Essai sur les mœurs/Chapitre 56

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CHAPITRE LVI.

De Saladin.

Après ces malheureuses expéditions les chrétiens de l’Asie furent plus divisés que jamais entre eux. La même fureur régnait chez les musulmans. Le prétexte de la religion n’avait plus de part aux affaires politiques. Il arriva même, vers l’an 1166, qu’Amaury, roi de Jérusalem, se ligua avec le Soudan d’Égypte contre les Turcs ; mais à peine le roi de Jérusalem avait-il signé ce traité qu’il le viola. Les chrétiens possédaient encore Jérusalem, et disputaient quelques territoires de la Syrie aux Turcs et aux Tartares. Tandis que l’Europe était épuisée pour cette guerre, tandis qu’Andronic Comnène montait sur le trône chancelant de Constantinople par le meurtre de son neveu, et que Frédéric Barberousse et les papes tenaient l’Italie en armes, (1182) la nature produisit un de ces accidents qui devraient faire rentrer les hommes en eux-mêmes, et leur montrer le peu qu’ils sont, et le peu qu’ils se disputent. Un tremblement de terre, plus étendu que celui qui s’est fait sentir en 1755, renversa la plupart des villes de Syrie et de ce petit État de Jérusalem ; la terre engloutit en cent endroits les animaux et les hommes. On prêcha aux Turcs que Dieu punissait les chrétiens, on prêcha aux chrétiens que Dieu se déclarait contre les Turcs, et on continua de se battre sur les débris de la Syrie.

Au milieu de tant de ruines s’élevait le grand Salaheddin, qu’on nommait en Europe Saladin[1]. C’était un Persan d’origine, du petit pays des Curdes, nation toujours guerrière et toujours libre. Il fut un de ces capitaines qui s’emparaient des terres des califes, et aucun ne fut aussi puissant que lui. Il conquit en peu de temps l’Égypte, la Syrie, l’Arabie, la Perse, et la Mésopotamie. Saladin, maître de tant de pays, songea bientôt à conquérir le royaume de Jérusalem. De violentes factions déchiraient ce petit État, et hâtaient sa ruine. Gui de Lusignan, couronné roi, mais à qui on discutait la couronne, rassembla dans la Galilée tous ces chrétiens divisés que le péril réunissait, et marcha contre Saladin, l’évêque de Ptolémaïs portant la chape par-dessus sa cuirasse, et tenant entre ses bras une croix qu’on persuada aux chrétiens être la même qui avait été l’instrument de la mort de Jésus-Christ. Cependant tous les chrétiens furent tués ou pris. Le roi, captif, qui ne s’attendait qu’à la mort, fut étonné d’être traité par Saladin comme aujourd’hui les prisonniers de guerre le sont par les généraux les plus humains.

Saladin présenta de sa main à Lusignan une coupe de liqueur rafraîchie dans la neige. Le roi, après avoir bu, voulut donner la coupe à un de ses capitaines, nommé Renaud de Châtillon. C’était une coutume inviolable établie chez les musulmans, et qui se conserve encore chez quelques Arabes, de ne point faire mourir les prisonniers auxquels ils avaient donné à boire et à manger : ce droit de l’ancienne hospitalité était sacré pour Saladin. Il ne souffrit pas que Renaud de Châtillon bût après le roi. Ce capitaine avait violé plusieurs fois sa promesse : le vainqueur avait juré de le punir, et, montrant qu’il savait se venger comme pardonner, il abattit d’un coup de sabre la tête de ce perfide. (1187) Arrivé aux portes de Jérusalem, qui ne pouvait plus se défendre, il accorda à la reine, femme de Lusignan, une capitulation qu’elle n’espérait pas ; il lui permit de se retirer où elle voudrait. Il n’exigea aucune rançon des Grecs qui demeuraient dans la ville. Lorsqu’il fit son entrée dans Jérusalem, plusieurs femmes vinrent se jeter à ses pieds en lui redemandant, les unes leurs maris, les autres leurs enfants ou leurs pères qui étaient dans les fers ; il les leur rendit avec une générosité qui n’avait pas encore eu d’exemple dans cette partie du monde. Saladin fit laver avec de l’eau-rose, par les mains même des chrétiens, la mosquée qui avait été changée en église ; il y plaça une chaire magnifique, à laquelle Noradin, soudan d’Alep, avait travaillé lui-même, et fit graver sur la porte ces paroles : « Le roi Saladin, serviteur de Dieu, mit cette inscription après que Dieu eut pris Jérusalem par ses mains. »

Il établit des écoles musulmanes ; mais, malgré son attachement à sa religion, il rendit aux chrétiens orientaux l’église qu’on appelle du Saint-Sépulcre, quoiqu’il ne soit point du tout vraisemblable que Jésus ait été enterré en cet endroit. Il faut ajouter que Saladin, au bout d’un an, rendit la liberté à Gui de Lusignan, en lui faisant jurer qu’il ne porterait jamais les armes contre son libérateur. Lusignan ne tint pas sa parole.

Pendant que l’Asie Mineure avait été le théâtre du zèle, de la gloire, des crimes et des malheurs de tant de milliers de croisés, la fureur d’annoncer la religion les armes à la main s’était répandue dans le fond du Nord.

Nous avons vu[2] il n’y a qu’un moment, Charlemagne convertir l’Allemagne septentrionale avec le fer et le feu ; nous avons vu ensuite[3] les Danois idolâtres faire trembler l’Europe, conquérir la Normandie, sans tenter jamais de faire recevoir l’idolâtrie chez les vaincus. A peine le christianisme fut affermi dans le Danemark, dans la Saxe, et dans la Scandinavie, qu’on y prêcha une croisade contre les païens du Nord qu’on appelait Sclaves ou Slaves, et qui ont donné le nom à ce pays qui touche à la Hongrie, et qu’on appelle Sclavonie. Les chrétiens s’armèrent contre eux depuis Brème jusqu’au fond de la Scandinavie. Plus de cent mille croisés porteront la destruction chez ces peuples : on tua beaucoup de monde ; on ne convertit personne. On peut encore ajouter la perte de ces cent mille hommes aux seize cent mille que le fanatisme de ces temps-là coûtait à l’Europe.

Cependant il ne restait aux chrétiens d’Asie qu’Antioche, Tripoli, Joppé, et la ville de Tyr. Saladin possédait tout le reste, soit par lui-même, soit par son gendre, le sultan d’Iconium ou de Cogni.

Au bruit des victoires de Saladin toute l’Europe fut troublée. Le pape Clément III remua la France, l’Allemagne, l’Angleterre. Philippe-Auguste, qui régnait alors en France, et le vieux Henri II, roi d’Angleterre, suspendirent leurs différends, et mirent toute leur rivalité à marcher à l’envi au secours de l’Asie ; ils ordonnèrent, chacun dans leurs états, que tous ceux qui ne se croiseraient point payeraient le dixième de leurs revenus et de leurs biens meubles pour les frais de l’armement. C’est ce qu’on appelle la dîme saladine, taxe qui servait de trophée à la gloire du conquérant.

Cet empereur Frédéric Barberousse, si fameux par les persécutions qu’il essuya des papes et qu’il leur fit souffrir, se croisa presque en même temps. Il semblait être chez les chrétiens d’Asie ce que Saladin était chez les Turcs : politique, grand capitaine, éprouvé par la fortune ; il conduisait une armée de cent cinquante mille combattants. Il prit le premier la précaution d’ordonner qu’on ne reçût aucun croisé qui n’eût au moins cinquante écus, afin que chacun pût, par son industrie, prévenir les horribles disettes qui avaient contribué à faire périr les armées précédentes.

Il lui fallut d’abord combattre les Grecs. La cour de Constantinople, fatiguée d’être continuellement menacée par les Latins, fit enfin une alliance avec Saladin. Cette alliance révolta l’Europe ; mais il est évident qu’elle était indispensable : on ne s’allie point avec un ennemi naturel sans nécessité. Nos alliances d’aujourd’hui avec les Turcs, moins nécessaires peut-être, ne causent pas tant de murmures. Frédéric s’ouvrit un passage dans la Thrace les armes à la main contre l’empereur Isaac l’Ange, et, victorieux des Grecs, il gagna deux batailles contre le sultan de Cogni ; mais, s’étant baigné tout en sueur dans les eaux d’une rivière qu’on croit être le Cydnus, il en mourut, et ses victoires furent inutiles. Elles avaient coûté cher, sans doute, puisque son fils le duc de Souabe ne put rassembler de ces cent cinquante mille hommes que sept à huit mille tout au plus. Il les conduisit à Antioche, et joignit ces débris à ceux du roi de Jérusalem, Gui de Lusignan, qui voulait encore attaquer son vainqueur Saladin, malgré la foi des serments et malgré l’inégalité des armes.

Après plusieurs combats, dont aucun ne fut décisif, ce fils de Frédéric Barberousse, qui eût pu être empereur d’Occident, perdit la vie près de Ptolémaïs. Ceux qui ont écrit qu’il mourut martyr de la chasteté, et qu’il eût pu réchapper par l’usage des femmes, sont à la fois des panégyristes bien hardis et des physiciens peu instruits. On a eu la sottise d’en dire autant depuis du roi de France Louis VIII.

L’Asie Mineure était un gouffre où l’Europe venait se précipiter. Non-seulement cette armée immense de l’empereur Frédéric était perdue ; mais des flottes d’Anglais, de Français, d’Italiens, d’Allemands, précédant encore l’arrivée de Philippe-Auguste et de Richard Cœur de Lion, avaient amené de nouveaux croisés et de nouvelles victimes.

Le roi de France et le roi d’Angleterre arrivèrent enfin en Syrie devant Ptolémaïs. Presque tous les chrétiens de l’Orient s’étaient rassemblés pour assiéger cette ville. Saladin était embarrassé vers l’Euphrate dans une guerre civile. Quand les deux rois eurent joint leurs forces à celles des chrétiens d’Orient, on compta plus de trois cent mille combattants.

(1190) Ptolémaïs, à la vérité, fut prise ; mais la discorde, qui devait nécessairement diviser deux rivaux de gloire et d’intérêt, tels que Philippe et Richard, fit plus de mal que ces trois cent mille hommes ne firent d’exploits heureux. Philippe, fatigué de ces divisions, et plus encore de la supériorité et de l’ascendant que prenait en tout Richard son vassal, retourna dans sa patrie, qu’il n’eût pas dû quitter peut-être, mais qu’il eût dû revoir avec plus de gloire.

Richard, demeuré maître du champ d’honneur, mais non de cette multitude de croisés, plus divisés entre eux que ne l’avaient été les deux rois, déploya vainement le courage le plus héroïque. Saladin, qui revenait vainqueur de la Mésopotamie, livra bataille aux croisés près de Césarée. Richard eut la gloire de désarmer Saladin : ce fut presque tout ce qu’il gagna dans cette expédition mémorable.

Les fatigues, les maladies, les petits combats, les querelles continuelles, ruinèrent cette grande armée ; et Richard s’en retourna avec plus de gloire, à la vérité, que Philippe-Auguste, mais d’une manière bien moins prudente. Il partit avec un seul vaisseau ; et ce vaisseau ayant fait naufrage sur les côtes de Venise, il traversa, déguisé et mal accompagné, la moitié de l’Allemagne. Il avait offensé en Syrie, par ses hauteurs, un duc d’Autriche, et il eut l’imprudence de passer par ses terres. (1193) Ce duc d’Autriche le chargea de chaînes, et le livra au barbare et lâche empereur Henri VI, qui le garda en prison comme un ennemi qu’il aurait pris en guerre, et qui exigea de lui, dit-on, cent mille marcs d’argent pour sa rançon. Mais cent mille marcs d’argent fin feraient aujourd’hui (en 1778) environ cinq millions et demi, et alors l’Angleterre n’était pas en état de payer cette somme : c’était probablement cent mille marques (marcas) qui revenaient à cent mille écus. Nous en avons parlé au chapitre xlix.

Saladin, qui avait fait un traité avec Richard, par lequel il laissait aux chrétiens le rivage de la mer depuis Tyr jusqu’à Joppé, garda fidèlement sa parole. (1195) Il mourut trois ans après[4] à Damas, admiré des chrétiens même. Il avait fait porter dans sa dernière maladie, au lieu du drapeau qu’on élevait devant sa porte, le drap qui devait l’ensevelir ; et celui qui tenait cet étendard de la mort criait à haute voix : « Voilà tout ce que Saladin, vainqueur de l’Orient, remporte de ses conquêtes. » On dit qu’il laissa par son testament des distributions égales d’aumônes aux pauvres mahométans, juifs et chrétiens ; voulant faire entendre par cette disposition que tous les hommes sont frères, et que pour les secourir il ne faut pas s’informer de ce qu’ils croient, mais de ce qu’ils souffrent. Peu de nos princes chrétiens ont eu cette magnificence, et peu de ces chroniqueurs dont l’Europe est surchargée ont su lui rendre justice.

L’ardeur des croisades ne s’amortissait pas, et les guerres de Philippe-Auguste contre l’Angleterre et contre l’Allemagne n’empêchèrent pas qu’un grand nombre de seigneurs français ne se croisât encore. Le principal moteur de cette entreprise fut un prince flamand, ainsi que Godefroi de Bouillon, chef de la première : c’était Baudouin, comte de Flandre. Quatre mille chevaliers, neuf mille écuyers, et vingt mille hommes de pied, composèrent cette croisade nouvelle, qu’on peut appeler la cinquième.

Venise devenait de jour en jour une république redoutable qui appuyait son commerce par la guerre. Il fallut s’adresser à elle préférablement à tous les rois de l’Europe. Elle s’était mise en état d’équiper des flottes, que les rois d’Angleterre, d’Allemagne, de France, ne pouvaient alors fournir. Ces républicains industrieux gagnèrent à cette croisade de l’argent et des terres. Premièrement, ils se firent payer quatre-vingt-cinq mille écus d’or, pour transporter seulement l’armée dans le trajet (1202). Secondement, ils se servirent de cette armée même, à laquelle ils joignirent cinquante galères, pour faire d’abord des conquêtes en Dalmatie.

Le pape Innocent III les excommunia, soit pour la forme, soit qu’il craignît déjà leur grandeur. Ces croisés excommuniés n’en prirent pas moins Zara et son territoire, qui accrut les forces de Venise en Dalmatie.

Cette croisade fut différente de toutes les autres, en ce qu’elle trouva Constantinople divisée, et que les précédentes avaient eu en tête des empereurs affermis. Les Vénitiens, le comte de Flandre, le marquis de Montferrat joint à eux, enfin les principaux chefs, toujours politiques quand la multitude est effrénée, virent que le temps était venu d’exécuter l’ancien projet contre l’empire des Grecs. Ainsi les chrétiens dirigèrent leur croisade contre le premier prince de la chrétienté.

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  1. La Biographie universelle dit que Saladin était d’origine curde, et naquit à Tekrit sur le Tigre, en 532 de l’hégire (1137).
  2. Chapitre xv.
  3. Chapitre xxv.
  4. La Biographie universelle dit que la paix se fit pour trois ans et quelques mois en août 1192, et que Saladin mourut le 4 mars suivant.