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Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 655-657).

CHAPITRE IV.

À demain les affaires.

En traduisant Plutarque, Amyot nous a rendu un réel service. — Je donne avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amyot, sur tous nos écrivains français, non seulement pour la simplicité et la pureté de son style, ce en quoi il surpasse tous les autres ; pour la persistance qu’il lui a fallu pour mener à bien un si long travail qu’a été sa traduction de Plutarque ; pour ses connaissances étendues qui lui ont permis de rendre avec autant de bonheur un auteur aussi difficile et aussi concis, car, qu’on en dise ce que l’on voudra, bien que je n’entende rien au grec, je vois sa traduction présenter un sens tellement suivi et approprié, que je suis amené à conclure, ou qu’il a admirablement saisi les idées qu’a voulu exposer son auteur, ou que, par le fait de l’avoir longuement pratiqué, il s’en est, d’une façon générale, si fortement imprégné, qu’il ne lui prête rien qui le démente ou le contredise ; mais encore, et c’est ce dont surtout je lui sais gré, pour le choix qu’il a su faire parmi tant d’autres, pour en doter son pays, d’un ouvrage si plein de mérite et d’à propos. Nous autres ignorants étions perdus, si ce livre ne nous eût retirés du bourbier dans lequel nous étions enlizés ; grâce à lui, nous osons à cette heure parler et écrire, les dames elles-mêmes en remontrent aux maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. Si cet excellent homme vit encore, je lui indiquerais Xénophon comme étant également à traduire, ce sera une tâche plus facile et par suite mieux en rapport avec son âge avancé ; et puis, je ne sais, mais on dirait que, malgré la facilité et la netteté avec lesquelles il se tire des passages difficiles, son style est plus personnel et se déroule plus aisément, quand il n’est pas entravé par les difficultés de la traduction.

Exemple remarquable de discrétion cité par Plutarque. — J’en étais à ce passage où, parlant de lui-même, Plutarque dit que Rusticus assistant à Rome à une de ses conférences, y reçut un courrier venant de l’empereur, et remit à l’ouvrir que la conférence fût achevée ; discrétion qui, dit-il, valut à ce personnage l’approbation chaleureuse de toute l’assistance. Cette anecdote est contée à propos de la curiosité, de cette passion avide et insatiable de nouvelles qui fait qu’avec tant d’indiscrétion et d’impatience nous abandonnons tout, pour nous entretenir avec un nouveau venu, et que, sans nous soucier de ce manque de respect et de tenue, nous décachetons immédiatement, où que nous soyons, les lettres que nous recevons. Plutarque a eu raison de louer la réserve de Rusticus ; il aurait pu y ajouter l’éloge de sa politesse et de sa courtoisie, puisqu’il agissait de la sorte pour ne pas interrompre le cours de la conférence ; je doute cependant qu’il eût été fondé à louer sa prudence, car lorsqu’on reçoit ainsi des lettres à l’improviste, surtout quand elles nous viennent d’un empereur, il peut arriver que différer de les lire, ait de graves inconvénients.

Si trop de curiosité est répréhensible, trop de nonchalance ne l’est pas moins. — Le défaut opposé à la curiosité est la nonchalance, vers lequel je penche incontestablement par tempérament, et dont j’ai vu certaines personnes affectées au point que, trois ou quatre jours après les avoir reçues, on retrouvait encore non décachetées, dans les poches de leurs vêtements, des lettres qui leur avaient été remises. — Je n’en ouvre jamais, non seulement de celles qu’on me confie, mais même de celles que le hasard fait tomber entre mes mains, et me fais un cas de conscience que je me reproche si, mes yeux se portant à la dérobée sur celles de quelque importance qu’un personnage peut lire auprès de moi, je viens à en surprendre quelque chose. Jamais homme ne s’est moins enquis des affaires d’autrui et n’a moins cherché à les pénétrer.

Du temps de nos pères, M. de Bouttières faillit perdre Turin parce qu’étant à souper en bonne compagnie, il remit à lire un avis qu’on lui adressait de la trahison qui se préparait contre cette ville où il commandait. — Plutarque m’a encore appris que Jules César eût été sauvé si, lorsqu’il se rendait au Sénat, le jour où il fut tué par les conjurés, il avait lu un mémoire qu’on lui présenta. — Ce même auteur rapporte aussi que le soir même où s’exécuta le complot formé par Pélopidas pour tuer Archias tyran de Thèbes et rendre la liberté à sa patrie, un Athénien, de ce même nom d’Archias, écrivit de point en point à son homonyme ce qui se tramait. Celui-ci reçut la missive pendant qu’il soupait et différa de l’ouvrir, disant ce mot passé depuis en proverbe chez les Grecs : « À demain les affaires. »

Ligne de conduite qu’il semble possible de tracer à cet égard. — Un homme sage, dans l’intérêt d’autrui, par exemple pour ne pas commettre, en la troublant, une impolitesse vis-à-vis de la société dans laquelle il se trouve comme fit Rusticus, ou ne pas interrompre une autre affaire d’importance dont il est occupé, peut, à mon sens, remettre à plus tard de prendre communication de nouvelles qu’on lui apporte. Mais si ce n’est que par intérêt ou plaisir personnel, il est inexcusable, surtout quand il est investi d’une charge publique, de ne pas le faire immédiatement, dût-il pour cela interrompre son repos et même son sommeil. Jadis, à Rome, il y avait à table la place dite consulaire qui, considérée comme la plus honorable, était celle dont il était le plus facile de se dégager et aussi la plus accessible à ceux qui pouvaient survenir pour entretenir celui qui l’occupait, ce qui indique bien que parce qu’on était à table, on ne se désintéressait pas pour cela des autres affaires et des événements qui pouvaient se produire. — Mais on peut avoir tout dit sur les actions humaines, il est difficile de tracer une règle, si juste soit-elle au point de vue de la raison, qui se trouve à l’abri des surprises que lui ménage le hasard.