Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 23

La bibliothèque libre.
◄  Article XXII Article XXIV   ►

ARTICLE XXIII.

DE L’ANCIENNE MYTHOLOGIE PHILOSOPHIQUE AVÉRÉE, ET DES PRINCIPAUX DOGMES DES ANCIENS BRACHMANES SUR L’ORIGINE DU MAL.

Les anciens brachmanes sont sans contredit les premiers qui osèrent examiner pourquoi sous un Dieu bon il y a tant de mal sur la terre. Et ce qui est très-remarquable, c’est que ces mêmes philosophes, qu’on dit avoir vécu dans la tranquillité la plus heureuse et dans une apathie uniquement animée par l’étude, furent les premiers qui se fatiguèrent à rechercher l’origine d’un malheur qu’ils n’éprouvaient guère. Ils virent des révolutions dans le nord de l’Inde, des crimes et des calamités amenés par ces peuples inconnus, qui n’avaient pas même alors de nom, et que les Juifs, dans des temps plus récents, appelèrent Gog et Magog[1] : termes qui ne pouvaient avoir aucune acception précise chez un peuple si ignorant.

Les crimes et les calamités des nations barbares, voisines de l’Inde, et probablement des provinces de l’Inde même, toutes les misères du genre humain, durent pénétrer profondément des esprits philosophiques. Il n’est pas étonnant que les inventeurs de tant d’arts et de ces jeux qui exercent et qui fatiguent l’esprit humain aient voulu sonder un abîme que nous creusons encore tous les jours, et dans lequel nous nous perdons.

Peut-être était-il convenable à la faiblesse humaine de penser qu’il n’y a du mal sur la terre que parce qu’il est impossible qu’il n’y en ait pas ; parce que l’être parfait et universel ne peut rien faire de parfait et d’universel comme lui ; parce que des corps sensibles sont nécessairement soumis aux souffrances physiques ; parce que des êtres qui ont nécessairement des désirs ont aussi nécessairement des passions, et que ces passions ne peuvent être vives sans être funestes.

Cette philosophie semblait devoir être d’autant plus adoptée par les brachmanes que c’est la philosophie de la résignation ; et les brachmanes, dans leur apathie, semblaient les plus résignés des hommes.

Mais ils aimèrent mieux donner l’essor à leurs idées métaphysiques que d’admettre le système de la nécessité des choses : système embrassé par tant de grands génies, mais dont l’abus peut conduire à cet athéisme qu’on a reproché à beaucoup de Chinois, et dont nos philosophes d’Europe sont encore aujourd’hui si soupçonnés[2]

Les premiers brachmanes imaginèrent donc une fable très-ingénieuse et très-hardie, qui semblait justifier la Providence divine, et rendre raison du mal physique et du mal moral. Ils supposèrent que l’Être suprême n’avait créé d’abord que des êtres presque semblables à lui, ne pouvant rien former qui l’égalât. Il forma ces demi-dieux, ces génies, debta, auxquels les Perses donnèrent depuis le nom de péris, ou féris, d’où vient le mot de fée. Nous n’avons pas de terme pour exprimer ce que les anciens entendaient précisément par demi-dieux en Asie, et même en Grèce et à Rome. Nous employons le mot d’ange, qui ne signifie que messager, et nous avons attribué mille faits miraculeux à ces messagers divins dont il est parlé dans la sainte Écriture : tant les hommes ont aimé également à la fois la vérité et le merveilleux[3].

Ces demi-dieux, ces génies, ces debta inventés dans l’Inde, reçurent la vie longtemps avant que l’Éternel créât les étoiles, les planètes, et notre terre. Dieu tenait lieu de tout avec ses debta, qui partageaient autour de lui sa béatitude. Voici comme l’ancien livre attribué à Brama lui-même s’exprime :

« L’éternel… absorbé dans la contemplation de son essence, résolut de communiquer quelques rayons de sa grandeur et de sa félicité à des êtres capables de sentir et de jouir… ils n’existaient pas encore, Dieu voulut et ils furent. »

Il faut avouer que ces mots, ce tour de phrase, cette exposition, sont sublimes, et qu’on ne peut disputer sur ce passage comme Boileau[4] disputa contre l’évêque d’Avranches et contre Le Clerc sur cet endroit de la Genèse : « Il dit que la lumière se fasse, et la lumière se fit[5]. »

Quoi qu’il en soit, les debta, ces favoris de Dieu, abusant de leur bonheur et de leur liberté[6], se révoltèrent contre leur créateur. Une partie de cette fable fut sans doute l’origine de la guerre des géants contre les dieux, des attentats de Typhon contre Ishet et Oshiret, que les Grecs appelèrent Isis et Osiris, et de la rébellion éternelle d’Arimane contre son créateur, Orosmade ou Oromase chez les Perses. On sait assez que la fable se propage plus aisément et plus loin que la vérité. Les extravagances théologiques des Indiens firent plus de progrès chez leurs voisins que leur géométrie.

Il ne paraît pas que les Syriens aient jamais rien adopté de la théologie indienne. Ils avaient leur Astarté, leur Moloc, leur Adonis ou Adoni : ils n’entendirent jamais parler en Syrie de la révolte des debta dans le ciel. Le petit peuple juif n’en fut un peu plus informé que vers le premier siècle de notre ère, lorsque dans la foule de mille écrits apocryphes on en supposa un qu’on osa attribuer à Énoc, septième homme après Adam[7]. On fait dire à ce septième homme que les anges firent autrefois une conspiration ; mais c’était pour coucher avec des filles. Le prétendu Énoc nomme les anges coupables ; il ne nomme point leurs

maîtresses. Il se contente de dire que les géants naquirent de leurs amours[8]. L’apôtre saint Jude ou Juda, ou Lébée, ou Tebeus, ou Thadeus, cite ce faux Énoc comme un livre canonique dans la lettre qui lui est attribuée, sans qu’on sache à qui elle est adressée. Saint Jude, dans cette lettre, parle de la défection des anges.

Voici ses paroles[9] : « Or je veux vous faire souvenir de tout ce que vous savez, que Jésus, sauvant le peuple de la terre d’Égypte, détruisit ensuite ceux qui ne crurent pas, et qu’il retient dans des chaînes éternelles et dans l’obscurité les anges qui n’ont pas gardé leur principauté, mais qui ont quitté leur domicile. »

Et dans un autre endroit[10], en parlant des méchants : « Ce sont des nuées sans eau, des arbres d’automne sans fruit, deux fois morts et déracinés ; des flots de la mer agitée, écumant ses confusions ; des étoiles errantes, à qui la tempête des ténèbres est réservée pour l’éternité. Or c’est d’eux qu’a prophétisé Énoc, le septième après Adam. »

On s’est donc servi dans notre Occident d’un livre apocryphe pour fonder la chute des anges, la première cause de la chute de l’homme. On a corrompu aussi le sens naturel d’un passage d’Isaïe pour transformer le premier des anges en diable, en tordant singulièrement ces paroles[11] : « Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer ? » Il est vrai que notre populace appelle notre diable Lucifer ; mais le mot Lucifer n’est point dans Isaïe : c’est Hélel ; c’est l’étoile du matin ; c’est l’étoile de Vénus ; c’est une métaphore dont Isaïe se sert pour exprimer la mort du roi de Babylone : « Comment as-tu pu mourir, malgré tes musettes ? comment es-tu couché avec les vers ? comment es-tu tombée, étoile du matin ? » Les commentateurs figuristes ont imaginé cette équivoque pour faire accroire que le diable, Lucifer, est tombé du ciel ; et cette erreur s’est longtemps soutenue[12].

Mais la vérité est qu’il n’a jamais été question d’un génie, d’un demi-dieu, d’un ange précipité du ciel, que dans le Shasta des brachmanes. Ni Lucifer, ni Belzébuth, ni Satan, n’étaient son nom. Il s’appelait Moisasor : c’était le chef de la bande rebelle ; il devint diable, si l’on veut, avec sa suite : il fut du moins damné en effet. L’Éternel le précipita dans le vaste cachot de l’ondéra ; mais il ne fut point tentateur ; il ne vint point exciter les hommes au péché, car ni les hommes ni la terre n’existaient alors. Dieu l’enferma dans ce grand enfer de l’ondéra, lui et les siens, pour des milliers de monontours. Or il faut savoir qu’un monontour est une période de quatre cent vingt-six millions d’années. Chez nous, Dieu n’a pas encore pardonné au diable ; mais chez les Indiens, Moisasor et sa troupe obtinrent leur grâce au bout d’un monontour. Ainsi l’enfer de l’ondéra n’avait été, à proprement parler, qu’un purgatoire[13].

Alors Dieu créa la terre, et la peupla d’animaux. Il fit venir les délinquants, dont il adoucit les peines. Ils furent changés d’abord en vaches. C’est depuis ce temps que les vaches sont si sacrées dans la presqu’île de l’Inde, et que les dévots n’y mangent aucun animal. Ensuite les anges pénitents furent changés en hommes, et distingués en quatre castes. Comme coupables, ils apportèrent dans ce monde le germe des vices ; comme punis, ils apportèrent le principe de tous les maux physiques : voilà l’origine du bien et du mal.

On reprochera peut-être à ce système que les animaux, n’ayant point péché, sont pourtant aussi malheureux que nous, qu’ils se dévorent tous les uns les autres, qu’ils sont mangés par tous les hommes, excepté par les brames. C’eût été une faible objection du temps qu’il y avait des cartésiens.

Nous n’entrerons point ici dans les disputes des théologiens de l’Inde sur cette origine du mal. Les prêtres ont disputé partout ; mais il faut avouer que les querelles des brames ont été toujours paisibles.

Des philosophes pourront s’étonner que des géomètres, inventeurs de tant d’arts, aient formé un système de religion qui, quoique ingénieux, est pourtant si peu raisonnable. Nous pourrions répondre qu’ils avaient à faire à des imbéciles, et que les prêtres chaldéens, persans, égyptiens, grecs, romains, n’eurent jamais de système ni mieux lié, ni plus vraisemblable. Il est absurde, sans doute, de changer des êtres célestes en vaches ; mais on voit chez toutes les nations policées et savantes la plus misérable folie marcher à côté de la plus respectable sagesse. Les vaisseaux d’Énée changés en nymphes chez les Romains, la fille d’Inachus devenue vache chez les Grecs, et de vache devenue étoile, valaient bien les debta changés en vaches et en hommes. Milton n’a-t-il pas, chez un peuple à jamais célèbre pour les sciences exactes, transformé notre diable en crapaud, en cormoran, en serpent, quoique la sainte Écriture dise positivement le contraire[14] ? De pareilles niaiseries eurent cours partout, hors chez les sages Chinois et chez les Scythes, trop simples pour inventer des fables.

L’antre de Trophonius fut plus respecté en Grèce que l’académie ; les augures à Rome eurent plus de crédit que les Scipions. La fable s’établit d’abord ; ensuite vient la vérité, qui, voyant la place prise, est trop heureuse de trouver un asile obscur chez les sages.


    très-simple, comme le style de toute la Genèse l’est, et le doit être. Le sublime est ce qui s’élève, et l’histoire de la Genèse ne s’élève jamais. On y raconte la production de la lumière comme tout le reste, en répétant toujours la même formule : « et la terre était informe et vide, et les ténèbres étaient sur la superficie de l’abîme, et le vent de Dieu soufflait sur les eaux, et Dieu dit : Que la lumière se fasse ; et la lumière se fit ; et il vit que la lumière était bonne, et il divisa la lumière des ténèbres, et il appela la lumière jour, et il fut fait un jour, le soir et le matin. Dieu dit aussi que le firmament se fasse au milieu des eaux, et qu’il divise les eaux des eaux ; et Dieu fit le firmament, et il divisa les eaux sous le firmament des eaux sur le firmament ; et il appela le firmament ciel ; et il fut fait un second jour, le soir, et le matin, etc. ; et Dieu dit : Que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent en un seul lieu, et que l’aride paraisse ; et il fut fait ainsi. Et Dieu appela l’aride la terre, et il appela l’assemblage des eaux la mer, et il vit que cela était bon ». Il est de la plus grande évidence que tout est également simple et uniforme dans ce récit, et qu’il n’y a pas un mot plus sublime qu’un autre.

    Ce fut le sentiment de Huet : Boileau le combattit rudement avant que Huet fût évêque. Celui-ci répondit savamment, et Boileau se tut quand Huet fut promu à un évêché. Le Clerc ayant soutenu l’opinion de Huet, et n’étant point évêque, Boileau tomba plus rudement encore sur Le Clerc, qui lui répondit de même. (Note de Voltaire.)

  1. Ézéchiel, xxxviii, 2 ; Apocalypse, xx, 7.
  2. L’auteur des Recherches philosophiques sur les Égyptiens et sur les Chinois rapporte (tome II, page 178) que le minime Mersenne, colporteur des rêveries de Descartes, écrivit dans une de ses lettres qu’il y avait soixante mille athées dans Paris, de compte fait, et qu’il en connaissait douze dans une seule maison. La police supprima cette lettre pour l’honneur du corps. (Note de Voltaire.) — C’est à de Pauw, auteur des Recherches philosophiques sur les Égyptiens, etc., que Voltaire a adressé ses Lettres chinoises, indiennes, etc.
  3. Ἄγγελος, chez les Grecs, ne signifiait que messager. Tous les commentateurs de la sainte Écriture conviennent que les meleachim hébreux, qu’on a traduits par ἄγγελοι, angeli, anges, n’ont été connus que lorsque les Juifs furent captifs chez les Babyloniens. Raphaël n’est nommé que dans le livre de Tobie, et Tobie était captif en Médie. Michel et Gabriel ne se trouvent pour la première fois que dans Daniel. C’est par ces recherches qu’on parvient à découvrir quelque chose dans la filiation des idées anciennes. (Note de Voltaire.)
  4. Voyez sa xe réflexion sur Longin.
  5. Longin, ancien rhéteur grec attaché à Zénobie, reine de Palmire, dit dans son Traité du Sublime, chap. vii : « Moïse, législateur des Juifs, qui n’était pas sans doute un homme ordinaire, ayant fort bien conçu la grandeur et la puissance de Dieu, l’a exprimée dans toute sa dignité au commencement de ses lois par ces paroles : Dieu dit que la lumière se fasse, et la lumière se fit : que la terre se fasse, et la terre se fit. » Il faut que Longin n’eût pas lu le texte de Moïse, puisqu’il l’altère et qu’il l’allonge. On sait qu’il n’y a point que la terre se fasse, et la terre se fit. La création est sans doute sublime ; mais le récit de Moïse est
  6. Cet abus énorme de la liberté, cette révolte des favoris de Dieu contre leur maître pouvait éblouir, mais ne résolvait pas la question : car on pouvait toujours demander pourquoi Dieu donna à ses favoris le pouvoir de l’offenser ; pourquoi il ne les nécessita pas à une heureuse impuissance de mal faire. Il est démontré que cette difficulté est insoluble. (Id.)
  7. Jude, verset 14.
  8. Dom Calmet était persuadé de l’existence de cette race de géants, comme de celle des vampires. Il se prévaut surtout, dans sa dissertation sur cette matière, de la découverte que fit, en 1613, un fameux chirurgien très-inconnu. Il trouva, dit dom Calmet, le tombeau et les os du roi Teutoboc, qui avait trente pieds de long et douze pieds d’une épaule à l’autre : c’était en Dauphiné, près de Montrigaut. Ce roi Teutoboc descendait évidemment des anges qui daignèrent faire des enfants aux filles. (Note de Voltaire.)
  9. Versets 5 et 6.
  10. Versets 12-14.
  11. Isaïe, xiv, 12.
  12. Voyez l’article Bekker dans les Questions sur l’Encyclopédie (Note de Voltaire). — Tome XVII, page 559.
  13. Vous retrouverez le purgatoire chez les Égyptiens, vous le retrouverez très-expressément dans le sixième chant de l’Énéide. Nous avons tout pris des anciens, presque sans exception. (Note de Voltaire.) — Voyez tome XI, page 66 ; XVIII, 35, et XX, 310.
  14. Or le serpent était le plus fin de tous les animaux. (Note de Voltaire.) Genèse, iii, 1.