphèrent de ses trésors et de ses intrigues ; mais, si on en excepte le saccagement de Cadix, l’Espagne fut de son temps toujours tranquille et toujours heureuse.

Les Espagnols eurent une supériorité marquée sur les autres peuples : leur langue se parlait à Paris, à Vienne, à Milan, à Turin ; leurs modes, leur manière de penser et d’écrire, subjuguèrent les esprits des Italiens ; et depuis Charles-Quint jusqu’au commencement du règne de Philippe III, l’Espagne eut une considération que les autres peuples n’avaient point.

Dans le temps qu’il faisait la paix avec la France, il donna les Pays-Bas et la Franche-Comté en dot à sa fille Claire-Eugénie, qu’il n’avait pu faire reine, et il les donna comme un fief réversible à la couronne d’Espagne, faute de postérité.

Philippe mourut bientôt après (13 septembre 1598) à l’âge de soixante et onze ans, dans ce vaste palais de l’Escurial qu’il avait fait vœu de bâtir en cas que ses généraux gagnassent la bataille de Saint-Quentin : comme s’il importait à Dieu que le connétable de Montmorency ou Philibert de Savoie gagnât la bataille, et comme si la faveur céleste s’achetait par des bâtiments !

La postérité a mis ce prince au rang des plus puissants rois, mais non des plus grands. On l’appela le Démon du Midi[1], parce que du fond de l’Espagne, qui est au midi de l’Europe, il troubla tous les autres États.

Si, après l’avoir considéré sur le théâtre du gouvernement, on l’observe dans le particulier, on voit en lui un maître dur et défiant, un amant, un mari cruel, et un père impitoyable.

Un grand événement de sa vie domestique, qui exerce encore aujourd’hui la curiosité du monde, est la mort de son fils don Carlos. Personne ne sait comment mourut ce prince ; son corps, qui est dans les tombes de l’Escurial, y est séparé de sa tête : on prétend que cette tête n’est séparée que parce que la caisse de plomb qui renferme le corps est en effet trop petite. C’est une allégation bien faible : il était aisé de faire un cercueil plus long. Il est plus vraisemblable que Philippe fit trancher la tête de son fils. On a imprimé dans la vie du czar Pierre Ier que, lorsqu’il voulut condamner son fils à la mort, il fit venir d’Espagne les actes du procès de don Carlos ; mais ni ces actes ni la condamnation de ce prince n’existent. On ne connaît pas plus son crime que son genre de mort. Il n’est ni prouvé ni vraisemblable que son père l’ait fait condamner par l’Inquisition. Tout ce qu’on sait, c’est qu’en 1568 son père vint l’arrêter lui-même dans sa chambre, et qu’il écrivit à l’impératrice, sa sœur, « qu’il n’avait jamais découvert dans le prince son fils aucun vice capital ni aucun crime déshonorant, et qu’il l’avait fait enfermer pour son bien et pour celui du royaume ». Il écrivit en même temps au pape Pie V tout le contraire : il lui dit dans sa lettre du 20 janvier 1568, « que dès sa plus tendre jeunesse la force d’un naturel vicieux a étouffé dans don Carlos toutes les instructions paternelles ». Après ces lettres par lesquelles Philippe rend compte de l’emprisonnement de son fils, on n’en voit point par lesquelles il se justifie de sa mort ; et cela seul, joint aux bruits qui coururent dans l’Europe, peut faire croire qu’en effet Philippe fut coupable d’un parricide. Son silence au milieu des rumeurs publiques justifiait encore ceux qui prétendaient que la cause de cette horrible aventure fut l’amour de don Carlos pour Élisabeth de France, sa belle-mère, et l’inclination de cette reine pour ce jeune prince. Rien n’était plus vraisemblable : Élisabeth avait été élevée dans une cour galante et voluptueuse ; Philippe II était plongé dans les intrigues des femmes ; la galanterie était l’essence d’un Espagnol. De tous côtés était l’exemple de l’infidélité. Il était naturel que don Carlos et Élisabeth, à peu près du même âge, eussent de l’amour l’un pour l’autre. La mort précipitée de la reine, qui suivit de près celle du prince, confirma ces soupçons.

Toute l’Europe crut que Philippe avait immolé sa femme et son fils à sa jalousie, et on le crut d’autant plus que quelque temps après ce même esprit de jalousie le porta à vouloir faire périr par la main du bourreau le fameux Antoine Pérès, son rival auprès de la princesse d’Éboli. Ce sont là les accusations qu’on a vues intentées contre lui par le prince d’Orange au tribunal du public. Il est bien étrange que Philippe n’y fît pas au moins répondre par les plumes vénales de son royaume, et que personne dans l’Europe ne réfutât le prince d’Orange. Ce ne sont pas là des convictions entières, mais ce sont les présomptions les plus fortes ; et l’histoire ne doit pas négliger de les rapporter comme telles, le jugement de la postérité étant le seul rempart qu’on ait contre la tyrannie heureuse.

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  1. Ab incursu et dæmonio meridiano. Ps. xc, 6. C’est sous le nom de Démon du Midi que Voltaire parle de Philippe II dans le Dictionnaire philosophique, au mot Démocratie. (B.)