Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 2
CHAPITRE II.
Tous les vices ne sont pas de même gravité ; il y a des degrés entre eux. — Le monde n’est que variété et dissemblance ; les vices ont tous un point commun, et ce point c’est que tous sont vices. Les stoïciens ajoutent : Quoique tous les vices soient des vices, ils présentent des degrés ; on ne peut admettre en effet que celui qui en a franchi de cent pas la limite : « Dont on ne peut s’écarter en aucun sens, sans s’égarer hors du droit chemin (Horace) », ne soit pas plus coupable que celui qui ne l’a dépassée que de dix ; que le sacrilège ne soit pas pire que le vol d’un chou dans notre jardin : « On ne prouvera jamais par de bonnes raisons, que le vol de choux dans un jardin soit un aussi grand crime que de se rendre de nuit coupable d’un sacrilège (Horace). »
Il y a dans le vice autant de diversité qu’en toute autre chose. Ne pas tenir compte de l’échelle de gravité des péchés, les confondre, est chose dangereuse ; les meurtriers, les traîtres, les tyrans y trouvent trop d’avantages ; il n’est pas admissible que de ce qu’un autre est paresseux, enclin à la luxure ou manque à la dévotion, leur conscience à eux s’en trouve soulagée. Chacun est porté à aggraver le péché de son prochain et à atténuer le sien. Souvent ceux mêmes chargés de nous instruire, les classifient mal à mon sens. Socrate disait que le principal rôle de la sagesse est d’enseigner ce qui est bien et ce qui est mal, et d’en faire saisir la différence ; nous, chez qui ce qu’il y a de meilleur est encore vice, nous devrions de même avoir un enseignement qui nous fasse exactement saisir la différence des vices entre eux ; faute de quoi, par manque de prévision, les gens vertueux et les méchants se confondent et restent inconnus.
L’ivrognerie est un vice grossier, qui n’exige ni adresse, ni talent, ni courage. — L’ivrognerie, entre tous, est un vice grossier, qui rapproche l’homme de la brute. L’esprit a une certaine part dans les autres vices ; il y en a qui ont, pourrait-on dire, je ne sais quoi de généreux ; d’autres auxquels participent le savoir-faire, l’activité, la vaillance, la prudence, l’adresse, la finesse ; l’ivrognerie, elle, est bestiale et ne fait qu’avilir. Aussi, la nation qui, de nos jours, est la moins policée, est-elle celle où ce vice est le plus pratiqué. Les autres vices altèrent notre bon sens ; celui-ci l’anéantit et occasionne au corps un trouble général : « Quand l’action du vin remporte, les membres s’alourdissent, les jambes vacillent, la langue s’embarrasse., l’esprit s’égare, les yeux s’obscurcissent ; puis, ce sont des cris, des hoquets, des injures (Lucrèce). »
Dans l’ivresse on n’est plus maître de ses secrets, quoique à cet égard il y ait eu des exceptions ; on va jusqu’à perdre tout sentiment de ce qui vous survient. — Le pire de tous les états pour l’homme, est celui où il n’a plus connaissance de lui-même et ne se gouverne plus. Entre autres choses, ne dit-on pas que le vin, qui amène celui qui en a trop pris à étaler ses plus intimes secrets, est comme le moût, dont le bouillonnement, lorsqu’il est en fermentation dans la cuve, fait remonter à la surface tout ce qui était au fond. « Ô Bacchus ! c’est ton vin joyeux qui arrache au sage ses plus secrètes pensées (Horace). » — Josèphe raconte qu’en le faisant boire à l’excès, il amena certain ambassadeur que les ennemis lui avaient dépêché, à lui faire confidence de tout ce qui l’intéressait. — Par contre Auguste, qui avait initié Lucius Pison, celui qui avait conquis la Thrace, à ses affaires les plus intimes, n’eut jamais lieu de s’en repentir ; non plus que Tibère, de Cossus auquel il contait tout ce qu’il projetait ; et nous savons de source certaine que Pison et Cossus étaient tellement portés à trop boire, qu’il fallut souvent les ramener l’un et l’autre du Sénat, parce qu’ils étaient ivres : « Les veines enflées, comme de coutume, du vin qu’ils avaient bu la veille (Virgile). » — Quand se forma le complot qui aboutit à la mort de César, Cimber qui en reçut confidence, communication à laquelle il répondit plaisamment : « Comment supporterais-je un tyran, moi qui ne puis supporter le vin », quoiqu’il s’enivrât souvent en conserva le secret aussi fidèlement que Cossius qui ne buvait que de l’eau. — Nous voyons les Allemands qui servent dans nos troupes, alors qu’ils sont gorgés de vin, conserver souvenir du quartier où ils sont logés, du mot d’ordre et de leur place dans le rang : « Et il n’est pas facile de les vaincre, tout ivres, tout bégayants, tout titubants qu’ils sont (Juvénal). »
Je n’aurais jamais cru l’ivresse profonde au point de faire perdre tout sentiment comme si déjà nous n’étions plus, si je n’eusse lu dans l’histoire qu’Attale ayant convié à souper, dans l’intention de le mettre en tel état qu’il se laissât aller à commettre quelque énorme indignité, ce Pausanias, qui plus tard, à propos de ce fait même, tua Philippe de Macédoine, ce roi si remarquable par ses belles qualités témoignant de l’éducation qu’il avait reçue dans la famille d’Epaminondas et en sa société. Attale dans ce repas le fit tant boire, que Pausanias en arriva peu à peu à livrer les charmes de son corps, comme une prostituée qui se donne n’importe où, à tous les muletiers et autres valets de bas étage de sa maison. — Dans ce même ordre d’idées, vient encore cet autre fait que je tiens d’une dame que j’honore et apprécie beaucoup : Près de Bordeaux, du côté de Castres où est sa propriété, une villageoise, veuve, d’une chasteté qui ne faisait pas doute, sentant en elle les premiers signes d’une grossesse, disait à ses voisines qu’elle se croirait enceinte si elle était mariée. Ces symptômes, croissant de jour en jour, finirent par devenir évidents ; et elle en vint à faire déclarer au prône de son église qu’à celui qui, l’avouant, se reconnaîtrait l’avoir mise en cet état, elle s’engageait à pardonner, et qu’elle l’épouserait s’il y consentait. Un jeune homme d’entre ses valets de ferme, enhardi par cette proclamation, déclara qu’un jour de fête, où elle avait trop bu, la voyant si profondément endormie près de son foyer et dans une position si indécente, il avait pu en user sans la réveiller. Ils se sont mariés, et vivent encore.
Les anciens ont peu décrié ce vice de l’ivrognerie ; il est en fait de ceux qui portent le moins dommage à la société. — Il est certain que, dans l’antiquité, ce vice n’était pas fort décrié ; quelques philosophes en parlent dans leurs ouvrages avec beaucoup d’indulgence, et parmi les stoïciens eux-mêmes, il en est qui vont jusqu’à conseiller de se donner quelquefois la liberté de boire autant que l’envie en prend et de s’enivrer pour détendre l’esprit : « On dit même que dans cet assaut de vigueur, le grand Socrate remporta quelquefois la palme (Pseudo Gallus). » — On a reproché de beaucoup boire à Caton, ce censeur qui reprenait si fort les autres : « On raconte aussi de Caton l’ancien, qu’il réchauffait sa vertu dans le vin (Horace). » — Cyrus, ce prince dont la renommée est si grande, cite parmi les mérites qui, à son avis, le mettent au-dessus de son frère Artaxerxès, qu’il sait beaucoup mieux que lui supporter la boisson. — Dans les nations les mieux administrées et les plus policées, il était d’usage courant de s’exercer à tenir tête à quiconque le verre en main. — J’ai ouï dire à Silvius, un excellent médecin de Paris, que pour conserver à notre estomac tout son ressort, il est bon de l’éveiller et de le stimuler une fois par mois par des excès de cette nature, pour éviter qu’il ne s’engourdisse. — Il est écrit que, chez les Perses, c’était après boire que se traitaient les affaires les plus importantes.
Par goût et par tempérament, je déteste ce vice, encore plus que par raison ; outre que je conserve à son sujet l’idée que je m’en suis faite d’après la lecture des auteurs anciens, je le trouve honteux et stupide, et cependant moins mauvais et moins préjudiciable que les autres qui, presque tous, font directement plus de tort à la société. Si, comme on le prétend, nous ne pouvons nous procurer du plaisir sans qu’il en coûte, ce vice est encore celui contre lequel notre conscience proteste le moins, sans compter qu’il ne demande pas grand apprêt et qu’il est aisé de s’y livrer, considération qui n’est pas à dédaigner. Un homme d’âge et d’un certain rang me disait compter cette satisfaction au nombre des trois principales de la vie dont il pouvait encore jouir ; et, de fait, où en trouver de préférable à celles que la nature elle-même nous procure ? mais il s’y prenait mal, car la délicatesse n’est pas de mise en pareille occurrence et il est superflu d’y employer des vins choisis. Si donc vous aimez à déguster ce que vous buvez, vous éprouvez en la circonstance le désagrément de boire dans des conditions tout autres. Il faut avoir le goût plus émoussé et plus indépendant pour être bon buveur, il faut un palais moins raffiné. Les Allemands boivent presque tous les vins avec le même plaisir ; ils ne songent qu’à avaler et non à déguster ; ils s’en tirent à meilleur compte, le plaisir qu’ils en éprouvent est bien plus copieux et plus à portée.
Les anciens donnaient beaucoup de temps aux plaisirs de la table, nous nous adonnons davantage au libertinage. — Boire, comme font les Français, seulement aux repas et modérément, c’est user avec trop de restriction des faveurs de Bacchus. Il faut consacrer à un tel exercice plus de temps et de constance ; les anciens y passaient des nuits entières et souvent les jours ; il faut lui faire dans la vie ordinaire une part plus grande et s’y donner d’une manière plus suivie. J’ai connu un grand seigneur de mon temps, auquel de hautes missions ont été confiées et dont les succès sont réputés, qui régulièrement aux repas de chaque jour, sans en être gêné, ne buvait guère moins de dix litres de vin, et qui, au sortir de là, n’en était que plus clairvoyant et avisé en affaires, ce que nous fûmes à même de constater à nos dépens. Il faut donner davantage à ce plaisir si nous voulons qu’il entre en ligne de compte dans notre vie, le répéter plus souvent, faire comme les garçons de boutique et les ouvriers, qui ne refusent jamais une occasion de boire et en ont toujours le désir en tête. — On dirait que le plaisir de la table va s’amoindrissant, chaque jour, de plus en plus chez nous ; il me semble que, dans mon enfance, les déjeuners, les goûters, les collations étaient plus fréquents et plus dans les habitudes qu’à présent. Serait-ce que, sur ce point, par exception nous nous amendons ? Certes non, mais peut-être sommes-nous beaucoup plus enclins que nos pères au libertinage, et le vin et les femmes sont deux choses qui, portées à l’excès, se nuisent l’une à l’autre ; le libertinage débilite l’estomac et, d’autre part, la sobriété nous rend plus galants, plus dispos pour nous livrer aux jeux d’amour.
Portrait et caractère du père de Montaigne ; ce qu’il pensait de la chasteté des femmes. — C’est merveille ce que j’ai entendu raconter à mon père de la chasteté de son siècle. Il pouvait en parler, ayant par sa nature et son éducation tout ce qu’il fallait pour être fort prisé des dames. Il causait peu et bien, et entremêlait sa conversation de réminiscences des plus beaux passages des livres les plus répandus, principalement de livres espagnols, et, parmi ceux-ci, leur Marc-Aurèle était celui qui lui était le plus familier. Il était d’une gravité douce, discret, très modeste, d’une politesse exquise, et, à pied comme à cheval, toujours très bien mis, y apportant un soin tout particulier. Il était, à un degré inouï, esclave de sa parole, et d’une conscience telle[1] en fait de religion, qu’il inclinait plutôt du côté de la superstition que du côté opposé. De petite taille, bien proportionné, il se tenait très droit et était très vigoureux ; agréable de visage, son teint tirait sur le brun ; il était adroit et excellait à tous les exercices auxquels s’adonnent les gens de qualité. Pour se fortifier les bras, il faisait de l’escrime, lançait des pierres et maniait des barres de fer ; j’ai encore vu des cannes plombées qui, disait-on, lui avaient servi pour s’entretenir dans ces exercices, et aussi des souliers à semelles de plomb dont il usait pour s’entraîner à la course et aux sauts. À cet égard, il a laissé le souvenir de tours de force étonnants ; je l’ai vu, à soixante ans passés, raillant notre agilité, sauter sur un cheval avec ses vêtements doublés de fourrure, faire le tour de la table sur les mains ; quand il se rendait à sa chambre, il montait rarement l’escalier autrement que par trois ou quatre marches à la fois. Pour ce qui est de la bonne opinion qu’il avait des femmes, il disait qu’à peine dans une province entière y avait-il une femme de qualité qui eût mauvaise réputation, et il contait des traits de galanterie étonnants, parmi lesquels il y en avait où il s’était trouvé en compagnie de femmes honnêtes qui n’en avaient été nullement compromises. Lui-même, il l’affirmait par serment, était encore vierge quand il s’est marié, bien que ce fût après avoir longtemps pris part aux guerres par delà les Alpes, guerres sur lesquelles il a laissé, écrit de sa main, un journal où il relate point par point tout ce qui s’y est passé présentant de l’intérêt tant d’une façon générale, qu’en ce qui le touche personnellement ; et cependant il était déjà âgé, avait trente-trois ans quand, en 1528, revenant d’Italie, il se maria en cours de route. — Revenons maintenant à nos bouteilles.
Boire est à peu près le dernier des plaisirs qui demeurent à la vieillesse ; d’où vient l’usage de boire dans de grands verres à la fin des repas. — Les incommodités de la vieillesse, qui font que nous avons besoin de redonner du ton à nos organes et de les rafraîchir, auraient pu, avec raison, éveiller en moi le désir de me retremper par la boisson qui, de tous nos plaisirs, est à peu près le dernier dont nous privent les années ; ce qui s’explique, au dire des bons vivants, parce que notre chaleur naturelle qui, ainsi que c’est le cas dans l’enfance, se ressent d’abord aux pieds, d’où elle gagne la partie moyenne du corps, où elle demeure longtemps, nous procurant les seuls plaisirs véritables, selon moi, de notre vie animale, auprès desquels les autres sont peu de chose ; puis, continuant à progresser comme la vapeur qui va montant et s’exhalant, elle arrive finalement au gosier où elle stationne en dernier lieu. Je ne parviens cependant pas à comprendre comment on trouve encore de la satisfaction à boire quand on n’a plus soif et à se créer, par l’imagination, un appétit artificiel qui est contre nature ; mon estomac ne s’y prêterait pas, assez empêché qu’il est déjà de venir à bout de ce qu’il prend dans la limite de ses besoins. Ma constitution ne me donne l’envie de boire que comme conséquence de ce que j’ai mangé, aussi le coup par lequel je termine est-il[2] presque toujours le plus copieux. Dans la vieillesse notre palais est engorgé par les rhumes ou corrompu par quelque autre vice de notre organisme ; le vin alors nous semble meilleur au fur et à mesure qu’il a dégagé et lavé nos pores ; c’est du moins l’effet que j’en éprouve et rarement j’en distingue le goût quand je commence à boire. — Anacharsis s’étonnait de voir les Grecs boire à la fin de leurs repas dans de plus grands verres qu’au commencement ; c’était, je pense, par la même cause qui fait que les Allemands en agissent ainsi, c’est le moment où ils commencent à se faire raison les uns aux autres en buvant à qui mieux mieux.
Platon interdisait le vin aux adolescents, il le permettait avec quelques restrictions aux hommes faits ; son usage est nuisible aux vieillards. — Platon défend aux enfants de boire du vin avant dix-huit ans et de s’enivrer avant quarante ; à ceux qui ont dépassé cet âge, il pardonne d’y trouver leur plaisir et de faire, dans leurs repas, une plus large part à l’influence de Bacchus, cette bonne divinité qui rend la gaité à l’homme, et au vieillard la jeunesse ; qui adoucit les passions de l’âme, leur enlève leur acuité, comme le fer est amolli sous l’action du feu. Dans ses Lois, il admet que se réunir pour boire a de l’utilité, pourvu que ces réunions soient présidées par quelqu’un qui s’applique à les régler et à les contenir dans des bornes raisonnables ; l’ivresse étant, dit-il, une épreuve bonne et certaine qui fait bien ressortir la nature de chacun et qui aussi est éminemment propre à rendre aux personnes âgées le courage de participer aux délassements que procurent les danses et la musique, délassements qui sont utiles et auxquels ils n’oseraient se mêler, s’ils n’étaient un peu surrexcités. Platon reconnaît également au vin la vertu de tempérer les agitations de l’âme et d’entretenir la santé du corps ; toutefois, il approuve les restrictions ci-après, en partie empruntées des Carthaginois : Qu’on doit s’en abstenir quand, en guerre, on est en expédition ; que juges et magistrats doivent en agir de même, lorsqu’ils sont sur le point de remplir quelque devoir de leur charge et traiter des affaires publiques ; et aussi qu’il ne faut pas s’y abandonner de jour, temps qui doit être employé à d’autres occupations, non plus que les nuits où l’on projette de s’unir à la femme en vue d’en avoir des enfants. — On dit que le philosophe Stilpon, accablé des maux de la vieillesse, hâta volontairement sa fin, en buvant du vin pur. En agissant de même, mais sans propos délibéré, le philosophe Arcésilas perdit le peu qui lui restait de ses forces déjà affaiblies par son grand âge.
Le vin peut-il triompher de la sagesse ? Pour répondre, il suffit de réfléchir à la faiblesse humaine. — C’est une plaisante question qui date de longtemps, que de savoir « si l’âme du sage est à même de résister à la force du vin », « au cas où le vin s’attaquerait au sage (Horace) ». — La vanité nous incite par trop à avoir bonne opinion de nous. L’âme la mieux pondérée, la plus parfaite, a déjà bien à faire de se tenir debout et de se préserver d’être jetée à terre par sa propre faiblesse ; sur mille, il n’en est pas une qui, un seul instant de sa vie, soit stable et d’aplomb ; à en juger par sa nature même, on peut douter que cela puisse être ; et si c’était et que ce fût d’une façon constante, ce serait le plus haut degré de la perfection. Mais pour cela, il faudrait qu’aucun choc susceptible de l’ébranler ne survint, ce que mille accidents peuvent amener : Lucrèce, ce grand poète, a beau philosopher et s’observer, un philtre amoureux le rend fou ; croit-on que Socrate n’eût pu, tout comme un portefaix, être terrassé par une attaque d’apoplexie ? Les uns, à la suite de maladie, ont oublié jusqu’à leur nom, d’autres ont perdu la raison par le fait de blessures insignifiantes. — Si sage qu’on le suppose, le sage n’est en définitive qu’un homme ; et qu’y a-t-il de plus caduc, de plus misérable, qui tienne plus du néant que l’homme ? La sagesse ne l’emporte pas sur les conditions que la nature nous a imposées : « Sous le coup de la terreur, le corps pâlit et se couvre de sueur, la langue s’embarrasse, la voix s’éteint, la vue se trouble, les oreilles tintent, toute la machine se relâche et s’effondre (Lucrèce). » Pas plus qu’un autre, le sage ne peut empêcher qu’instinctivement ses yeux ne cillent quand un coup la menace, n’est exempt, s’il se trouve sur le bord d’un précipice, de ce même frémissement qui s’emparerait d’un enfant ; la nature a voulu se réserver ces légères marques d’autorité, dont ne sauraient triompher ni notre raison ni la vertu des stoïciens, pour lui rappeler qu’il est mortel et combien il est peu de chose : la peur le fait pâlir, la honte le fait rougir, la colique lui arrache des gémissements, peut-être pas sur un ton aigu et désespéré, mais tout au moins d’une voix brisée et éteinte. « Il ne saurait s’imaginer être à l’abri d’aucun accident humain (Térence). » Les poètes qui accommodent tout à leur fantaisie, n’osent seulement pas affranchir leurs héros de verser des larmes : « Ainsi parlait Énée en pleurant, tandis que sa flotte voguait à pleines voiles (Virgile). » Que le sage se contente donc de contenir et de modérer ses penchants, les anéantir n’est pas en son pouvoir. — Plutarque lui-même, ce juge si perspicace et si parfait des hommes, en voyant Brutus et Torquatus faire mettre leurs enfants à mort, a des doutes et se demande si la vertu peut s’élever jusque-là, ou si tous deux n’ont pas cédé plutôt aux obsessions de quelque autre passion. Toutes les actions humaines qui sortent de l’ordinaire prêtent à être prises en mauvaise part, d’autant que nous n’admettons pas davantage ce qui est au-dessus de ce que nous approuvons, que ce qui est au-dessous.
Les faits d’impassibilité que nous relevons chez les philosophes et les martyrs sont le résultat d’une surexcitation due à un enthousiasme frénétique. — Sans chercher nos exemples dans cette secte qui fait expressément profession de fierté ; quand, dans celle-là même, considérée comme la moins sévère, nous entendons Métrodore se vanter ainsi : « Je t’ai matée, ô Fortune, je t’ai réduite à l’impuissance ; j’ai fermé toutes les avenues par lesquelles tu pouvais arriver jusqu’à moi (Cicéron) » ; — quand Anaxarque, par l’ordre de Nicocréon tyran de Chypre, couché dans une auge de pierre et assommé à coups de maillet en fer, répète sans cesse : « Frappez, brisez, ce n’est pas Anaxarque que vous pilez ainsi, ce n’est que son enveloppe » ; — quand nous voyons nos martyrs crier du milieu des flammes au tyran qui ordonne leur supplice : « Ce côté est suffisamment rôti, hache-le, mange-le, il est cuit à point, passe à l’autre maintenant » ; — quand Josèphe nous cite cet enfant qui, le corps tout déchiré par les tenailles mordantes, transpercé par les alènes d’Antiochus, le défie encore, lui criant d’une voix ferme et assurée : « Tyran, tu perds ton temps ; je suis toujours à l’aise ; où donc est cette douleur, où sont ces tourments dont tu me menaçais ? Est-ce tout ce que tu sais faire ? Ma constance te cause plus de peine que je ne ressens l’effet de ta cruauté. Ô lâche imbécile ! tu te lasses et moi je suis de plus en plus fort. Fais donc que je me plaigne, que je fléchisse, que je me rende, si cela est en ton pouvoir ! Ranime le courage de tes satellites et de tes bourreaux ; le cœur leur manque, ils n’en peuvent plus ! donne-leur de nouveaux instruments de torture et qu’ils redoublent d’acharnement ! » — quand on voit de pareils faits, on est certes amené à reconnaitre que ces âmes ont quelque chose de dérangé et sont en proie à une sorte de frénésie qui, si sainte qu’elle soit, n’en est pas moins de la frénésie.
Cette surexcitation apparaît également sous l’effet d’idées fixes qui peuvent élever parfois l’âme au-dessus d’elle-même. — Quand nous en arrivons à ces saillies de l’école stoïcienne : « Je préfère être furieux plutôt que voluptueux », ce qui est un mot d’Antisthènes ; — « J’aime mieux l’étreinte de la douleur que celle de la volupté », dit par Sextius ; — quand Épicure semble se délecter à souffrir de la goutte et que, se refusant le repos et la santé, de gaité de cœur, il défie les maux qui peuvent l’atteindre ; que méprisant les douleurs qui peuvent se supporter, dédaignant d’entrer en lutte avec elles et de les combattre, il en souhaite et en appelle de plus fortes, de plus poignantes, qui soient dignes de lui : « Ne faisant pas cas de ces animaux timides, il voudrait qu’un sanglier écumant vint s’offrir à lui, ou qu’un lion à la crinière fauve descende de la montagne (Virgile) » ; qui ne juge que ce ne sont là que des boutades d’un courage jeté hors de lui par sa propre surexcitation ?
Notre âme, dans son état normal, ne saurait atteindre à pareille hauteur ; il faut qu’elle sorte de cet état, s’élève et que, prenant le mors aux dents, elle emporte et ravisse son homme si haut que, revenu à soi, lui-même soit étonné de ce qu’il a fait. C’est ce qui arrive à la guerre où la chaleur du combat pousse parfois de valeureux soldats à de si audacieuses aventures que, revenus à eux, ils en sont tout les premiers transis d’étonnement. Un fait analogue se rencontre chez les poètes qui, transportés d’admiration pour leurs propres ouvrages, ne comprennent pas comment ils ont pu produire de pareilles beautés ; c’est ce qu’on appelle, chez eux, verve et ardeur poétiques. Un homme aux idées sérieuses frappera toujours en vain aux portes de la poésie, dit Platon ; de son côté, Aristote prétend que si parfaite que soit l’âme, elle n’est pas exempte d’un grain de folie ; et il appelle à juste titre folie ces envolées, si louables soient-elles, qui dépassent notre jugement et notre raison. La sagesse, elle, n’est autre qu’une direction régulière, imprimée à notre âme dont elle s’est faite caution et qu’elle conduit avec mesure, en tenant compte de toutes les circonstances ambiantes. On trouve dans Platon la pensée suivante : « Le don de prophétie excède nos facultés ; s’il nous arrive de prophétiser, c’est que nous ne sommes plus en possession de nous-mêmes ; c’est que le sommeil, la maladie, paralysent notre entendement ou qu’une inspiration céleste l’a déplacé. »