Frontenac et ses amis/Les colères de Frontenac

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Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. 172-175).


Les colères de Frontenac.


Il ne faut pas se scandaliser plus que de raison des emportements de Frontenac. Au dix-septième siècle la colère semble être le trait caractéristique du tempérament de la noblesse française. Or Frontenac était de son temps, voilà tout. Battre une femme s’avouait publiquement. Malherbes, ce même Malherbes qui pleurait si tendrement sur la Rosette de Duperrier, Malherbes confessait sans rougir, à Madame de Rambouillet, avoir souffleté la vicomtesse d’Auchy. Rosser les domestiques était d’un courant usage. La brutalité vis-à-vis d’eux faisait partie des belles manières de l’époque. La tradition aristocratique exigeait que l’on châtiât les inférieurs pour une vétille. Richelieu battait ses gens et les officiers de sa garde. Madame de Vervins fouettait elle-même ses laquais et ses servantes. Rien de bien étonnant que Frontenac donnât du pied au derrière de ses valets ou de la canne sur leur dos.

La raison de toutes ces brutalités reposait dans la conviction profonde que la nature de l’homme du peuple, du vilain, n’était point celle de l’homme de qualité, du noble. « Comme le grand Corneille, son professeur d’orgueil et de volonté, écrit Arvède Barine, la duchesse de Montpensier croyait fermement qu’il existe une différence de nature entre l’homme de qualité et l’autre ; le premier ayant les vertus généreuses dans le sang, tandis que l’homme de petite naissance porte dans ses veines des inclinations plus basses. Au-dessus de ces deux variétés de l’espèce humaine la Providence a mis les Princes, d’essence à part, et quasi divine. Il crève les yeux qu’ils ne sont pas faits de la même pâte que le reste des mortels. »[1]

Tels sont les sentiments et les préjugés de la Grande Mademoiselle, sentiments et préjugés de toute la Cour, au temps de Louis XIV. Entre les mains d’une noblesse imbue de pareilles idées, la valetaille, « cette pâte, » d’essence absolument méprisable, était pétrie à point.

Or, par un comble de rudesse dans les mœurs et d’inconséquence dans les idées, cette même noblesse française appliquait aux règlements des discussions soulevées entre égaux la discipline avec laquelle elle régentait les domestiques. Ce même Richelieu qui rossait si volontiers laquais et soldats, souffletait encore les ministres, ses collègues. La Grande Mademoiselle, nous rapporte encore Arvède Barine, « avait un verbe et des gestes de pandour lorsqu’elle discutait, et faisait mille imprécations. » Un jour, dans une altercation, elle menaça le maréchal de l’Hôpital de lui arracher la barbe de ses propres mains. Le grand officier eut peur et fila doux.

Rien de bien étonnant donc que Frontenac rudoyât les membres du Conseil Souverain, qu’il les menât à la baguette, comme il advint à cette orageuse séance du 16 août 1681, où le gouverneur, fou de colère, barrait le passage à Duchesneau et le menaçait de sa canne s’il osait quitter la salle avant la signature des procès-verbaux. L’intendant, épouvanté, lui échappa en sautant par la fenêtre.

Et c’est au lendemain d’une telle scène que Madame de Frontenac délivrait à son mari son fameux certificat de douceur de caractère ! (Cf : pages 70 et 71 de la présente Étude) La Divine dut rire de bon cœur en adressant son Mémoire au marquis de Seignelay, et répéter à Mademoiselle d’Outrelaise, son intime, le mot plaisant de Lenclos : « Ah ! le bon billet qu’a La Châtre ! »

On se scandalise, et avec raison, de l’impudence d’un Saffrey de Mézy jetant à la tête de Mgr  de Laval la clef du jardin du Séminaire comme dernier argument d’une discussion acrimonieuse où l’irascible gouverneur s’était honteusement oublié.

Mais que penser alors de la conduite de son contemporain, le duc d’Épernon ? Ce fameux duc d’Épernon, « le dernier des grands seigneurs, » d’après Saint-Simon, discutant un jour avec l’archevêque de Bordeaux » lui bailla trois coups de poing dans la figure et la poitrine, et, lui donnant plusieurs fois du bout de son bâton dans l’estomac, lui dit que, sans le respect dû à son caractère, il le renverserait sur le carreau ! »

Cette édifiante anecdote est rapportée dans les Mémoires de Richelieu. Elle vaut, à elle seule, tout le volume.

Frontenac n’était pas impunément fils et petit-fils de soldat. Si j’étais médecin, je dirais que la colère fut la température normale du sang, toujours bouillant, de ce fougueux Buade. Chez lui, l’emportement de l’esprit tenait de l’exubérance même du courage. C’est le défaut de la qualité. Que l’impétuosité de son caractère ne nous fasse pas cependant méconnaître l’admirable bravoure du héros. La colère est atavique, la vaillance, traditionnelle aussi : sachons excuser l’une en appréciant l’autre comme il convient.

Dans tous les cas, demeurons bien persuadés que les violences grotesques, les brusqueries ridicules, et les frasques légendaires de Frontenac causèrent à ses contemporains, vivant avec lui en contact immédiat, essuyant, par conséquent, tout le feu des premières décharges, une impression beaucoup moindre que celle laissée dans l’esprit d’un lecteur moderne, Duchesneau, Champigny, Villeray, Perrot, Fénélon, Morel, tous les antagonistes de Frontenac, avaient non seulement l’habitude mais la pratique des grands gestes et des éclats de voix furibondes. Coups pour coups, telle était la méthode en usage chez le beau monde policé de l’époque.

Mais que les coups de canne de Frontenac ne nous fassent point oublier ses magnifiques coups d’épée. À quoi bon donner méchamment, comme exemple de la fureur brutale de Frontenac, la misérable bagarre du 16 août 1681, quand il est si facile de lui préférer, comme modèle accompli d’une noble, royale et patriotique colère, cette autre scène, pathétique et grandiose, qui se joua, le matin du 16 octobre 1690, au salon du château Saint-Louis. Qui osera comparer le Frontenac du 16 octobre 1690, foudroyant du regard, de la voix et du geste, l’insolent parlementaire de Phips, au Frontenac du 16 août 1681, faisant sauter par la fenêtre ce grand lièvre de Duchesneau ! Soyons donc éclectiques et sachons toujours choisir, dans le profil de nos grands hommes, le trait distingué, lorsqu’il est caractéristique.

Je veux croire que, pour des esprits légers, il est fort amusant et très curieux de savoir que le père de Frontenac, Henri de Buade, roua de coups de poing le petit Louis XIII, mais je préfère infiniment mieux connaître et retenir que le grand-père de Louis de Buade, Antoine de Frontenac, sauva la vie d’Henri IV[2] et que son petit-fils, à son tour, sauva Québec et la Nouvelle-France.


  1. Cf : Arvède Barine, La jeunesse de la Grande Mademoiselle, page 151.
  2. « Ce dernier (Antoine de Buade) compagnon de misère et de périls d’Henri IV, lui avait sauvé la vie dans une circonstance, où, le Roi étant attaqué par deux ligueurs, Antoine de Frontenac avait abattu le baron de Frinet d’un coup de sabre, tandis qu’Henri IV faisait son affaire de l’autre assaillant, le comte de Château-Regneault, en lui criant : Rends-toi, Philistin !
    Cf : Margry, Introduction, pages XLVIII et XLIX, au tome Vième des Mémoires et Documents pour servir à l’histoire des Origines françaises des pays d’Outre-Mer. — Paris — 1887 — Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc, éditeurs.