Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 5

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ARTICLE V.

ÉTAT DE L’INDE LORSQUE LE GÉNÉRAL LALLY Y FUT ENVOYÉ.

Ce vaste pays, au deçà et au delà du Gange, contient quarante degrés en latitude des îles Maldives aux limites de Cachemire et de la Grande-Boukharie, et quatre-vingt-dix degrés en longitude des confins du Sablestan à ceux de la Chine : ce qui compose des États dont l’étendue entière surpasse dix fois celle de la France, et trente fois celle de l’Angleterre proprement dite. Mais cette Angleterre, qui domine aujourd’hui dans tout le Bengale, qui étend ses possessions en Amérique, du quatorzième degré jusque par delà le cercle polaire, qui a produit Locke et Newton, et enfin qui a conservé les avantages de la liberté avec ceux de la royauté, est, malgré tous ses abus, aussi supérieure aux peuples de l’Inde que la Grèce fut supérieure à la Perse du temps de Miltiade, d’Aristide, et d’Alexandre. La partie sur laquelle le Grand Mogol règne, ou plutôt semble régner, est sans contredit la plus grande, la plus peuplée, la plus fertile et la plus riche. C’est dans la presqu’île en deçà du Gange que les Français et les Anglais se disputaient des épices, des mousselines, des toiles peintes, des parfums, des diamants, des perles, et qu’ils avaient osé faire la guerre aux souverains.

Ces souverains, qui sont, comme nous l’avons déjà dit[1], les soubas, premiers seigneurs féodaux de l’empire, n’ont joui d’une autorité indépendante qu’à la mort d’Aurengzeb[2], appelé le Grand, qui fut en effet le plus grand tyran de tous les princes de son temps, empoisonneur de son père, assassin de ses frères, et, pour comble d’horreur, dévot, ou hypocrite, ou persuadé, comme tant de pervers de tous les temps et de tous les lieux, qu’on peut commettre impunément les plus grands crimes en les expiant par de légères démonstrations de pénitence et d’austérité.

Les provinces où règnent ces soubas, et où les nababs règnent sous eux dans leurs grands districts, se gouvernent très-différemment des provinces septentrionales plus voisines de Delhi, d’Agra, et de Lahore, résidences des empereurs.

Nous avouons à regret qu’en voulant connaître la véritable histoire de cette nation, son gouvernement, sa religion et ses mœurs, nous n’avons trouvé aucun secours dans les compilations de nos auteurs français. Ni les écrivains qui ont transcrit des fables pour des libraires, ni nos missionnaires, ni nos voyageurs, ne nous ont presque jamais appris la vérité. Il y a longtemps que nous osâmes réfuter ces auteurs sur le principal fondement du gouvernement de l’Inde[3]. C’est un objet qui importe à toutes les nations de la terre. Ils ont cru que l’empereur était le maître des biens de tous ses sujets, et que nul homme, depuis Cachemire jusqu’au cap de Comorin, n’avait de propriété. Bernier, tout philosophe qu’il était, l’écrivit au contrôleur général Colbert[4]. C’eût été une imprudence bien dangereuse de parler ainsi à l’administrateur des finances d’un roi absolu, si ce roi et ce ministre n’avaient pas été généreux et sages. Bernier se trompait, ainsi que l’Anglais Thomas Roe. Tous deux éblouis de la pompe du Grand Mogol et de son despotisme, ils s’imaginèrent que toutes les terres lui appartenaient en propre, parce que ce sultan donnait des fiefs à vie[5] : c’est précisément dire que le grand maître de Malte est propriétaire de toutes les commanderies auxquelles il nomme en Europe ; c’est dire que les rois de France et d’Espagne sont les propriétaires de toutes les terres dont ils donnent les gouvernements, et que tous les bénéfices ecclésiastiques sont leur domaine. Cette même erreur, préjudiciable au genre humain, a été cent fois répétée sur le gouvernement turc, et a été puisée dans la même source. On a confondu des timares et des zaïms, bénéfices militaires donnés et repris par le Grand Seigneur, avec les biens de patrimoine. C’est assez qu’un moine grec l’ait dit le premier pour que cent écrivains l’aient répété.

Dans notre désir sincère de trouver la vérité et d’être un peu utile, nous avons cru ne pouvoir mieux faire, pour constater l’état présent de l’Inde, que de nous en rapporter à M. Holwell[6], qui a demeuré si longtemps dans le Bengale, et qui a non-seulement possédé la langue du pays, mais encore celle des anciens brames ; de consulter M. Dow[7], qui a écrit les révolutions dont il a été témoin ; et surtout d’en croire ce brave officier, M. Scrafton, qui joint l’amour des lettres à la franchise, et qui a tant servi aux conquêtes du lord Clive. Voici les propres paroles de ce digne citoyen : elles sont décisives.

« Je vois avec surprise tant d’auteurs assurer que les possessions des terres ne sont point héréditaires dans ce pays, et que l’empereur est l’héritier universel. Il est vrai qu’il n’y a point d’actes de parlement dans l’Inde, point de pouvoir intermédiaire qui retienne légalement l’autorité impériale dans ses limites ; mais l’usage consacré et invariable de tous les tribunaux est que chacun hérite de ses pères. Cette loi non écrite est plus constamment observée qu’en aucun État monarchique. »

Osons ajouter que si les peuples étaient esclaves d’un seul homme (ce qu’on a prétendu, et ce qui est impossible), la terre du Mogol aurait été bientôt déserte. On y compte environ cent dix millions d’habitants. Les esclaves ne peuplent point ainsi. Voyez la Pologne : les cultivateurs, la plupart des bourgeois, y ont été jusqu’ici serfs de glèbe, esclaves des nobles ; aussi il y a tel noble dont la terre est entièrement dépeuplée.

Il faut distinguer dans le Mogol le peuple conquérant et le peuple soumis, encore plus qu’on ne distingue les Tartares et les Chinois : car les Tartares qui ont conquis l’Inde jusqu’aux confins des royaumes d’Ava et du Pégu ont conservé la religion musulmane, au lieu que les autres Tartares qui ont subjugué la Chine ont adopté les lois et les mœurs des Chinois.

Tous les anciens habitants de l’Inde sont restés fidèles au culte et aux usages des brames, usages consacrés par le temps, et qui sont, sans contredit, ce qu’on connaît de plus ancien sur la terre.

Il reste encore dans cette partie de l’Inde quelques-uns de ces antiques monuments échappés aux ravages du temps et des révolutions ; ils exerceront encore longtemps la curieuse sagacité des philosophes. La pagode de Shalembroum est de ce nombre ; elle est située à deux lieues de la mer et à dix de Pondichéry ; on la croit antérieure aux pyramides d’Égypte : les savants appuient cette opinion sur ce que les inscriptions de ce temple sont dans une langue plus ancienne que le Hanscrit, qui aujourd’hui n’est presque plus entendu ; or, les premiers livres écrits dans la langue sacrée du Hanscrit ont environ cinq mille ans d’antiquité, selon M. Holwell : donc, disent-ils, le monument de Shalembroum est beaucoup plus ancien que ces livres.

Mais c’est à Bénarès, sur le Gange, que sont les ouvrages les plus anciens des hommes, si on en veut croire les brames, qui exagèrent probablement. Les figures du lingam, et la vénération qu’on a pour elles dans ces temples, sont encore une preuve de l’antiquité la plus reculée. Ce lingam est l’origine du phall ou phallus des Égyptiens, et du priape des Grecs.

On prétend que ce symbole de la réparation du genre humain ne put obtenir un culte que dans l’enfance d’un peuple nouveau, qui habitait en petit nombre les ruines de la terre. Il est probable qu’on ne peut exposer ces figures aux yeux, et les révérer, que dans les temps d’une simplicité innocente qui, loin de rougir des bienfaits des dieux, osait les en remercier publiquement. Ce qui fut d’abord un sujet de culte devint ensuite un sujet de dérision, quand les mœurs furent plus raffinées. Peut-être, en respectant dans les temples ce qui donne la vie, était-on plus religieux que nous ne le sommes aujourd’hui en entrant dans nos églises, armés en pleine paix d’un fer qui n’est qu’un instrument d’homicide.

Le plus grand fruit qu’on peut retirer de ces longs et pénibles voyages, n’est ni d’aller tuer des Européans dans l’Inde, ni de voler des raïas qui ont volé les peuples, et de s’en faire donner l’absolution par un capucin transporté de Bayonne à la côte de Coromandel ; c’est d’apprendre à ne pas juger du reste de la terre par son clocher.

Il y a encore une autre race de mahométans dans l’Inde : c’est celle des Arabes qui, environ deux cents ans après Mahomet, abordèrent à la côte de Malabar ; ils subjuguèrent avec facilité cette contrée qui, depuis Goa jusqu’au cap Comorin, est un jardin de délices, habitée alors par un peuple pacifique et innocent, incapable également de nuire et de se défendre. Ils franchirent les montagnes qui séparent la région de Coromandel de celle du Malabar, et qui sont la cause des moussons. C’est cette chaîne de montagnes habitées aujourd’hui par les Marattes.

Ces Arabes allèrent bientôt jusqu’à Delhi, donnèrent une race de souverains à une grande partie de l’Inde. Cette race fut subjuguée par Tamerlan, ainsi que les naturels du pays. On croit qu’une partie de ces anciens Arabes s’établit alors dans la province du Candahar, et fut confondue avec les Tartares. Ce Candahar est l’ancien pays que les Grecs nommaient Paropamise, n’ayant jamais appelé aucun peuple par son nom. C’est par là qu’Alexandre entra dans l’Inde. Les Orientaux prétendent qu’il fonda la ville de Candahar ; ils disent que c’est une abréviation d’Alexandre, qu’ils ont appelé Iscandar. Nous observerons toujours[8] que cet homme unique fonda plus de villes en sept ou huit ans que les autres conquérants n’en ont détruit ; qu’il courait cependant de conquête en conquête, et qu’il était jeune.

C’est aussi par Candahar que passa de nos jours ce Nadir, berger natif de Corassan, devenu roi de Perse, lorsque, ayant ravagé sa patrie, il vint ravager le nord de l’Inde.

Ces Arabes dont nous parlons, aujourd’hui sont connus sous le nom de Patanes, parce qu’ils fondèrent la ville de Patna vers le Bengale.

Nos marchands d’Europe, très-mal instruits, appelèrent indistinctement Maures tous ces peuples mahométans. Cette méprise vient de ce que les premiers que nous avions autrefois connus étaient ceux qui vinrent de Mauritanie conquérir l’Espagne, une partie des provinces méridionales de France, et quelques contrées de l’Italie. Presque tous les peuples, depuis la Chine jusqu’à Rome, victorieux et vaincus, voleurs et volés, se sont mêlés ensemble.

Nous appelons Gentous les vrais Indiens, de l’ancien mot Gentils, Gentes, dont les premiers chrétiens désignaient le reste de l’univers qui n’était pas de leur religion secrète. C’est ainsi que tous les noms et toutes les choses ont toujours changé[9]. Les mœurs des conquérants ont changé de même : le climat de l’Inde les a presque tous énervés.


  1. Page 91.
  2. Voyez tome XIII, pages 138, 140, 155, etc.
  3. Voyez tome XII, page 371 et suiv.
  4. « Toutes les terres du royaume étant en propre au roi (page 307)… savoir s’il ne serait pas plus expédient… que ce prince… ne fût pas ainsi propriétaire de toutes les terres du royaume » (page 310). (Voyages de Fr. Bernier, Amsterdam, 1699, in-12, tome Ier.)
  5. Voyez tome XIII, page 159.
  6. Auteur des Événements historiques intéressants relatifs aux provinces de Bengale et à l’empire de l’Indostan, 1768.
  7. Auteur d’une Histoire de l’Hindoustan. 1770-1772.
  8. Voltaire l’avait déjà dit tome XII, page 360 ; XVII, 107 ; XXVII, 250.
  9. Voyez tome XV, page 445.