Essence du christianisme/Deuxième partie/chap 26

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 278-287).

XXVI

CONTRADICTION DANS LES SACREMENTS

L’essence subjective de la religion, — il est facile de le concevoir, — se résout par l’analyse en autant de contradictions que son essence objective, Dieu.

Les moments subjectifs essentiels de la religion sont d’un côté la foi et l’amour, et de l’autre, en tant qu’elle se manifeste extérieurement par un culte, les sacrements du baptême et de l’eucharistie. Le sacrement de la foi est le baptême, le sacrement de l’amour l’eucharistie. Dans le sens strict, il n’y a que deux sacrements, comme il n’y a que deux moments subjectifs dans la religion, l’amour et la foi. L’espérance n’est que la foi par rapport à l’avenir. Logiquement, c’est à tort qu’on en a fait, ainsi que de l’Esprit-Saint, quelque chose de particulier.

L’identité des sacrements, avec ce que nous avons dit jusqu’ici de l’essence de la religion, s’établit tout d’abord, — indépendamment d’autres considérations, — sur ce fait important que leur base consiste en choses ou en matières naturelles auxquelles on attribue un sens et des effets contradictoires à leur nature. Ainsi, le sujet ou la matière du baptême est l’eau, l’eau naturelle et commune, de même que la matière de la religion, en général, est notre être naturel. Mais, de même que dans la religion notre nature est aliénée, nous devient étrangère, de même l’eau du baptême est tout autre que l’eau ordinaire ; elle n’a plus de propriétés physiques, mais hyperphysiques ; elle est le lavacrum regenerationis, purifie l’homme de la tache du péché originel, chasse de lui le démon, le réconcilie avec Dieu. Elle n’est donc de l’eau naturelle qu’en apparence, car elle a des effets surnaturels, — dans l’imagination il est vrai, — et ce qui agit surnaturellement, ne tire pas son origine de la nature.

Malgré tout, l’élément du baptême doit être l’eau, telle que nous la connaissons. Le baptême n’a aucune valeur, aucun effet, s’il n’est pas administré avec cette eau-là. La qualité naturelle a donc par elle-même de la valeur et de l’importance, puisque ce n’est qu’avec l’eau et non pas avec toute autre matière que se produisent les effets surnaturels du baptême. Dieu pouvait, en vertu de sa toute-puissance, attacher les mêmes effets à la première chose venue ; mais il ne le fait pas, il s’accommode à la qualité naturelle, il choisit une matière semblable, correspondante à l’effet voulu. Ce qui appartient à la nature n’est donc pas indifférent, n’est pas tout à fait mis de côté ; il en reste encore quelque chose, ne fût-ce qu’une simple analogie. Le vin représente le sang ; le pain représente la chair. Le miracle lui-même se guide sur des analogies évidentes ; il métamorphose l’eau en vin ou en sang, une espèce en une autre semblable, en conservant l’idée générique de fluidité. Il en est de même ici. L’eau est le fluide le plus clair, le plus pur, le plus transparent, et en vertu de ces qualités, l’image de l’essence immaculée de l’esprit divin. En un mot, l’eau a tout d’abord par elle-même de l’importance ; à cause de ses propriétés naturelles, elle est sanctifiée et choisie pour organe de l’Esprit-Saint. Dans ce sens, il y a dans le baptême un symbole naturel d’une certaine beauté, mais qui disparaît dès qu’on attribue à l’eau des effets supérieurs à sa nature, effets qui ne proviennent pas d’elle-même, mais du Saint-Esprit. Tout ce qui constitue sa valeur devient par cela même indifférent. — Qui peut faire de l’eau avec du vin peut arbitrairement accorder à une matière quelconque les effets de l’eau du baptême.

Le baptême ne peut donc pas être compris sans le miracle ; il est lui-même un miracle. La même force qui a produit le miracle, et par laquelle, en tant que preuve en fait de la divinité du Christ, les païens et les Juifs ont été métamorphosés en chrétiens, la même force a fondé le baptême et agit en lui. Le christianisme a commencé avec des miracles, et avec des miracles il se continue. L’eau miraculeuse du baptême a sa source naturelle dans l’eau qui, aux noces de Cana, a été changée en vin.

La foi produite par le miracle ne dépend pas de moi, de mes efforts, de la liberté de mon jugement. Un miracle qui se passe devant mes yeux, je suis obligé de le croire, si je ne suis pas tout à fait bouché. Le miracle m’impose la foi à la divinité de celui qui l’a fait. Il est des cas, il est vrai, où la foi est présupposée, comme lorsque, par exemple, il apparaît comme une récompense ; mais, en dehors de là, il suppose plutôt la crédulité, la disposition à croire, par contraste avec l’esprit opiniâtre, entêté des Pharisiens. Le miracle a pour but de prouver que celui qui le fait est réellement tel qu’il se donne. La foi fondée sur lui est la seule fondée, prouvée, objective. La foi que le miracle suppose est seulement la foi à un Messie, à un Christ en général ; mais la foi que cet homme-ci est le Christ, — et c’est là le principal, — cette foi est produite par le miracle. D’ailleurs, la présupposition de cette foi indéterminée n’est pas même nécessaire ; beaucoup furent convertis par le miracle qui fut ainsi la cause de leur foi. — Si donc le miracle n’est pas en contradiction avec le christianisme, l’effet surnaturel du baptême ne l’est pas non plus ; au contraire, il est indispensable de donner au baptême une signification surnaturelle si on veut lui donner une signification chrétienne. Saint Paul fut converti par une apparition soudaine lorsqu’il était encore plein de haine pour le Christ ; le christianisme s’empara de lui par violence. On ne peut pas recourir à un subterfuge et dire que cette apparition n’aurait peut-être pas produit le même effet sur un autre, et qu’ainsi c’est à saint Paul lui-même que cet effet doit être attribué. Tous ceux qui auraient été jugés dignes d’une pareille faveur seraient devenus sûrement aussi chrétiens que lui.-Toute-puissante est, en effet, la grâce divine, et l’incrédulité opiniâtre des Pharisiens n’est pas une objection, car précisément la grâce leur fut refusée. — Le Messie devait nécessairement, d’après un décret divin, être trahi, maltraité, crucifié ; il devait y avoir des individus pour le trahir, le maltraiter et le crucifier ; la grâce divine devait, par conséquent, être chez eux absente. S’ils en avaient encore un brin, comme on l’assure, c’était tout simplement pour augmenter leur faute, et Dieu n’avait pas sérieusement l’intention de leur en donner assez pour les convertir. Comment leur eùt-il été possible, en effet, de résister à la volonté de Dieu, en supposant que ce fût une volonté sérieuse et non une simple velléité ? — Saint Paul lui-même expose sa conversion comme une œuvre de la grâce divine, sans aucun mérite de sa part, et il a complétement raison. Ne pas résister à la grâce, l’accepter, la laisser agir, c’est déjà quelque chose d’excellent, provenant par cela même de la grâce et du souffle de l’Esprit-Saint. Rien n’est plus absurde que de vouloir faire accorder le miracle avec la liberté de doctrine, la grâce avec la liberté de penser et d’agir. La religion sépare l’homme de lui-même. L’activité, la grâce de Dieu, n’est que l’activité de l’homme aliénée, n’est que la volonté libre, étudiée dans un être différent de nous.

C’est par la plus grande des inconséquences que l’on donne comme argument contre la foi à l’effet surnaturel du baptême l’expérience faite que les hommes ne sont pas sanctifiés par lui ; car le miracle aussi, la puissance ; de la prière et toutes les vérités surnaturelles de la religion contredisent l’expérience. Quiconque en appelle à l’expérience doit renoncer à la foi. L’incrédule ne nie la puissance de la prière que parce que l’expérience ne la démontre pas. L’athée va plus loin : il nie l’existence de Dieu parce qu’il ne la trouve pas dans la réalité. L’expérience intime n’est pas pour lui une objection ; car ce que nous apprenons en nous d’un autre être prouve seulement qu’il y a quelque chose en nous que nous ne sommes pas nous-mêmes, quelque chose d’indépendant de notre volonté et de notre conscience personnelle, sans que nous puissions tout d’abord nous en rendre compte. La foi est bien plus forte que l’expérience ; les cas qui la contredisent ne la troublent pas dans sa foi ; elle est heureuse en elle-même et n’a des yeux que pour ce qui la satisfait.

La religion exige, il est vrai, même au point de vue de son matérialisme mystique, même dans les sacrements, la présence de l’élément spirituel, l’intention ; mais c’est en cela précisément que se révèle sa contradiction avec elle-même. Dans le baptême, par exemple, cet élément est exigé comme une condition sans laquelle aucun effet ne serait produit. Mais comme il peut être donné aux enfants et que les enfants n’ont pas une responsabilité suffisante, on est obligé d’avoir recours à la foi d’autres personnes, des parents, de leurs tuteurs, de l’Église en général. Cependant cette contradiction éclate encore bien plus dans le sacrement de l’eucharistie.

L’objet de l’eucharistie est le corps du Christ, un corps réel, mais auquel manquent tous les attributs nécessaires de la réalité. Nous avons ici de nouveau, dans un exemple sensible, ce que nous avons mille fois trouvé dans l’essence de la religion en général. D’après la syntaxe religieuse, le sujet est toujours réel, humain, naturel, sensible, l’attribut n’est rien de sensible, c’est-à-dire en contradiction avec le sujet. Je distingue un corps réel d’un corps imaginaire en ce qu’il produit sur moi des impressions matérielles, involontaires. Si le pain était le vrai corps du Christ, il produirait sur moi des effets sanctifiants, même malgré ma volonté ; je n’aurais besoin d’aucune préparation particulière, d’aucune intention religieuse. Être à jeun, telle est la seule condition exigée par les catholiques. Mais pourquoi ce corps que je m’assimile corporellement, ce corps qui est de nature corporelle et en même temps céleste ne se fait-il pas sentir d’une manière naturelle et surnaturelle à la fois ? Si c’est mon intention, ma foi seule qui font de ce corps un corps sanctificateur, quel besoin ai-je d’un objet extérieur ? Moi seul je produis l’effet du corps sur moi, et par conséquent, sa réalité ; je ne suis affecté que par moi-même. — Où sont ici la force et la vérité objectives ? Celui qui accomplit indignement l’eucharistie n’a rien de plus que la jouissance physique du pain et du vin. Qui n’apporte rien avec soi n’emporte rien non plus. La différence essentielle de ce pain d’avec le pain naturel provient tout simplement de la différence d’intention apportée à la table du Seigneur et à toute autre table, et cette intention, de son côté, dépend de la signification que le pain a pour moi. Si ce n’est pas pour moi du pain, mais le corps du Christ, je serai affecté surnaturellement ; l’effet produit a donc sa source dans la foi.

Ainsi tout se passe dans la fantaisie ; pour les sens, le pain reste pain, le vin reste vin. Les scolastiques avaient ici recours à la précieuse distinction de substance et d’accidents. Mais la substance n’est pas autre chose que l’ensemble, que l’unité de tous les accidents ou attributs. Le pain et le vin sont des substances naturelles en réalité, des substances divines dans l’imagination. La foi est la substance de l’imagination qui ôte au réel sa réalité pour la donner à un pur fantôme ; elle nie ce que la raison affirme et affirme ce que la raison nie. Le secret de l’eucharistie est le secret de la foi ; aussi la jouissance de ce sacrement est-elle pour le cœur religieux le comble du bonheur et de la joie. L’anéantissement de la vérité désagréable, importune, de la vérité de la nature, de la raison et du monde sensible, anéantissement qui constitue l’essence de la foi, atteint dans l’eucharistie son plus haut degré. Ici, en effet, la foi anéantit un objet immédiatement évident, palpable, indubitable ; elle dit sans détours ce que les scolastiques exprimaient d’une manière abstraite : les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent être ; ceci semble du pain, en réalité c’est de la chair. Lorsqu’une fois l’imagination religieuse a conquis une telle puissance sur la raison et sur les sens, il n’y a pas lieu de s’étonner que les croyants s’exaltent au point de voir couler du sang au lieu de vin. Le catholicisme a mille exemples de cette nature à nous raconter. Il faut peu de chose pour voir en dehors de soi ce que l’on voit déjà comme réel dans la foi et dans l’imagination.

Que je croie à l’eucharistie catholique ou à l’eucharistie protestante, cela ne fait rien à la chose. La seule différence consiste en ce que dans le protestantisme c’est sur la langue seulement que s’opère la métamorphose du pain et du vin, tandis que dans le catholicisme le miracle a déjà été opéré par la puissance du prêtre, agissant, il est vrai, au nom du Tout-Puissant. Le protestant a assez de prudence pour éviter une explication claire, il ne se découvre pas ainsi que le simple et pieux catholique dont le Dieu, comme le premier objet venu, peut être mangé par une souris. Il fait entrer ce Dieu chez lui d’abord, là où il ne peut plus être enlevé, et il l’assure ainsi contre la puissance du hasard et de l’ironie ; mais il n’en dévore pas moins comme les catholiques dans le pain et le vin de la chair et du sang. — Qu’il y avait d’ailleurs peu de différence à l’origine entre les deux doctrines sur l’eucharistie ! C’est ainsi qu’une dispute eut lieu à Anspach sur cette question : Le corps du Christ entre-t-il dans l’estomac, est-il digéré comme les autres aliments et rejeté aussi, en fin de compte, par la voie naturelle ?

Si l’eucharistie n’a aucun effet, par conséquent n’est rien sans l’intention, sans la foi, c’est donc en celles-ci que consiste sa signification tout entière. Si l’idée qu’il reçoit le corps réel du Sauveur agit sur le cœur religieux, cette idée vient d’abord elle-même du cœur ; elle n’a pour résultat des intentions pieuses que parce qu’elle est déjà une idée pieuse. On voit ici comme partout ailleurs que le sujet religieux est affecté par lui même comme par un autre être au moyen de l’idée d’un objet imaginaire. Je pourrais donc parfaitement sans l’intermédiaire du pain et du vin, sans aucune cérémonie de l’église, par moi-même, dans mon imagination, accomplir l’acte de l’eucharistie. Il y a une infinité de poésies pieuses dont l’unique sujet est le sang du Christ. Elles célèbrent une fête d’eucharistie vraiment poétique. Dans la vive représentation du Sauveur souffrant et sanglant, le cœur s’unit à lui ; l’âme pieuse boit dans son enthousiasme le sang pur non altéré par une matière grossière et contradictoire. Il n’y a entre l’idée du sang et le sang lui-même aucun objet qui les sépare, et rien ne distrait l’union mystique de la créature avec son Dieu.

Bien que l’eucharistie, le sacrement en général ne soit rien sans la foi, sans l’intention, la religion le présente cependant comme quelque chose de réel par lui-même, de telle sorte que, dans la conscience religieuse, la chose principale, la foi devient une affaire accessoire, et la chose accessoire l’affaire principale. Les conséquences nécessaires, inévitables, de ce matérialisme sont la superstition et l’immoralité : superstition, parce qu’on attribue à une chose des effets qu’elle ne peut produire, parce qu’elle doit être ce qu’elle n’est pas ; immoralité, parce que dans le cœur la sainteté d’un acte ne provient pas de sa moralité, parce que le sacrement, indépendamment de l’intention, devient un acte saint et purificateur. — C’est ainsi du moins que les choses se passent dans la pratique qui ne connaît rien de la sophistique de la théologie. Partout où la religion se met en contradiction avec la raison, elle se met aussi en contradiction avec le sens moral. Le sens pour le bien n’est donné qu’avec le sens pour le vrai. Méchanceté d’intelligence est toujours méchanceté de cœur. Celui qui trompe sa raison n’a dans le cœur ni honneur ni sincérité. La sophistique gâte l’homme tout entier, et la doctrine de l’eucharistie est sophistique. — Si l’intention est vraie, la présence réelle de Dieu est proclamée inutile et fausse, et réciproquement ; si la présence réelle est une vérité, l’intention est proclamée complétement inutile.