Fragments d’un voyage au Paraguay/02

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Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 11 (p. 337-352).


La ville de l’Assomption : vue prise du Rio-Paraguay. — Hutte principale des Indiens Payaguàs (Tolderia). — Dessin de Sauvageot.


FRAGMENTS D’UN VOYAGE AU PARAGUAY,


PAR LE DOCTEUR ALFRED DEMERSAY[1].


1844-1847.




Les Indiens Payaguàs.

L’histoire des races américaines pourrait tenir dans quelques pages. Les unes ont accepté la demi-servitude que leur apportaient les conquérants ; les autres, plus rebelles, ont voulu lutter et ont été détruites ; celles qui luttent encore, périront. Les races qui ont préféré la sujétion à la mort, en mêlant dans une forte proportion leur sang au sang européen, n’ont disparu comme races que pour entrer comme partie intégrante, et quelquefois dominante, dans les nationalités américaines : la grande famille des Guaranis offre à l’observation de l’ethnologue l’exemple le plus frappant de cette fusion intime.

Mais au milieu d’elle, à côté des hordes insoumises du Grand-Chaco[2], si remarquables par leurs belles proportions, il existe encore une peuplade peu nombreuse dont les rangs chaque jour s’éclaircissent, et qui près de disparaître, a légué intactes à la génération actuelle, avec une complète indépendance, ses croyances, ses coutumes, et les glorieuses traditions de ses ancêtres.

À l’époque de la découverte, les Payaguàs, tel est le nom de cette nation vaillante, partagés en deux tribus, les Gadigués et les Magachs[3], vivaient sur les rives et les îles nombreuses du Rio-Paraguay, vers les 21 et 25° de latitude. Ces résidences n’avaient rien de fixe. Maîtres du fleuve et jaloux de son empire, ils naviguaient depuis le lac de Xarayes, et faisaient de lointaines excursions sur le Paranà jusqu’à Corrientes et Santa-Fé d’un côté, et jusqu’au Salto chico, de l’autre.

On a proposé comme étymologie assez rationnelle du nom de ces Indiens, les deux mots guaranis paî et aguaá, qui signifient « attaché à la rame, » ce qui est tout à fait en rapport avec leurs habitudes. Ensuite, on a voulu voir dans l’expression Paraguay, appliquée comme dénomination à la rivière, avant de l’être à la province, une corruption de Payaguá, corruption assez légère, et qui nous paraît fort admissible.

Quoi qu’il en soit de cette supposition dont nous ne discuterons pas ici la valeur, cette nation indomptable et rusée fut pendant deux siècles le plus redoutable adversaire des Espagnols. Les écrivains de la conquête, les ouvrages d’Azara, l’Essai historique du doyen Funes, et de nombreuses pièces conservées dans les archives de l’Assomption, contiennent le récit de leurs entreprises audacieuses. On les voit attaquer successivement les hordes du Chaco, les établissements des Espagnols situés dans le voisinage de l’Assomption qu’il fallut protéger par les forts d’Arecutacùa et de la Angostura, les Portugais qui revenaient chargés d’or de Cuyabà à Saint-Paul, et les Réductions guaranies : mais ils devaient succomber dans ces luttes inégales. La mort de Juan de Ayolas, massacré par eux (1542), allait être vengée. Vaincus à leur tour, une dernière défaite que leur fit essuyer le gouverneur don Rafael de Moneda, vers 1741, les détermina à conclure avec lui une paix qu’ils ont toujours fidèlement gardée ; moins, comme on serait tenté de le croire, par suite d’un commencement de civilisation ou de l’adoucissement de leur caractère, que par le sentiment de leur impuissance. Dès cette époque, la tribu des Tacoumbous s’est fixée aux portes de l’Assomption, où elle a reçu dans son sein, en 1790, celle des Sarigués, sans renoncer tout à fait, malgré cette élection de domicile, à sa vie nomade. Les Payaguàs se dispersent souvent sur les bords du fleuve, par familles ou par groupes. Il n’est pas rare d’en rencontrer près de Villa-Real, de Neembucu, ou de San-Pedro, sur le Xejuy.

Quel était leur nombre dans la première moitié du seizième siècle ? Il est impossible de le dire avec certitude ; mais les anciennes relations, qui paraissent ne pas mériter sur ce point le reproche d’exagération qu’on leur a plus d’une fois et à juste titre adressé, ne l’estiment pas au delà de plusieurs milliers de combattants. Du temps d’Azara, la peuplade tout entière comptait à peine mille âmes : de nos jours, elle n’en a pas deux cents[4].

Leur taille est remarquable. Elle surpasse incontestablement celle de la plupart des nations du globe. Les mesures prises au hasard sur huit individus justifieraient l’application de cette épithète aux Payaguàs, car elles m’ont donné pour moyenne un mètre soixante-dix-huit centimètres un millimètre.

Indiens Payaguàs. — Dessin de H. Rousseau.

Chez les femmes, les proportions ne sont pas moins avantageuses. Ainsi, quatre femmes de plus de vingt ans m’ont offert : la première, un mètre cinquante-cinq ; la seconde, un mètre cinquante-cinq ; la troisième, un mètre soixante, et la quatrième, un mètre soixante deux. Moyenne, un mètre cinquante-huit.

On peut tirer plusieurs conséquences de cette double série de mesures. En comparant la taille moyenne des Payaguàs à celle de l’homme en général, que les physiologistes s’accordent à fixer vers un mètre soixante-six, on voit que la différence, tout à l’avantage des premiers, n’est pas inférieure à douze centimètres un millimètre.

Si l’on prend ensuite pour points de comparaison les mesures observées par des voyageurs exacts sur les peuples qui passent pour les plus grands de l’univers, sur les Patagons, par exemple, on trouve comme moyenne donnée par M. d’Orbigny, un mètre soixante treize : ainsi les Payaguàs surpassent encore de cinq centimètres un millimètre cette nation à laquelle on a, de tout temps, attribué une stature fabuleuse.

Le corps des Payaguàs, toujours élancé, ne présente jamais d’obésité, excepté chez les femmes. Les épaules sont larges ; et les muscles de la poitrine, des bras et de la partie postérieure du tronc, offrent un développement dû à l’exercice fréquent de la rame ; car ils vivent dans leurs pirogues. En revanche, cette prédominance de l’appareil musculaire dans les membres supérieurs fait paraître grêles et effilées les extrémités inférieures.

La peau, lisse et douce au toucher, comme celle des indigènes du Nouveau-Continent, est d’une couleur brun olivâtre, et il serait assez difficile d’en définir la nuance plus rigoureusement. Elle paraît un peu plus claire que celle des Guaranis dont elle n’offre pas les reflets jaunâtres ou mongoliques.

Les Payaguàs portent haute leur tête volumineuse, couverte de cheveux abondants, longs, plats ou légèrement bouclés. Ils les coupent sur le devant du front, ne les peignent jamais, et les laissent croître et retomber en désordre. Les jeunes guerriers seuls les rassemblent en partie sur l’occiput, où ils les retiennent attachés à l’aide d’une petite corde rouge, ou d’une lanière découpée dans la peau d’un singe. Ainsi font les Guatos de Cuyabà, qui, pour le dire en passant, se rapprochent plus de cette peuplade que des Guaranis, à côté desquels ils ont été placés dans une savante classification[5].

Les yeux petits et vifs, légèrement bridés mais non relevés à l’angle externe, expriment la finesse et l’astuce. Le nez long, un peu arrondi, rappelle par ses lignes la conformation caucasique.

Les pommettes sont à peine saillantes : la lèvre inférieure dépasse la supérieure, ce qui donne à leur physionomie sérieuse et froide, une expression de fierté dédaigneuse en rapport avec le caractère de ce peuple indompté.

Les Payaguàs s’épilent. À l’exemple des autres Indiens, ils s’arrachent les sourcils et les cils afin de mieux voir.

Dans la jeunesse, les femmes, sans être sveltes, sont bien proportionnées. Mais elles engraissent de bonne heure ; leurs traits se déforment, et bientôt leur corps devient trapu et ramassé. En revanche, les pieds et les mains conservent toujours une petitesse remarquable, quoiqu’elles marchent pieds nus, et qu’elles ne prennent aucun soin de leur personne. J’ai retrouvé cette conformation délicate, cette distinction si enviée des Européennes, dans les nations du Chaco, qui sont, avec les Payaguàs, les plus belles de l’Amérique.

Elles laissent flotter leurs cheveux sur les épaules, et ne les attachent jamais.

Lorsqu’une jeune fille sort de l’enfance, elle subit un tatouage. À l’aide d’une épine et du fruit de genipayer[6], on lui trace une raie bleuâtre large d’un centimètre, laquelle commence à la racine des cheveux, traverse le front, et descend perpendiculairement sur le nez, jusqu’à la lèvre supérieure exclusivement. Au moment de son mariage, on prolonge cette bande sur la lèvre inférieure jusque sous le menton. Sa nuance varie du violet au bleu-ardoise, et ses traces sont indélébiles. Quelques femmes ajoutent à celle-ci d’autres lignes et des dessins tracés avec la teinte enflammée de l’urucu[7] ; mais cette mode, générale il y a un demi-siècle, et qu’Azara décrit en détail, devient de plus en plus rare.

Les Payaguàs vont nus dans leurs tentes (toldos) ; mais, lorsqu’ils se rendent en ville, hommes et femmes portent une petite couverture ou mante de coton, qui les entoure à partir du creux de l’estomac jusqu’au-dessous du genou. Cette pièce d’étoffe, qu’ils croisent sur leur corps à la manière du chiripa des créoles, est un des rares produits de leur industrie. Les femmes sont chargées du soin de sa fabrication, pour laquelle elles emploient le seul secours des doigts, sans se servir de navette et de métier. D’autres se contentent d’endosser une chemisette sans col ni manche, assez semblable au tipoy des Guaranis. Toutefois, l’usage des vêtements semble leur devenir à tous de jour en jour plus familier, et, parmi ceux que j’ai vus vaguer dans les rues de l’Assomption, aucun ne s’était contenté, comme autrefois, de se couvrir de peinture figurant des vestes et des culottes.

Quelques anciennes coutumes ont encore disparu ; telle est celle qu’avaient les hommes de porter soit le barbote[8], soit une petite baguette d’argent analogue au tembeta des Guaranis sauvages ou Cayaguàs. D’autres ne sont reprises qu’à de rares intervalles, ou à certaines époques ; alors on voit reparaître, en ces jours solennels, les longues aigrettes de plumes fixées sur le sommet de la tête ; les tatouages variés et de couleurs tranchantes ; les dessins bizarres dont ils se couvraient le visage, les bras et la poitrine ; les colliers de verroterie ou de coquillage ; enfin, les bracelets d’ongles de capivaras, enroulés autour des poignets et des malléoles. Mais la tradition de cette ornementation compliquée a été religieusement conservée parle paye (Pa-ye) ou médecin de la tribu, représenté ci-contre fidèlement.

Les Payaguàs vivent sur la rive gauche du Rio-Paraguay, qu’ils ne quittent jamais pour aller s’établir du côté opposé, où les Indiens du Chaco, avec lesquels ils sont toujours en guerre, ne manqueraient pas de les attaquer. Leur hutte principale (tolderia), élevée sur le bord du fleuve[9], consiste en une grande case allongée, haute de trois à quatre mètres, faite de bambous placés sur des fourches et que l’on a recouverts de nattes de jonc non tressées. Des dépouilles de jaguars, de capivaras, étendues sur le sol, servent de lits ; des armes, des ustensiles de pêche et de ménage sont accrochés aux perches qui soutiennent la frêle toiture de l’habitation, ou gisent pèle-mêle avec des vases de terre dans quelque coin.

La poterie que fabriquent ces Indiens est mal cuite, se brise facilement, et ne doit résister que faiblement à l’action du feu. L’argile en est noirâtre et assez grossière ; mais les formes qu’ils savent lui donner et les dessins dont ils la revêtent, dénotent de l’adresse et du goût.

Ils se servent encore habituellement de calebasses (porongos), très-communes dans le pays, dans lesquelles ils rapportent de la ville l’eau-de-vie de canne dont ils font abus toutes les fois qu’ils en ont les moyens ; car ils ne connaissent d’autre fête, d’autre distraction, que l’ivresse ; et ils dépensent de cette sorte tous les bénéfices de leur commerce avec les habitants de l’Assomption, auxquels ils fournissent le bois, le poisson, et le fourrage de leurs chevaux (pasto). Autrefois l’Indien ivre était accompagné, dans les rues, par sa femme ou par un ami, qui souvent parvenait à le ramener dans sa demeure, avant la perte entière de l’usage de ses jambes. Mais il est maintenant défendu, sous des peines sévères, de laisser les Indiens dans les cabarets (pulperias). La plupart des jeunes gens et des femmes s’abstiennent de boissons alcooliques ; les hommes mariés ont seuls le privilége d’en user largement, et ce goût, chez eux comme partout, s’accroît et se développe avec l’âge.

Guerrier payaguas. — Dessin de H. Rousseau.

L’industrie très-bornée des Payaguàs constitue cependant leur unique ressource ; car ils ne connaissent aucune culture, et ne récoltent ni maïs, ni patates, ni tabac. Ils sont pêcheurs, passent leur vie sur l’eau, et deviennent de bonne heure de très-habiles mariniers. Tantôt on les voit à l’arrière d’une pirogue s’abandonner au courant en suivant leur ligne ; tantôt, debout sur une file, ils rament en cadence, et font glisser l’embarcation avec la rapidité d’une flèche. Longues de quatre à cinq mètres, et larges de deux pieds et demi à trois pieds, leurs pirogues sont creusées dans le tronc d’un timbo, et se terminent aux deux extrémités en pointe allongée. Leur pagaie, acérée comme une lance, devient entre leurs mains une arme redoutable, à laquelle il faut ajouter l’arc, les flèches et la macana. À la guerre, ils sont cruels, et ne font de quartier qu’aux femmes et aux enfants. Leur manière de combattre n’offre rien de particulier. Ils attaquent les Indiens du Chaco, en fondant sur eux à l’improviste, et s’efforcent de les surprendre ; mais ils se gardent bien de s’éloigner des rivières car ils seraient facilement vaincus en rase campagne par ces tribus si redoutables à cheval.

Déjà on l’aura pressenti, cette nation vit dans un état de liberté absolue et de complète indépendance, vis-à vis du gouvernement de la république paraguayenne, qui ne lui impose ni taxe ni corvée. Loin de là, il paye aux Payaguàs les services qu’il réclame d’eux, soit lorsqu’il les envoie en courriers sur le fleuve, soit lorsqu’il s’en sert comme de guides dans les expéditions dirigées contre les hordes sauvages qui errent sur la rive droite. Le docteur Francia avait su tirer parti de leur concours, pour fermer le plus hermétiquement possible son malheureux pays, en les chargeant de la surveillance de la rivière, seule voie par laquelle il fût possible de s’en échapper ; et les Payaguàs ne firent jamais défaut, dit-on, à l’exécution des consignes rigoureuses qu’il leur donna.

Libres vis-à-vis du gouvernement, ils le sont aussi entre eux. Quoique réunis en communauté, ils ne reconnaissent ni chef, ni hiérarchie. Jamais ils n’ont voulu se soumettre au christianisme, et tous les efforts de ses apôtres ont échoué. Le seul personnage de la tribu est le médecin ou paye, dont les fonctions ne restent jamais vacantes, car elles ne sont pas sans profit.

Désireux de connaître et de pouvoir dessiner à mon aise, au milieu de tout le luxe sauvage de son accoutrement, celui qui était chargé de ce rôle, j’obtins qu’il se rendrait, revêtu des attributs de sa haute dignité, dans ma maison, en compagnie de quelques autres Indiens. La promesse d’une certaine quantité du précieux breuvage et la perspective d’une soirée d’ivresse avaient eu promptement raison de ses hésitations.

Au jour dit, le paye vint me trouver avec un jeune garçon et deux femmes. C’était un vieillard, un peu courbé par les années, mais dont la physionomie n’avait rien de repoussant, malgré la déformation des traits, toujours précoce et si remarquable chez les indigènes. Ses cheveux, encore noirs, étaient retenus sons une résille bordée de verroterie. Une aigrette surmontait la résille, et des plumes de nandù flottaient derrière sa tête ; un collier de coquillages bivalves entourait son cou, auquel pendait, comme trophée, un sifflet taillé dans l’os du bras d’un ennemi. Entièrement nu sous sa chemisette sans col ni manches, faite de deux peaux de jaguars, il portait autour des malléoles des chapelets d’ongles de capivaras. Enfin, il tenait dans la main droite une courge allongée, et dans la gauche, un long tube de bois dur que j’eus quelque peine à reconnaître pour une pipe.

Le paye ou médecin payaguas. — Dessin de H. Rousseau.

La scène s’ouvrit. Le sorcier donna la pipe à son compagnon chargé de l’allumer, et, l’ayant reprise, il aspira plusieurs bouffées qu’il lança bruyamment dans la calebasse par l’orifice dont elle était percée ; puis, sans l’éloigner de ses lèvres, il se mit à crier tantôt lentement, tantôt vite, en faisant entendre alternativement les syllabes ta, ta, et to, to, to, avec des redoublements et des éclats de voix extraordinaires, inexprimables. En même temps, il se livrait à de violentes contorsions, à droite, à gauche, et exécutait des sauts en cadence, tantôt sur un seul pied, tantôt sur les deux réunis.

Ce manége ne dura pas longtemps, et sous prétexte de fatigue, il ne tarda pas à s’arrêter. Il fallut une rasade pour le remettre debout, et son chant monotone recommença aussitôt.

Enfin, mes dessins achevés, je levai la séance, à la satisfaction générale de mes hôtes, et je les congédiai, après avoir acheté au paye sa pipe et son sifflet.

Faite de bois dur et pesant, cette pipe est couverte de grecques régulières, gravées superficiellement avec une assez grande perfection. Longue de cinquante centimètres, elle est ornée de clous dorés, et percée d’un conduit évasé par un bout, et terminé par un bec à l’autre. On retrouve cet instrument chez d’autres nations voisines, chez les Tobas et les Matacos des bords du Pilcomayo. Il donne une idée de ces énormes cigares faits avec la feuille roulée du palmier et le petun, lesquels jouaient un grand rôle au Brésil dans les cérémonies des Tupinambas, et chez les Caraïbes des Antilles, toutes les fois qu’il fallait décider de la paix ou de la guerre, évoquer les mânes des ancêtres, etc., et que les premiers navigateurs prirent pour des torches.


Statistique. — Population. — Mœurs.

En se plaçant à un point de vue général, on peut distinguer à la fois dans la population du Paraguay :

Des hordes d’Indiens indépendants (Indios bravos) ; des Indiens soumis ; des métis à tous les degrés de la race autochtone avec la race latine ; quelques Nègres, en très-petit nombre ; des hommes de couleur provenant de leur mélange, soit avec les blancs, soit avec les Indiens ; enfin des blancs, issus pour la plupart des alliances contractées par les conquérants avec les femmes indigènes, à une époque plus ou moins reculée. Ils constituent la masse de la population, et prennent le nom de créoles ou fils du pays, lorsqu’ils veulent se distinguer des quelques rares Espagnols venus d’Europe, et qui ont échappé aux persécutions du docteur Francia ; ils ont d’ailleurs perdu toute trace de sang guarani.

Pour quelle part, selon quelles proportions, chacune de ces catégories entre-t-elle dans le chiffre de la population totale ?

Sans s’écarter beaucoup de la vérité — impossible à connaître d’une manière rigoureuse, — on peut établir que les blancs entrent pour six dixièmes dans la masse de la population ; les Indiens pour deux dixièmes, et les hommes de couleur et les métis à tous les degrés et de toute race, pour le reste, soit deux dixièmes.

À la fin du siècle dernier, la population totale du Paraguay s’élevait, d’après un recensement officiel, à quatre-vingt-dix-sept mille quatre cent quatre-vingts individus.

Depuis cette époque, un ensemble de circonstances très-favorables a contribué à l’accroissement de cette population, laquelle s’élève très-probablement aujourd’hui au chiffre, déjà fort éloigné du précédent, de six cent mille âmes.

L’Afrique n’est jamais entrée que pour une faible part dans la population du Paraguay, à laquelle elle a cependant fourni des esclaves pendant plusieurs siècles. Mais la position méditerranée de la province, l’absence de communications directes avec le littoral, l’obligation imposée aux habitants de tirer les nègres de Buenos-Ayres, en doublant leur valeur, ont de tout temps fait obstacle à leur introduction sur une large échelle. Après la chute du gouvernement colonial, le docteur Francia, par la séquestration du pays, coupa court à l’importation des noirs ; et ceux-ci, en s’alliant avec leurs métis, et de préférence avec les femmes indiennes, afin de procurer la liberté à leur descendance, n’ont pas tardé à se fondre dans la masse de la population[10].

Un des premiers soins du gouvernement qui recueillit l’héritage du docteur Francia fut de décréter l’abolition progressive de l’esclavage : en déclarant libres les enfants à naître de parents esclaves, il donnait aux adultes le droit de se racheter pour une somme modique, interdisait leur sortie, et prohibait sévèrement toute introduction nouvelle.

Jeune esclave d’Itapua, au Paraguay. — Dessin de Sauvageot.

L’influence de cette mesure, dont l’honneur revient aux consuls Lopez et Alonzo, a amélioré encore le sort des esclaves, déjà tolérable sous des maîtres naturellement enclins à la douceur. De nos jours, leur nombre ne dépasse pas mille individus, tous de race mixte, les nègres ayant à peu près disparu : les affranchissements le réduisent sans cesse. Lorsqu’ils sont âgés, ces malheureux obtiennent la liberté en récompense de leurs longs services, et il n’est pas rare qu’un maître affranchisse de jeunes esclaves au moment de mourir et par testament. On ne fait d’ailleurs aucune distinction entre les esclaves et les serviteurs libres, mais on préfère les noirs aux mulâtres, généralement fiers et perfides, car les Paraguayos n’ont pas encore oublié le vieux proverbe espagnol : no se fie de mula y mulata, « il faut se défier des mules et des mulâtres. »

Les femmes de race blanche, non moins heureusement douées que les hommes, ont le pied et la main petits, des traits réguliers, la peau fine, d’un blanc mat, et une physionomie souvent fort agréable. Une Jeune fille, vêtue du tipoy[11], avec quelques fleurs naturelles à demi cachées au milieu de sa chevelure abondante et soyeuse, est généralement une belle personne qui rappelle le type castillan, quoique son maintien niait pas cependant la noblesse un peu étudiée de celui des créoles de Buenos-Ayres (Porteñas). Mais à l’Assomption, ce vêtement national disparaît peu à peu, et fait place aux modes françaises, importées d’abord par la voie du Brésil, avant l’ouverture du Rio-Paranà au commerce.

Les femmes sont nubiles dès l’âge de dix ans. De bonne heure aussi elles perdent leurs grâces naturelles, leur corps s’alourdit, la démarche devient pesante, leurs traits se déforment, car elles ont hérité de cette disposition à l’obésité qui paraît commune aux races des régions chaudes dans les deux continents, et cette disposition est encore favorisée, au Paraguay comme au Brésil, par le régime alimentaire et le défaut d’exercice.

Affables, enjouées, passionnées pour la musique et pour la danse, elles ont, comme sur les bords de la Plata, plus de tact et de finesse que les hommes.

L’étranger qui débarque à l’Assomption est accueilli dans toutes les familles avec empressement. Que ces prévenances un peu banales ne soient pas tout à fait désintéressées, qu’il s’y mêle de la part des jeunes filles quelque espoir de rencontrer un mari qui mette fin à leur existence monotone en obtenant du Président la permission (toujours refusée) de les ramener en Europe ; qu’au fond de ces témoignages de bienveillance prodigués sans trop de discernement, il y ait, là-bas comme ici, un peu de coquetterie et d’amour de soi-même, c’est ce que notre devoir d’historien impartial nous obligerait à dire, si le souvenir encore présent de l’hospitalité que nous avons reçue partout et toujours, ne devait pas nous faire regretter la franchise d’un semblable aveu.

Jeune fille de l’Assomption au Paraguay. — Dessin de Sauvageot.


Position et limite du Paraguay. — Cascade. — Hydrographie.

Le territoire de la république paraguayenne représente un immense delta borné à l’ouest par le fleuve qui lui a donné son nom, à l’est et au sud par le Rio-Paranà qui reçoit les eaux du précédent sous les 27° 24’de latitude. Il est séparé du côté du nord des possessions brésiliennes par les rios Corrientes ou Apa et Yaguarey. Ainsi, il s’étend en latitude des 22° aux 27° et quelques minutes, et offre une superficie que l’on peut évaluer à plus de dix mille lieues carrées.

Mais ces limites sont incertaines ; le gouvernement s’y renferme ou en sort toutes les fois que l’intérêt de sa sécurité ou les raisons de sa politique le lui commandent ; car le docteur Francia et ses successeurs ont élevé de tout temps des prétentions à la possession de vastes territoires dans les Missions de l’Entre-Rios et dans le Grand-Chaco. De loin en loin, ils font acte de souveraineté à l’aide d’expéditions militaires ou de tentatives de colonisation.

Des deux fleuves qui circonscrivent la partie principale et essentielle de la république, l’un, le Paraguay, qui paraît avoir reçu les premiers le nom mensonger de Rio de la Plata (rivière d’Argent), prend sa source dans la province brésilienne de Mato-Grosso, par 14° 35’de latitude ; dans son cours lent et majestueux, il se dirige du nord au sud sans s’écarter sensiblement du 60° de longitude occidentale.

L’autre cours d’eau, le Paranà, ce fleuve géant que les Indiens Guaranis, dans leur langage monosyllabique, comparent à la mer[12], formé dans les environs de Villa Boa de Goyoz par plusieurs branches qui bientôt se confondent en un tronc principal, coule au sud-ouest, puis au sud jusqu’au vingt-septième parallèle. Arrivé là, le fleuve s’infléchit brusquement à l’ouest jusqu’aux 60° 50’de longitude, où il s’enfle des eaux du Paraguay. Puis il se dirige de nouveau vers le sud, et conserve cette direction jusqu’au moment où par sa jonction avec l’Uruguay il forme le Rio de la Plata, ou Paranà-Guazà des Aborigènes.

Ces deux grands fleuves éprouvent des crues à peu près fixes et régulières ; mais si le Paranà surpasse le Rio-Paraguay par le volume beaucoup plus considérable de ses eaux, il est loin de l’égaler par la régularité de son cours, la profondeur et la largeur uniformes et constantes de son lit.

Sous les 24° 4′ 58″ de latitude, la navigation de cette grande artère est, en effet, interrompue par une cataracte qui efface les plus célèbres en ce genre, sans excepter peut être le saut fameux du Niagara. Azara, qui, s’il ne parle pas en témoin oculaire, paraît du moins s’être inspiré des relations les plus exactes, décrit ainsi ce spectacle grandiose :

« C’est une cascade effroyable et digne d’être décrite par les poëtes. Il s’agit d’une rivière qui, dans cet endroit même, a plus d’eau qu’une multitude des plus grands fleuves de l’Europe réunis, et qui, au moment où elle se précipite, a dans son état moyen beaucoup de fond et deux mille cent toises de largeur (on l’a mesurée), ce qui fait presque une lieue marine. Cette énorme largeur se réduit subitement à un canal unique qui n’a que trente toises, dans lequel entre toute la masse d’eau en se précipitant avec une fureur épouvantable. On dirait que cette rivière, fière du volume et de la vitesse de ses eaux, les plus considérables du monde, veut ébranler la terre jusque dans son centre, et opérer la mutation de son axe. Les vapeurs qui s’élèvent au moment où l’eau choque les parois intérieures du roc, forment une pluie éternelle dans les environs. Le bruit se fait entendre de six lieues ; on croit voir trembler les rochers du voisinage. »

Les crues périodiques des deux fleuves, qui, à des époques fixes, changent en lacs les savanes sans fin du Chaco, et les plaines méridionales du delta qu’ils circonscrivent, permettent au Paraguay de s’isoler au milieu d’un continent ; mais ils peuvent devenir en même temps pour ses productions des moyens d’écoulement et de transport, et diminuer d’une manière notable les inconvénients de sa position méditerranée, en faisant disparaître en partie l’énorme distance qui le sépare de l’Océan. On a signalé dès les premiers temps de la découverte le voisinage et l’entrecroisement des sources du Paraguay avec celles de la rivière des Amazones. Quelques esprits enthousiastes ont aussitôt proposé de réunir ces branches d’origine par un canal ; de faire ainsi du Brésil une île d’une incommensurable étendue, en ouvrant la navigation entre les villes Argentines et Belem, chef-lieu de la province du Para. Ce projet fut mis à l’étude sous le ministère du comte da Barca. Sur un autre point, entre l’Iténès ou Guaporé et la branche la plus méridionale du Rio-Jaurie, existe un isthme étroit, facile à faire disparaître à l’aide d’un canal de cinq kilomètres creusé dans des marais. On ouvrirait ainsi une navigation merveilleuse à travers les contrées centrales du continent Sud-Américain. C’est le propre de la nature colossale du nouveau monde d’inspirer des projets dont la grandeur et les résultats possibles éblouissent, j’allais dire effrayent l’imagination. Tous ces rêves sont réalisables ; toutes ces utopies deviendront dans quelques siècles d’admirables vérités, lorsque l’Europe aura donné à l’Amérique ce qui lui manque, des colons, en versant sur cette terre promise le trop plein de ses populations industrielles.


Climatologie. — Flore et Faune.

Le sol du Paraguay appartient, à part les alluvions, au système tertiaire de l’Amérique du sud. Composé de grès févrifères et d’argiles, avec de vastes dépressions couvertes d’alluvions modernes, il se relie au terrain tertiaire guaranien de M. d’Orbigny, qui comprend dans son immense extension le nord de la province de Corrientes, les missions de l’Entre-Rios et celles du Brésil. Il ne présente dans sa constitution géologique aucune trace de productions volcaniques, et les tremblements de terre y sont à peu près inconnus. Nulle source, soit thermale, soit minérale ; et si les eaux du lac Ypacarahy sont parfois prescrites avec efficacité dans le traitement des affections chroniques, c’est que leur action, analogue à celle des bains de mer, est due à la présence d’une très-faible proportion de sel tenu en dissolution, et qui provient du terrain argileux qu’elles submergent. Cet argile salifère se rencontre sur plusieurs points, et constitue un phénomène géognostique qui joue un rôle important dans l’économie rurale et domestique du pays. Les bestiaux recherchent et mangent cette terre saline avec une rapidité qui étonne le voyageur témoin de ce spectacle étrange. Là où elle manque, ils tombent bientôt dans le marasme et ne tardent pas à périr, si l’éleveur néglige de donner à ses troupeaux une certaine quantité de sel que l’on tire à grands frais de lAssomption ou du Brésil par la voie d’Itapua. En outre, les efflorescences de cette terre, recueillies et traitées par évaporation, fournissent la majeure partie du sel destiné à la consommation des habitants.

Église inachevée de la mission de Jesus au Paraguay. — Dessin de Thérond.

Situé sur les limites de la zone torride, il semble que le Paraguay devait offrir à l’observation des conditions météorologiques analogues, en partie à celles des pays intertropicaux, en partie à celles des régions tempérées. Mais au milieu des continents, le passage d’un système de climat à un autre ne paraît s’effectuer ni brusquement, ni par une transition insensible, à une distance plus ou moins rapprochée de l’équateur, comme sur les côtes océaniques : il semble plutôt se manifester par l’apparition alternative mais déréglée des phénomènes qui caractérisent, tantôt les climats brûlants et humides des contrées équinoxiales ; tantôt les climats encore chauds mais plus secs des latitudes plus élevées. Il résulte de ce fait une irrégularité très-grande de la distribution annuelle de la température. Ainsi, ou bien les pluies générales et les orages amènent des inondations périodiques et désastreuses, et l’on éprouve toutes les conséquences d’une extrême humidité ; ou bien, et c’est le cas le plus habituel, les pluies ne tombent que rarement et par places ; la végétation souffre et languit, malgré l’abondance des rosées ; les pâturages se dessèchent, les bestiaux se dispersent à la recherche des ruisseaux et des sources que le soleil n’a pas taris, et le pays suffit avec peine à la nourriture de ses habitants.

Quoiqu’il ne soit pas impossible, surtout dans la partie méridionale du Paraguay, de reconnaître quatre saisons dans l’année, il vaut mieux, à l’exemple des habitants eux-mêmes, n’en admettre que deux, l’hiver et l’été. Malgré cette distinction, on peut encore dire qu’il fait chaud lorsque le vent souffle du nord, et qu’il fait frais, lorsque le vent vient du sud. La marche du soleil et sa hauteur au-dessus de l’horizon, n’exerceraient donc ici qu’une influence secondaire sur la température.

Considéré dans son ensemble, et abstraction faite des années exceptionnelles, le climat du Paraguay est à la fois chaud et sec.

La température est très-variable et sa marche irrégulière. Cela vient de ce qu’elle dépend moins de l’influence directe du soleil, de sa distance au zénith de l’observateur, que de la direction des vents qui en sont les modificateurs les plus puissants, et comme elle irréguliers et variables.

Pendant huit mois de l’année, la colonne thermométrique descend rarement, à midi, au-dessous de 25° la moyenne est de 29 à 30° ; toutefois, elle peut monter exceptionnellement jusqu’à 30 et même 40°.

Durant les mois les plus froids, de juin à octobre, le mercure oscille, vers le milieu du jour, entre 15 et 20°, mais il peut s’élever à 25, 30° et plus, si le vent se fixe au nord, ce qui arrive assez fréquemment.

Habitants de la campagne, au Paraguay. — Dessin de Sauvageot.

Le vent du sud-ouest porte le nom de pampero, parce qu’il traverse les steppes des Pampas en été, il amène toujours un orage. Il n’est pas sans exemple que le vent de sud-ouest ait produit de désastreux effets, car, comme il a parcouru depuis le détroit de Magellan des espaces immenses, sans rencontrer quelques montagnes ou des forêts pour lui faire obstacle et rompre son impétuosité, il peut arriver qu’il prenne les proportions d’un effroyable ouragan. Alors, il déracine les plus gros arbres, disperse leurs débris, abat les maisons, ravage les champs cultivés et détruit les récoltes. Les annales de la navigation abondent en récits de nombreux sinistres causés dans le Rio de la Plata par des vents furieux du sud-ouest et de sud-est. Les premiers, très-redoutés à Montevideo, font chasser les bâtiments sur leurs ancres, et souvent les jettent à la côte, en brisant les câbles et les manœuvres.

Les seconds occasionnent de fréquents naufrages sur la rive droite du fleuve, dont ils élèvent les eaux à une hauteur considérable, en les poussant à de grandes distances dans l’intérieur des terres, où parfois des navires d’un fort tonnage sont allés s’échouer. J’ai vu, au milieu des jardins de la quinta de Palerme, propriété du général Rosas, un gros brick de commerce qu’une tempête y avait transporté à la distance d’un mille de la côte. La fille du général avait eu l’idée très-originale de relever le vaisseau, de réparer ses agrès, et d’en distribuer l’intérieur en salons d’été où elle recevait la société de Buenos-Ayres et les étrangers.

Les conditions climatériques qui président à l’accomplissement de l’acte de la végétation, diffèrent assez notablement, au Paraguay, de celles que l’on rencontre à la même distance de l’équateur, sur les côtes océaniques. Nous savons, en effet, que c’est par la rareté et la variabilité des phénomènes hydrométéoriques, par des alternances de sécheresse et d’humidité extrêmes que le climat se distingue à la fois du climat de la zone intertropicale, et de celui des latitudes tempérées. Cette inconstance et cette irrégularité, jointes à l’action prolongée d’un soleil de feu, donnent aux grands bois du Paraguay méridional l’aspect de ces forêts moins vastes et moins touffues, qui portent au Brésil le nom de Catingas. La végétation est moins riche et moins pressée ; elle comprend quelques espèces qui se dépouillent de leurs feuilles. Ainsi, sous le rapport de sa flore et de l’étendue de ses forêts, le Paraguay sert de transition entre les grandes plaines du sud et l’immense région forestière du bassin de l’Amazone ; à partir du 24e parallèle, les forêts alternent avec des savanes noyées ou couvertes de hautes herbes et de palmiers. Le cours du Parana, de l’Uruguay et des sous-affluents de la Platà, est indiqué par des bandes étroites couvertes d’une végétation luxuriante et tracées en zigzags au milieu d’un désert de verdure.

La faune ne présente pas plus que la flore un aspect particulier, un ensemble caractérisé par certaines espèces dont l’existence permette de la reconnaître à première vue, elle marque la transition entre la faune des contrées intertropicales et celles des latitudes plus élevées.

Jeune esclave métis ; Porteuse d’eau à l’Assomption. — Dessin de Sauvageot.

Mais si, sous le rapport de la fertilité du sol, le Paraguay a sa place parmi les plus favorisées du globe, on peut dire aussi que la nature, vraiment prodigue, l’a peuplé d’un nombre presque infini d’êtres vivants. Toutes les grandes divisions du règne animal comptent de nombreux représentants dans la faune du Paraguay et des Missions, et plus d’un, sans nul doute, caché dans les profondeurs boisées des forêts, a su échapper jusqu’ici aux recherches des rares naturalistes qui les ont traversées. La vue de tant de richesses zoologiques rappelle le mot de l’Indien qui guidait MM. de Humboldt et Bonpland à travers les bois vierges de l’Orénoque : Es como el Paraiso ; c’est le paradis terrestre.

Dans la tribu des Carnivores, le genre chat (felis), comprend des animaux fortement armés, sanguinaires et redoutables. À leur tête, il convient de placer le jaguar, ce noble représentant du tigre royal de l’ancien continent, qu’il égale en taille, en courage et en férocité, quoique des naturalistes aient prétendu le contraire. Le jaguar fait de larges brèches dans les troupeaux du Paraguay ; aussi élève-t-on dans les fermes (estancias), un grand nombre de chiens de forte race, qui donnent l’éveil, signalent l’approche de l’ennemi et servent à le poursuivre. Ces courageux animaux, nourris exclusivement de viande crue, ne sont pas eux-mêmes tout à fait sans danger pour le voyageur, qui comprend à leur vue le rôle jouaient les limiers de la Grande-Bretagne dans les guerres des Gaules, et le cruel usage qu’en ont fait, à une époque moins ancienne, les conquérants du nouveau monde, pour traquer jusqu’au fond des forêts les malheureux Indiens, ou pour atteindre les esclaves fugitifs. Si les chiens obligent le tigre à monter sur un arbre, alors il devient facile au plus hardi chasseur de la troupe de l’abattre. Mais malheur à lui si la terrible bête est seulement blessée. Le jaguar ne fond pas sur lui d’un seul bond ; il descend de l’arbre lentement, à la manière des chats, se redresse à quelques pas, et cherche à l’aide de ses griffes à saisir sa tête et à la dévorer. C’est à ce moment de suprême danger que certains hommes de l’Amérique centrale ne craignent pas d’engager dans sa gueule leur bras gauche enveloppé d’une peau de mouton ou de leur poncho, et de le frapper en même temps à la gorge du couteau acéré que leur main droite a lestement arraché de sa gaîne.

La classe des oiseaux est innombrable, et les plus magnifiques espèces, au plumage éclatant, aux couleurs variées et chatoyantes, se rencontrent à chaque pas dans les halliers, au milieu des plaines découvertes, sur les rives des fleuves et des savanes noyées, ou près des habitations.

Après le roi des vautours (iriburubicha), dont la tête est surmontée d’un diadème formé de caroncules d’un rouge éclatant, on ne se lasse pas d’admirer les toucans au bec difforme, dont la gorge éclatante qui servait de parure au chef des Tupinambas dans les circonstances solennelles, ne parut pas au premier empereur du Brésil indigne d’orner son manteau de pourpre, sur lequel elle remplaçait l’hermine, marque distinctive des souverains de l’Europe ; les innombrables volées de perruches ; les perroquets aux cris aigus et perçants, au vol élevé et rapide ; les pies aux ailes bleues ; des aras ; l’ara rouge aux ailes d’azur ; l’ara bleu à tête verte, aux ailes de la plus belle couleur d’or ; l’autruche d’Amérique qui erre dans les plaines découvertes en troupes nombreuses et difficiles à surprendre ; des hérons de toutes les tailles ; les uns à la robe blanche sans tache, les autres marbrés de jaune et de bleu. Au milieu de cette population disparate, vivent en troupes innombrables plusieurs espèces de canards : les Indiens les appellent ipe (tache de l’eau).

Enfin le Paraguay est aussi la patrie de ces oiseaux dont la taille n’égale pas celle de certains insectes, et pour lesquels les vieux voyageurs épuisent toutes les formules de l’admiration, en les comparant à des fleurs animées, à des bouquets de pierreries resplendissant aux feux du soleil. Les oiseaux-mouches et les colibris, faciles à confondre malgré les monographies savantes de Lesson, bourdonnent incessamment autour des grands arbres chargés de fleurs. Les Guaranis les comparent poétiquement à des cheveux du soleil ; les créoles les nomment picaflores, et les Brésiliens beija-flores (baise-fleurs).

C’est par milliers que l’on peut compter les hideux sauriens qui portent le nom de yacarés (caïmans), plus à redouter qu’on ne le croit généralement. Au Paraguay, dans les Missions et à Corrientes, il n’est pas pour ainsi dire de lac, de lagunes, de ruisseau et de rivière grande ou petite dont les eaux ne nourrissent un nombre considérable de ces reptiles, dont les vieux voyageurs vantent l’excellence de la chair blanche et musquée. Leur queue, dit Ulderico Schmidel, l’un d’eux, est un mets très-délicat (delicadisimo manjar). Je ne saurais partager l’enthousiasme de l’historien allemand.

Les hautes herbes des prairies servent de retraite aux serpents (ordre des ophidiens) que les Guaranis appellent mboy (d’où le nom de boa) qu’ils soient ou non venimeux. Personne n’ignore les effets terribles de la morsure des crotales ou serpents à sonnettes. Les malades succombent dans les vingt-quatre heures après la morsure de ces reptiles au bruissement léger et sinistre ; plus rapidement après celle du jararaca-mirim (petit jararaca) ; dans les convulsions les plus horribles et avec les symptômes de l’hydrophobie, lorsqu’ils ont été mordus par le jararaca.

Le Paraguay, comme le Brésil, est la terre promise de l’entomologiste ; mais à côté des papillons gigantesques aux ailes chatoyantes, des magnifiques coléoptères aux reflets métalliques, aux vives étincelles qui éclairent les nuits sereines des tropiques, le voyageur trouve des ennemis nombreux, acharnés, implacables, de son repos et de sa santé. On a dit avec raison que, à la veille de partir pour les solitudes américaines, il fallait se préoccuper moins des jaguars et des reptiles, que du pulex penetrans, des kankrelats, et surtout des moustiques.

La blatte américaine ou kankrelat[13], est un des orthoptères les plus communs et les plus malfaisants. Dans les maisons rien n’échappe à sa voracité ; tout y passe, les étoffes, le cuir, les livres et les papiers, la viande et les fruits.


Productions naturelles. — Le maté.

On peut diviser en deux classes les produits de l’agriculture paraguayenne. Les uns entrent dans le commerce et sont exportés en quantités chaque jour plus considérables ; les autres, destinés à la consommation intérieure, ne sortent pas du pays.

Tels sont, parmi les premiers, le maté, le tabac, les bois de construction, les cuirs ; et pour des sommes presque insignifiantes, le manioc et le sucre ; — parmi les seconds, les céréales, le maïs, le riz, le coton, les haricots et les patates. Enfin, certains fruits, comme les oranges et les pastèques, tiennent une large place dans l’alimentation.

Quoique le maté soit, aujourd’hui surtout, une production spontanée du sol plutôt qu’un fruit du travail de l’homme, on comprendrait difficilement une énumération des richesses agricoles du Paraguay dans laquelle la première place n’appartiendrait pas au précieux végétal qui fournit le thé de l’Amérique du Sud[14]. Mais si cet arbre n’existe plus qu’à l’état sylvestre, il est répandu dans les environs de Rio de Janeiro, au pied des Andes boliviennes, et le pays que nous décrivons trouve encore dans l’exportation de ses feuilles torréfiées et convenablement préparées, l’article le plus important de son commerce.

Les opérations relatives à la récolte du maté, auquel les Espagnols donnent le nom générique de yerba (herbe), identiques sur tous les points, sont très-simples. Les voici en quelques mots. Vers le mois de novembre, des détachements de travailleurs bien armés et pourvus de provisions vont se fixer au milieu des forêts où abonde l’arbre précieux qui présente l’aspect du laurier franc, avec les dimensions et la hauteur d’un petit chêne très-touffu. Armés d’un long couteau, des ouvriers en détachent les branches que d’autres divisent en rameaux plus petits. Ces rameaux, passés dans un feu clair et légèrement grillés, sont placés sur une cage faite de bambous, et ayant de quatre à cinq mètres de hauteur. Au centre de la cage on allume un feu peu ardent que l’on entretient pendant vingt-quatre heures. Les feuilles n’exhalant plus d’humidité, sont alors descendues et étalées sur des cuirs ; on les détache des rameaux en les frappant avec un sabre de bois ; puis on les pile dans des auges ou dans des mortiers, et la poudre est enfin renfermée dans des sacs assez semblables à de gros oreillers taillés dans des peaux de bœuf ramollies, et dont le poids varie de soixante à cent vingt kilogrammes.

Le maté, nommé par quelques auteurs herbe de Saint-Barthélemy, et par d’autres encore thé des Jésuites, se présente dans le commerce sous la forme d’une poudre grossière, d’un vert clair, ayant une odeur herbacée, désagréable lorsqu’elle est fraîchement récoltée, et légèrement aromatique après plusieurs mois de préparation.

Récolte du maté sur les bords du Parana, au Paraguay. — Dessin de Fuchs

Le maté est d’un usage général en Amérique. On boit l’infusion de cette feuille aromatique au Paraguay, dans les républiques Argentines, au Chili, au Pérou, et dans les provinces brésiliennes de Rio-Grande du Sud, de Paranà et de Saint-Paul. Sur tous ces points, cette boisson est plus habituelle que le chocolat dans la Péninsule, le thé en Angleterre, et le café dans l’Europe orientale ou en Afrique.

Pour préparer le breuvage américain, on met dans un vase destiné à ce seul usage du sucre et un charbon ardent[15]. On grille un peu le sucre, puis l’on ajoute une quantité variable de poudre. On verse de l’eau très-chaude, mais non bouillante, et l’on introduit dans le vase l’extrémité arrondie en forme d’arrosoir d’un tube destiné à l’aspiration du liquide. Les habitants de la campagne, les journaliers et tous les hommes en général, prennent le maté cimarrou, c’est-à-dire sans sucre ; mais les femmes, les étrangers y ajoutent du café, du rhum, un peu d’écorce d’orange ou de citron, etc. ; d’autres enfin remplacent l’eau par du lait.

Ou boit le maté à toute heure de la journée ; c’est la première chose que fait un Sud-Américain, le plus ordinairement avant de quitter son lit ou son hamac. Réconforté par sa liqueur favorite, il monte à cheval, vaque à ses affaires et attend sans impatience le repas du milieu du jour.

Ainsi concentrée, prise sans sucre et à jeun, cette infusion est irritante. Beaucoup de voyageurs ne peuvent la supporter ; elle détermine des nausées et des vomissements. Le maté léger et aromatisé a des propriétés irritantes encore, mais beaucoup moins énergiques, quoiqu’il ne convienne pas à toutes les organisations : l’estomac s’en arrange assez mal, surtout au début ; il agit aussi sur le cerveau, et éloigne le sommeil.

Cette boisson paraît nécessaire à l’habitant du Sud-Amérique qui engloutit des quantités énormes de viandes mal cuites, sans pain, souvent sans farineux (manioc, maïs), et toujours sans vin ; c’est pour lui un digestif obligé.

Sabre de bois. — Bombilla ou chalumeau. — Vase maté ou culha. — Rameau de l’arbuste. — Fleur. — Fruits. — Dessin de Sauvageot.

On peut encore, ainsi que je l’ai vu dans la province de Saint-Paul, prendre le maté en infusion théiforme. C’est une manière que pour ma part, je trouve préférable à l’autre. On évite l’aspiration des nombreuses particules de la plante qui arrivent à la bouche à travers les trous de la bombilla ; on juge mieux de la force du breuvage ; et, considération à mettre en première ligne, il n’y a plus nécessité de se servir d’un tube qui a passé successivement par les lèvres d’une foule d’individus, à commencer par celles de l’esclave qui est chargé de sa préparation, sans qu’on ait pris soin de le laver une seule fois : laver une bombilla est une chose qu’un buveur de maté n’a jamais faite.

Alfred Demersay.



  1. Suite. Voyez la 85e livraison du Tour du Monde, 1861, p. 97. Fragments extraits de l’Histoire physique, économique et politique du Paraguay et des Établissements des Jésuites. Deux volumes grand in-8o, divisés en 4 parties ; avec Atlas de dix-huit planches teintées et deux cartes, publiés en cinq livraisons. En vente : les parties I, Il et III du texte et les Quatre premières livraisons de l’Atlas. La IVe et dernière partie paraîtra prochainement avec la Ve livraison de planches. Paris, librairie Hachette et Comp.
  2. Voyez les Aventures de la senora Libarona dans le Grand-Chaco, 73e livraison (1861).
  3. Et par altération Sarigués et Agaces. Les créoles appelèrent aussi ces derniers Tacumbùs (Tacoumbous), du nom du district qu’ils habitaient.
  4. A. d’Orbigny, sur la foi des renseignements recueillis à Corrientes, aux frontières même du Paraguay, raconte (Voyage, t. I, p. 314) que Francia les fit mettre tous à mort. Nous verrons, au contraire, le dictateur attacher les Payaguàs au service de sa politique. Cette erreur d’un voyageur toujours exact, prouve une fois de plus avec quelle réserve on doit accueillir, en Amérique, les informations que l’on ne peut contrôler soi-même.
  5. D’Orbigny, l’Homme américain, t. II, p. 350.
  6. Nandipa (genipa americana).
  7. L'urucu ou rocou est une couleur rouge, que l’on obtient des téguments de la graine de l’arbuste connu en botanique sous le nom de bixa orellana. Cette matière, précieuse par ces applications à l’industrie, figure dans les exportations de la Guyane française.
  8. Morceau de bois léger, arrondi, de dimensions variables, qui se place dans une ouverture pratiquée à la lèvre inférieure. Les Botocoudos, les Lenguas, etc., semblent renoncer aussi à cet affreux ornement autrefois très-usité.
  9. Cette partie du rivage est appelée el Banco. Elle sert de lieu de promenade le dimanche (voy. page 337).
  10. L’enfant né d’un père esclave et d’une femme libre, a suivi de tout temps la condition de la mère. On sait aussi que les Indiens n’ont Jamais été considérés en droit, sinon toujours de fait, comme esclaves, bien que l’institution des commanderies fût, au fond, une forme de servage à peine déguisé.
  11. Chemise sans manches, faite d’une étoffe de coton souvent très-claire, et retenue à la taille par une ceinture. Le tipoy est orné en haut et en bas de broderies de laine de couleur bleue ou noire.
  12. Panorama de Para mer, et ana adverbe de comparaison. On trouve dans les historiens cette étymologie traduite par les phrases suivantes : Parent de la mer, puissant comme la mer.
  13. Blatta americana. Kankrelat ou kakerlat, vient de kakkerlak, nom hollandais de cet insecte, auquel les petits esclaves font au Brésil une chasse active.
  14. Ilen Paragueriensis, ilicinées.
  15. Les Hispano-Américains nomment ce vase maté, et les Brésiliens culha. C’est, en général, le fruit d’une cucurbitacée. Il y en a de toutes les formes, et plus ou moins richement ornés. Quelques-uns sont en argent massif et dorés : on se hâte d’en faire honneur aux visiteurs. Le chalumeau (bombilla, en portugais bomba), est en jonc ou en métal.