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Gérard et Delphine — La Porte rouge/Texte entier

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Ernest Flammarion, éditeur (1, ).
La porte rouge
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À MA FILLE


LUCILE TINAYRE-GRENAUDIER

La porte rouge




I


En cette année 1788, commença la grande vogue des Maisons russes.

C’était, jouxtant le parc du Raincy, quatre pavillons dont le revêtement de plâtre peint imitait les troncs d’arbre mal écorcés. Une galerie de bois rustique contournait l’unique étage où l’on accédait par des escaliers extérieurs. Ces petites constructions, qui dataient de 1750, contenaient des salles à manger, des billards, des salons de repos, et quelques chambres ouvrant sur la galerie. Le duc Louis-Philippe-Joseph d’Orléans les avait concédées à l’un de ses domestiques, le sieur Esse, ancien « cuisinier des voyages », avec la permission d’y établir un café.

L’enseigne annonçait :

« Café-restaurant du Raincy, dans le goût russe, à 2 lieues 1/2 de Paris par la Porte Saint-Martin et Pantin, dans le jardin anglais de Mgr le duc d’Orléans. Ce lieu charmant est tenu par le sieur Esse. On trouve chez lui des provisions de bouche de toute espèce, toutes sortes de vins et servis très proprement. On y parle français et anglais. Les fêtes et dimanches, il y a des bals champêtres. »

Les Parisiens en bonne fortune fréquentaient les Maisons russes. Ils y venaient danser sur le gazon par les beaux soirs d’été, souper sous les tonnelles, et s’égarer deux à deux dans les allées du parc que la bienveillance de Monseigneur ouvrait aux clients de M. Esse. Le pavillon le plus éloigné de la route, le plus solitaire parmi les arbres qui le couvraient de leur vaste feuillage, recevait parfois des pensionnaires : convalescents qui faisaient une cure de lait, homme d’étude qui apportaient des livres dans leur bagage, amoureux clandestins, désireux de ne voir personne, et surtout de n’être pas vus. Ceux-là étaient accueillis avec une faveur particulière : « L’amour n’est jamais avare quand il est heureux », disait M. Esse, instruit dans la connaissance des passions par vingt années de service domestique.

Pendant les mois d’hiver, le « Pavillon des amants » comme on l’appelait dans le pays, restait presque toujours vide, et les autres pavillons ne s’animaient que le dimanche et les jours de chasse. Tout semblait mort, quand les maîtres n’étaient pas au château. Quelquefois, Mme la Duchesse d’Orléans y venait, seule avec une dame d’honneur. Charitable et résignée, sans prestige, « ennuyeuse », prétendaient les amies de Monseigneur, « comme la vertu », elle ne donnait pas de fêtes. Son mari évitait sa compagnie ; ses enfants appartenaient, corps et âme, à leur gouvernante, l’odieuse Genlis. Où était Monseigneur ? En Angleterre, ou dans quelqu’une de ses nom breuses résidences : Saint-Leu, Mareuil, Villers-Cotterets, Mousseaux.

Dans l’hiver de 1787 à 1788, les chasses furent moins brillantes et plus rares que les années précédentes. Monseigneur n’y parut point. Il avait soutenu le Parlement contre la Cour, et le Roi l’avait envoyé en exil à Villers-Cotterets.

Une seule fois, pendant son exil, le duc d’Orléans eut la permission de se rendre au Raincy, et quelques-uns de ses familiers vinrent de Paris lui faire leur cour. M. Esse vit passer les voitures de l’évêque d’Autun, du duc de Biron, de M. de La Mark. Il aperçut Mme de Buffon avec M. de Laclos dans son carrosse, et Mme Elliott toute seule dans son cabriolet.

Les mêmes voitures repassèrent sur la route, avant la fin de l’après-midi, mais celle de Mme Elliott s’arrêta devant les Maisons russes. La belle Écossaise en descendit. Mme Esse courut à sa rencontre, et lui baisa les mains :

« Ah ! Milady ! Quel honneur ! Quel bonheur ! » Les cafetiers étaient tout dévoués à Mme Elliott, qui les avait mariés et qui avait obtenu pour eux la concession des Maisons russes. M. Esse ne souffrait pas que des personnes mal instruites, animées de haine contre l’Angleterre, traitassent « d’aventurière à la solde de Pitt » cette femme si belle et si bonne. Il la connaissait bien. Il lui avait servi de maître d’hôtel, « butler », prêté par Monseigneur dans le temps que ce prince disputait Mme Elliott au prince de Galles, et il s’était réjoui que le duc d’Orléans l’eût emporté sur l’héritier du trône britannique. Il pouvait affirmer que Mme Elliott était d’excellente famille — les Dalrymple sont alliés à la meilleure noblesse d’Écosse. — Sa mère, ses deux sœurs, étaient des soleils de beauté, et elle, miss Grace, effaçait leur éclat. On l’avait mariée à quinze ans, la pauvre jeune lady. On l’avait affligée d’un époux plus âgé que son propre père. Ce mariage-là ne pouvait durer. Elle était née sensible. Elle fut donc sensible pour un noble lord, et puis pour un autre noble lord ; et puis pour Son Altesse le prince de Galles dont elle eut une petite fille, élevée par lord et lady Cholmondley. Enfin le duc d’Orléans l’avait rendue plus sensible encore… Quel Français pourrait le lui reprocher ? Elle était venue vivre à Paris, dans sa maison de la rue de Miromesnil, tout contre le jardin de Mousseaux. Pourquoi le duc s’était-il détaché d’elle ? Parce que Mme de Buffon l’avait conquis à la pointe de l’éventail. Mme Elliott avait eu bien du chagrin, mais fière et généreuse, elle était restée l’amie fidèle de son infidèle amant, et le duc, touché de cette grandeur d’âme, lui conservait une reconnaissante affection. Cela n’était pas un secret.

Seulement, par manière d’avertissement à sa femme, M. Esse ajoutait :

« Telles sont les mœurs des princes. Ce ne sont point les nôtres, et ce qu’on souffre à de grandes dames serait criminel dans l’épouse d’un commerçant, fût-elle plus jolie encore et plus sensible que Mme Elliott. »

Grande, blonde, enveloppée de zibeline, la belle Écossaise entra dans le pavillon et demanda du thé. Pendant qu’on la servait, elle s’informa des affaires du cafetier, par bonté d’âme, et elle apprit qu’il n’y avait, en ce moment, aucun pensionnaire.

« J’ai recommandé votre maison à un de mes amis, dit-elle à M. Esse. Son médecin lui a prescrit de passer quinze jours aux champs malgré la mauvaise saison, et d’y être en repos, c’est-à-dire parfaitement seul. Il viendra donc et vous aurez pour lui les égards les plus discrets. »

M. Esse considéra d’un air de respect l’impassible visage de la jeune femme. Il flairait un doux secret, qu’il ne devait absolument pas comprendre. En même temps, il entrevoyait un pensionnaire peu exigeant, pourvu qu’on lui laissât la paix.

Avec ce goût de la complicité qui est un des traits du bon domestique, il répondit :

« Milady peut compter sur notre zèle. Des égards discrets… cela dit tout. Nous savons ne pas importuner les clients et nous rendre silencieux, que dis-je ! presque invisibles. »

Ainsi annoncé par Mme Elliott, le chevalier de Sevestre arriva au Raincy dans les premiers jours de février.

Un grand jeune homme, habillé d’une redingote carmélite à triple collet et d’une culotte de peau blanche, chaussé de bottes noires, et coiffé d’un chapeau rond selon le goût du jour qui allait à la simplicité anglaise. Dans ce costume civil, il avait l’air d’être en uniforme, tant sa façon de redresser sa taille et de tenir la tête haute et droite, sentait le militaire. Mme Esse le conduisit au Pavillon, à travers le potager coupé d’allées en croix, et bordé de pommiers qui semblaient morts. Elle lui fit remarquer, dans le mur d’enclos, une porte qui donnait sur la campagne. En prenant un sentier à travers bois, on gagnait, par un raccourci, la grande route. M. le chevalier aurait la clé de cette porte et il en disposerait, lui seul.

M. le chevalier parut content. Il considéra le pavillon à demi caché parmi des lilas sans feuilles et les sapins sombres.

« Voilà qui est bien », dit-il.

Il monta l’escalier rustique et par une porte ouverte sur le balcon de rondins entre-croisés, il entra dans une pièce très propre qui servait de galle à manger ou d’antichambre. Elle commandait une autre pièce, plus vaste, boisée et peinte en blanc, avec un lit dans une alcôve drapée de siamoise blanche à dessins verts.

Mme Esse lui vanta l’épaisseur et la mollesse du matelas, et cela le fit sourire :

« Me prenez-vous pour un abbé ? »

Quand il souriait, son visage un peu sévère prenait un grand charme, et l’on voyait mieux qu’il était très jeune… à peine vingt-cinq ans. Il avait un front haut et découvert, des sourcils presque noirs, le nez droit d’une coupe très noble, les joues un peu maigres, la bouche charmante, le menton solide et fin. La cravate de mousseline blanche faisait paraître plus mat son teint hâlé. À contre-jour, les yeux paraissaient bruns, mais lorsque la lumière s’y reflétait, on voyait qu’ils étaient d’un beau bleu d’ardoise. Les cheveux, soigneusement poudrés, formaient deux rouleaux sur chaque tempe et se nouaient en queue, d’un ruban noir.

Mme Esse prit les ordres du chevalier pour les heures et le menu des repas, et le laissa seul avec le valet qui lui apportait son bagage.

Elle ne put se tenir de dire à son mari :

— Cet officier que Milady nous envoie a si bon air qu’il doit être dangereux pour les femmes dont la vertu n’est pas établie sur de solide principes.

— Donc pour toutes les femmes, repartit le cafetier.

Il avait trop vu d’intrigues pour douter qu’une femme, attaquée par un homme de cet air-là, ne finît pas par se rendre.

Dix ou douze jours passèrent ainsi. Les cafetiers s’attendaient à revoir la belle Écossaise, car ils ne doutaient pas que le chevalier ne fût son heureux amant. Aussi redoublaient-ils de curiosité cachée et de discrétion marquée.

Un matin, M. de Sevestre ordonna qu’on lui servît un repas froid, dans sa chambre, où il dînerait à son heure, ne voulant ce jour-là ni servante, ni valet. Il sortit par la porte du potager et s’en fut dans la campagne, tandis que M. Esse et Mme Esse, résignés, pour gagner honnêtement leur argent, à ne rien entendre et à ne rien voir, souhaitaient bien du bonheur à leur chère bienfaitrice.


II


La voiture qui avait amené Delphine disparut à un tournant, dans la direction de Montfermeil. Alors, Gérard entraîna la jeune femme. Ils étaient seuls, sur le pavé du roi. La vieille route s’en allait, déserte, entre ses deux files d’ormeaux argentés de lichen et caressés d’un soleil pâle. On voyait des bouquets de bois violets et roux, des chaumières, des jardinets clos de palissades, où des choux frisés gardaient, au creux de leurs gaufrures, des gouttes de rosée oubliées par l’aurore. Était-ce avril ou février ? Les oiseaux s’y trompaient sans doute, car ils jetaient de petits cris qui essayaient d’être un chant.

Gérard ne savait que répéter :

« Delphine !… Delphine !… »

Il froissait la pelisse de velours noir et le capuchon à demi rabattu sur le cher petit visage qu’il aimait. Elle était là, toute la douceur du monde, Delphine de Vauvigné. Elle était avec Gérard, et la journée qui leur était donnée, commençait à peine.

— Eh bien ? dit-elle, êtes-vous content ? Vous aviez prétendu que je ne pourrais jamais me rendre libre… Mais ce que veulent deux femmes le diable le veut. Mme Elliott a tout arrangé. L’Ogre et Truitonne sont absents, par extraordinaire…

L’ « Ogre », c’était M. de Vauvigné, et « Truitonne », Mme d’Aizy, le mari et la belle-sœur de Delphine.

— … Je suis partie de bonne heure, ce matin soi-disant pour passer la journée avec Grace. Elle m’a conduite, dans sa voiture, à la Porte Saint-Martin où le cabriolet de louage m’attendait. Et me voici. Maintenant, menez-moi vite aux Maisons russes… Que de cailloux sur cette route ! Il ne restera rien de mes souliers.

— Je voudrais vous porter dans mes bras, ma Delphine… Ce cher fardeau sur mon cœur !… Ah la joie m’étoufferait !

— Et vous me laisseriez choir.

La gaîté de Delphine, ce don d’enfance qui le faisait vivre si légèrement parmi les dangers d’une liaison encore innocente, éveillait au cœur de l’amant un écho d’inquiétude et de mélancolie.

— Qu’avez-vous donc ? Je donne le change à Truitonne et à l’Ogre. Je fais un grand voyage et je déchire mes souliers, tout cela pour M. le chevalier qui ne m’a même pas répondu, tout à l’heure, quand je lui ai demandé s’il était content… Ah ! c’est un monsieur d’humeur difficile ! Il ne sait que craindre et soupçonner, et se gâter l’heure présente en appréhendant l’heure qui viendra. Il regarde en arrière pour regretter la veille, en avant pour redouter le lendemain…

— Mon petit cœur, vous avez raison. Je suis un maussade compagnon, une bête à chagrin. Mais. ma Delphine, aurais-je pu, avant ce jour, me dire un amant heureux ? Séparé de vous, soucieux de ne pas vous nuire, privé de votre présence, réduit à vous écrire et à recevoir vos lettres par le truchement de Mme Elliott, me déchirant à cette pensée qu’un autre, votre maître…

— Assez, Gérard ! Ne me faites pas de peine. Oubliez ce que j’oublie.

— Est-ce le bonheur, cette vie, quand on aime comme je vous aime ?

Elle se serra contre lui, d’un mouvement passionné.

— Et ce que je vous apporte, ô le plus ingrat des hommes ! Est-ce le bonheur ?

Dans la chambre, il raviva le feu, et fit asseoir Delphine près du foyer.

Débarrassée de sa pelisse, elle était charmante, avec son bonnet de dentelle sur ses cheveux poudrés, son fichu de gaze, sa robe de taffetas rayé rose et gris. Dans les rouges reflets qui couraient sur elle, sa beauté parut vraiment lumière et flamme. Ses yeux brillaient, ses dents brillaient, et les bagnes de ses doigts et les cassures de la soie épaisse, étalée à larges plis. Le bois humide et qui sentait la forêt, étouffa sa flamme diminuée. Le jour cendré de la fenêtre régna dans la chambre où Delphine, tous reflets éteints, ne fut plus qu’une jeune figure pensive, coiffée d’un nuage d’argent, et vêtue aux couleurs de la tourterelle sauvage. Et c’était bien la même Delphine, le rire et le rêve, l’ardeur et la tendresse, une double nature en une seule femme, toute mystérieuse encore pour celui qui l’aimait tant et qui la con naissait si peu.

Dix-huit ans, un vieux mari, une petite fille de deux ans, une belle-sœur quinquagénaire, très spirituelle et très méchante, une grande fortune, tous les amusements qui remplacent les joies du cœur et de l’âme, peu de liberté, point d’amour, telle était la condition de Delphine quand elle avait rencontré, chez Mme Pourrat, le chevalier de Sevestre. Il s’était épris d’elle, parce qu’elle avait l’air d’une enfant et qu’il la croyait malheureuse. Quand il crut s’apercevoir qu’elle n’était pas malheureuse, il fut très vite déconcerté mais pas moins amoureux. En un temps et dans un monde où les époux vivaient chacun de son côté, et pratiquaient la tolérance réciproque, le vieux Vauvigné, homme d’esprit, ancien roué, avait une jalousie « : gothique ». Il n’enfermait pas sa jolie épouse dans une tour, bien au contraire ! Il lui permettait la comédie, les concerts, les raouts à l’anglaise, les courses en traîneau, et même le bal de l’Opéra. Mais il était toujours présent, ce vieux spectre, ou sa sœur, pire que lui, antique débauchée devenue duègne. La petite Delphine était leur bien, leur rosier fleuri, leur oiseau chantant, leur fraîche lumière, et le divertissement de l’ennui qui est le mal de la vieillesse. Une inquisition secrète s’exerçait sur ses moindres démarches, sur ses amitiés, sur sa correspondance. Elle le savait, et si elle en sourirait, elle en riait, car Delphine riait de tout. C’était la forme de son courage. Ses larmes même n’étaient que de la rosée sous un rayon. Elle cédait à sa nature qui était faite pour la joie et l’amour léger. Aucun scrupule moral ne la gênait, bien qu’elle fût née avec une âme droite et bonne. Gérard n’était même pas très sûr qu’elle détestât Vauvigné. Elle l’eût haï, disait-elle, s’il n’avait renoncé à vivre avec elle, comme un mari avec sa femme. Mais après la naissance d’Élisabeth, dite « Babiole », il avait cessé de s’imposer à Delphine. Et elle ajoutait naïvement : « Il est si vieux ! » Il n’était pas si vieux qu’elle le pensait, aux yeux des autres femmes, et même aux yeux de Gérard. On lui prêtait des débauches secrètes, chez la fameuse Gourdan. Delphine voulait ignorer ces vilaines choses. Elle ne les comprenait pas, et elle ne se souciait pas du tout de ce que faisait Vauvigné, pourvu qu’il la laissât dormir seule. Elle l’avait dit, tout cru, à Mme Elliott qui l’avait répété à Gérard.

Il avait mis longtemps à l’en croire. Il se rappelait ce que l’on dit couramment, entre jeunes officiers : « Toutes les femmes mariées jurent à leur amant qu’elles vivent comme des vierges, à côté de maris impuissants, ou indifférents. Admettons-le par politesse et aussi par commodité. » Mais Delphine n’était pas « toutes les femmes », et Gérard avait besoin qu’elle fût loyale et fidèle, pour ne pas la torturer et se torturer. L’horreur du partage physique lui avait donné la force de résister, deux ans, à sa passion, car il était de la race orgueilleuse et douloureuse des jaloux qui trouvent un supplice dans le plaisir adultère. « Saint-Preux, se disait-il, a pu revoir Julie mariée à M. de Wolmar. Je l’aurais fuie, au bout du monde. Ce qui a été à moi ne peut plus être qu’à moi… »

Les jeunes hommes de son temps, avaient de ces exigences sentimentales que ne comprenaient pas leurs aînés.

Comment admettre que Vauvigné ne fût pas jaloux ? Il l’était, disait Delphine, il l’était férocement, sous son air de bonhomie, mais à la façon d’un amateur de tulipes qui tuerait le voleur introduit par effraction dans son jardin. Jalousie de propriétaire. Elle est aussi puissante que la jalousie de l’amant. Il pouvait être méchant, Vauvigné, très méchant ! Il était capable d’enfer mer sa femme infidèle dans un noir couvent, ou de l’emmener à Saint-Domingue, où il possédait des sucreries et plus de mille nègres. Au fond, Delphine avait pour cet homme une espèce d’admiration, et le sentiment de l’écolier qui joue un bon tour à son maître. Elle était ravie de berner ses deux dragons, d’être, en dépit d’eux, aux Maisons russes, avec le charmant Sevestre qu’elle aimait.

S’il avait eu plus d’expérience, Gérard aurait senti qu’elle était venue sans autre pensée que celle d’une solitude à deux, tendre et joyeuse. Elle était novice aux hardiesses de la passion. Ses sens dormaient à demi. Elle était si jeune ! Mais Gérard aussi était très jeune, et ce qu’il y avait dans cette petite créature de pudeur et de désir mêlés, lui parut un jeu de coquetterie.

Il la pressait. Elle lui échappa. Elle se mit à voleter à travers la chambre, et elle se posa près de la table. Elle feuilleta les traités d’art militaire, le Macaulay, les poèmes anglais.

« Que je vous envie de lire et de parler l’anglais ! C’est tellement élégant ! »

Il n’avait pas étudié l’anglais pour être élégant. Il l’avait appris, en Amérique, lorsqu’il servait dans l’armée de La Fayette. Cette campagne outre-mer accroissait beaucoup son prestige auprès des jeunes femmes. L’Amérique, autant que l’Angleterre, était à la mode, et la mode, en France, est reine autocrate. Delphine était, par mode, une admiratrice de Washington et de Franklin, et elle donnait dans les nouveautés, comme un papillon de nuit dans un réverbère. Elle admirait pêle-mêle Jean-Jacques Rousseau et le chevalier de Parny, les insurgents et les lords, les Peaux-Rouges vertueux et les nègres opprimés.

Tout en aimant l’humanité, elle était sensible à l’héroïsme guerrier, et l’idée que Gérard avait combattu pour l’indépendance d’un peuple généreux, dans un pays qu’elle croyait tout sauvage, plein de Hurons peinturlurés, d’ours féroces et de crocodiles, ajoutait un plaisir de vanité à son amour.

— Que vous deviez être heureux de servir une grande cause !

— J’étais surtout charmé de quitter ma garnison. Sarrelouis, les chevau-légers, même avec mon cher ami François de Pange, cela ne valait pas la guerre et l’aventure. Quand le frère aîné de François, Louis de Pange, dut partir avec M. de Vioménil sur le Conquérant, il obtint que je fusse du voyage. C’était en mai 80. Je suis resté aux États-Unis jusqu’en 1783. Puis j’ai repris l’habit rouge jusqu’à ce que M. de Guibert supprimât les chevau-légers et mît les officiers en réforme. C’est alors que je vous ai connue.

— Vous ne le regrettez pas ?

— Pas aujourd’hui.

— Mais quelquefois…

— J’ai eu bien envie, quelquefois, de demander une commission pour un régiment dans les Indes, ou dans les Antilles.

— Pourquoi ?

— J’étais malheureux.

— Vous ne croyez pas que je vous aime ?

— Je le crois.

— Que voudriez-vous de plus ?

— Ce que je voudrais ?

Il cessa de rire et de jouer, et gravement :

— L’amour qui dure, ma chère âme… Vous toute à moi, pour toujours… Mais cela nous est défendu, et j’en souffre.

Il crut qu’elle allait pleurer, et se mit à l’embrasser comme un fou.

— Mon cœur, mon petit cœur, pardon ! Je suis heureux. Venez faire la dînette. Vous êtes la souris des villes invitée chez le rat des champs.

La table était si étroite que leurs genoux se touchaient. Ils burent au même verre, et Delphine dit à Gérard :

— Il faut chanter, parce qu’il n’y a pas de festin sans chansons… Mais mon répertoire convient seulement à des petites filles comme Babiole.

— N’importe ! L’amour est enfant.

— Et nous aussi, Gérard, nous sommes enfants, et c’est pourquoi nous sommes heureux. Aujourd’hui, je me sens toute pareille à celle que j’étais, chez ma grand’tante Couranges.

— Je vous rappelle votre grand’tante ! Merci beaucoup.

Cette idée les fit rire aux éclats. Delphine reprit :

— Ma grand’tante était une brave folle, qui ne croyait pas en Dieu, et qui croyait aux esprits. Il lui fallait quelqu’un, la nuit, pour chasser les revenants. Dans sa vieillesse, ce quelqu’un, c’était une femme de chambre ; dans sa jeunesse, c’était un chevalier de Malte, ou un abbé, ou un philosophe, pourvu qu’il fût solide et beau garçon Oh ! ça n’était pas une Maintenon, ma grand’tante ! Elle me faisait venir au salon quant elle recevait des amis. J’avais un corset serré comme ça !

Le geste accompagnait la parole.

— … Une coiffure haute…, comme ça ! Et je me tenais droite, comme ça ! Et je faisais la rêvérence, comme ça ! Et puis, je m’échappais. J’allais dans la lingerie, retrouver Mlle Bonne, une couturière à lunettes, toujours gaie, qui me racontait Peau d’Ane et l’Oiseau bleu, et m’apprenait des chansons de son village. Je crois bien que Mlle Bonne a faussé mon goût, parce que je n’a jamais pu aimer la mythologie. Les dieux, les déesses, les nymphes, je l’avoue à ma honte, ne me touchent point. Je n’aurais pas l’idée de com parer M. de Vauvigné à Jupiter, mais pour moi, c’est l’Ogre ; et mon affreuse belle-sœur, toute tachée de son, c’est la ridicule Truitonne.

— Et moi, Delphine, que serai-je ?

— Le fils du roi, le Prince Charmant.

— Et vous, qu’êtes-vous ?

— Je suis la Belle au Bois dormant que vous avez réveillée.

Il lui dit, tout ému de tendresse :

— Chantez, ma belle, chantez en l’honneur de nos amours !

Elle chanta d’une voix frêle qui s’envolait, comme un oiseau trop jeune, jusqu’aux notes les plus aiguës, sans s’y poser. Ses bras s’appuyaient à la table. Ses mains étaient croisées, sa tête un peu penchée de côté, et ses yeux devenaient doux et tristes.

        En revenant de noces,
        J’étais bien fatiguée.
        Au bord d’une fontaine,
        Je me suis reposée…
  Il y a longtemps que je l’aime…
  Jamais je ne l’oublierai…

        Au bord d’une fontaine,
        Je me suis reposée.
        L’eau en était si claire
        Que je m’y suis baignée.
  Il y a longtemps que je l’aime…
  Jamais je ne l’oublierai.

        L’eau en était si claire
        Que je m’y suis baignée.
        Sur la plus haute branche
        Le rossignol chantait.
  Il y a longtemps que je l’aime…
  Jamais je ne l’oublierai.

        Sur la plus haute branche
        Le rossignol chantait.
        Chante, rossignol, chante,
        Toi qui as le cœur gai !
  Il y a longtemps que je l’aime…
  Jamais je ne l’oublierai.


        Chante, rossignol, chante,
        Toi qui as le cœur gai.
        Pour moi je ne l’ai guère :
        Mon ami m’a quittée.
  Il y a longtemps que je l’aime,
  Jamais je ne l’oublierai…

Quand Delphine PC tut, Gérard ne dit rien, et tous deux surent en même temps que leur gaîté volubile, masque de la plus délicieuse angoisse, était tombée. Chacun n’entendait plus que son cœur dans le silence. La femme sentait, à travers sa robe, le contact du regard qui la cherchait, en la faisant défaillir d’une douceur presque intolérable. Gérard dévêtait, en pensée, ce beau sein, ces beaux bras, tout le corps bien-aimé de Delphine. Et l’idée du don, et de la possession inévitables commençait de rougeoyer en eux, dans les ténèbres de l’instinct.

Moment unique de l’amour ! Un jeune homme, une jeune femme, seuls, face à face, dans la simple vérité de leurs sens et de leurs cœurs. Sans même unir leurs mains par-dessus la table qui les séparait, Delphine et Gérard savaient qu’ils étaient l’un à l’autre.

Quand ils sortirent, inaperçus comme à l’arrivée, le ciel occidental était un jardin de roses parmi les ramures noires des chênes. La terre craquante, la transparence immobile et glaciale de l’air, annonçaient la gelée nocturne.

Sur la route, au point convenu, la voiture attendait Delphine. Gérard la vit s’éloigner et disparaître.

Les roses du ciel s’étaient flétries. Du céleste jardin, il ne restait qu’une pourpre pâle et pure, et belle comme le souvenir, au-dessus de la forêt, brillait la première étoile.


Sevestre refit seul le chemin qu’il avait fait avec son amie et revint au pavillon. Dans la chambre assombrie, un tison, écroulé en braise, rougissait faiblement la blancheur d’un drap défait, et par tout le désordre charmant de l’amour était encore visible. Gérard se jeta sur la couche froissée. Aussi loin de la joie que de la tristesse, une profonde vibration emplissait son âme, l’allégeait, la soulevait vers un sommet de la vie, et c’était la musique du bonheur qu’il n’avait jamais entendue dans sa plénitude et sa pureté.

Il demeura longtemps perdu parmi les enchantements de l’ombre. Puis la mélodie intérieure s’évanouit. Gérard redescendit vers le réel. Il sut qu’il était seul, que Delphine, en ce moment même, traversait Paris, qu’elle serait bientôt dans cette maison de Versailles où il n’entrerait jamais qu’en étranger.

La douleur qui devait venir était proche. Il la repoussa. Il se refusait à souffrir. Sous sa joue, la toile encore tiède gardait l’odeur de la femme, l’odeur de fleurs et de miel qui rendit à Gérard sa jeune maîtresse, telle qu’il l’avait eue, liée à lui, soumise et caressante. Elle ne s’était pas disputée à son désir. Elle ne lui avait pas fait jurer qu’il l’aimerait toujours. Elle s’était donnée avec une simplicité qui la sauvait de l’impudeur. Il la revit, nue et blanche, emportée dans cette fête où elle le suivait et l’entraînait tour à tour, tantôt pâle, les yeux fermés, les cils humides, tandis que naissait sur les lèvres froides un sourire inconnu et si beau, tantôt penchée sur lui, attendrie par une lassitude délicieuse, et lui caressant la joue de son sein de rose et de ses cheveux répandus.

La douleur exorcisée s’éloignait. Affaiblie, mais douce encore, la musique du bonheur recommençait de vibrer aux profondeurs de l’être. Gérard songeait au vœu de son adolescence, lorsqu’il rêvait de connaître l’amour dans l’amour. Sur le chemin de sa jeunesse, des passantes avaient passé, mais le don de Delphine était une initiation nouvelle qui dépassait le secret charnel. Au soir de la vie, pensa-t-il, l’homme qui se retourne vers ses vingt ans doit évoquer l’image de Celle qui a été « la première »… Pour lui, — Gérard le savait maintenant — « la première », c’était Delphine.


III


Sous un ciel de plomb, par un crépuscule mouillé d’avril 1789, les lanterniers commençaient de descendre les réverbères, et déjà s’illuminaient les boutiques de la rue Saint-Honoré. Non loin de Saint-Rochb, au rez-de-chaussée d’une maison étroite et vieille, plusieurs lampes à la quinquet, munies de réflecteurs, éclairaient le magasin de Joseph Pruvot, dépositaire des glaces de Saint-Gobain. Les piétons, enveloppés de manteaux sombres, quelques-uns tenant déployés des parapluies verts ou rouges pour se protéger contre les cascades des gouttières, jetaient un coup d’œil dans cet intérieur où paraissaient la longue figure blême du miroitier et le séduisant visage de la miroitière.

— Pruvot !… Monsieur Pruvot !… Mon mari !… Écoutez donc ! s’écria-t-elle d’une voix roucoulante qui achevait chaque phrase par un petit rire assourdi. N’est-ce pas notre locataire qui s’en revient de Londres ?

Le miroitier regarda dans la rue.

— Ma foi ! c’est bien lui.

Sevestre descendait de voiture.

— Nous sommes charmés de revoir M. le chevalier, dit Pruvot qui avait ouvert la porte de sa boutique… Petit-Jacques…

Il s’adressait à son commis :

— Petit-Jacques, prends le bagage de M. le chevalier et dis à la servante d’éclairer l’escalier. Veuillez attendre un instant, monsieur. Faites-nous cet honneur. Ma femme était en peine de vous, à cause du grand vent. Je ne voudrais pas être Anglais, monsieur, pour beaucoup de raisons et parce que c’est une étrange condition que de vivre dans une île.

— C’est pourquoi les Anglais sont voyageurs, affirma Mme Pruvot. Que ne restent-ils chez eux ? Mais on raconte qu’ils n’ont pas la place de s’y loger tous.

Le miroitier dit que les Anglais étaient de bons clients et que le commerce parisien gagnait beau coup avec les milords. Cependant, Gérard souriait à la belle miroitière et après l’avoir rassurée sur les dangers qu’il avait courus en traversant la Manche, il voulut lui faire plaisir, car il connais sait son faible.

— Vous voilà bien élégante, madame Pruvot, et fraîche à ravir.

— Ah !… Ah !… Vous vous moquez ! s’écria-t-elle, les yeux brillants de vanité naïve… Une robe de rien du tout ! Et une pauvre femme qui pourrait être grand’mère !… Ah ! Ah ! comme était ma mère à mon âge.

Elle fermait à demi ses yeux bruns aux coins tirés vers les tempes, un peu chèvre, un peu chinois. Et ces grands yeux drôlement plissés, les fortes pommettes, le nez court aux narines battantes, donnaient à la belle femme de quarante ans un air de bacchante un peu ivre, tandis que son rire qui mourait en notes basses, comme épuisé d’un secret plaisir, excitait les sens des hommes. La Marion, élevant sa chandelle, précéda Gérard dans l’escalier. Son ombre massive s’agitait sur le mur peint en ocre sale. Cette forte Vendéenne, taillée comme une poupée de bois, embarrassée de ses bras et de ses jambes, montait si pesamment qu’elle en ébranlait les marches. Au bruit de ses pas, une porte, sur le palier de l’entresol, s’entrouvrit. Un visage blafard, aux yeux fanés et cernés, se profila dans l’entre-bâillement et disparut. La porte se referma. Gérard n’avait pas eu le temps de saluer Mlle Pruvot.

Il l’avait vue souvent, à sa fenêtre, et plus rarement, de près, et il avait remarqué l’espèce de beauté manquée de cette fille infirme, — manquée somme ces pièces de porcelaine précieuse que le fabricant doit mettre au rebut. C’étaient les traits les plus fins, dans la bouffissure d’une chair exsangue, des cheveux pauvres, blond filasse, et l’intelligence la plus vive aiguisant les yeux d’un cris décoloré. Mlle Pruvot était toujours bien vêtue, avec une coquetterie qui faisait pitié. Coquetterie sans objet, puisqu’elle ne sortait jamais à pied que pour aller à l’église, soutenue par sa mère et par la Marion. Elle avait, disait-on, de l’esprit et de la vertu, mais elle se fatiguait par un excès de lectures.

Dans son petit appartement du premier étage, Gérard trouva des lettres qui l’attendaient. Rien de Delphine. Elle n’avait pas le tempérament épistolaire, et elle ne pouvait écrire sans d’extrêmes précautions, Gérard le savait. Mais lorsqu’il faisait des missions à l’étranger, pour le compte de M. de Montmorin, ou de M. de Saint-Priest, le silence de son amie lui empoisonnait l’absence. Il songea tristement qu’ils s’étaient vus bien peu, elle et lui, depuis un an. Jamais ils n’avaient pu retourner ensemble aux Maisons russes. Delphine était venue chez lui cinq ou six fois, enfouie sous une mante qu’elle prenait en passant chez Mme Elliott, un carton au bras, comme une brodeuse… et elle se croyait suffisamment déguisée. Deux fois, Bastienne Pruvot, qui passait son existence à guetter les passants par la fenêtre, avait ouvert brusquement sa porte, et demandé : « Hé bien, la fille, où allez-vous ? » ce qui avait fait à Delphine une peur épouvantable.

Ils se revoyaient aussi — mais était-ce bien se revoir » — la nuit, au bout du jardin des Vauvigné qui était tout à fait hors ville, derrière le Potager du Roi, et se confondait avec le bois de Satory. Gérard mettait un chapeau rond, rabattu, et son grand manteau militaire, et il était toujours armé, parce que la banlieue de Paris et de Versailles, regorgeait de vagabonds accourus de toutes les provinces. Il suivait un sentier, à travers le taillis, et il arrivait à une porte de fer, peinte en rouge, enfoncée dans le mur du parc. La partie inférieure était formée par un panneau plein ; la partie supérieure par des barreaux très rapprochés. On ne pouvait rien voir entre ces maudits barreaux, mais on pouvait entendre. Et Gérard entendait Delphine, qui lui parlait, en chuchotant. Il répondait de la même façon. Un gros chien danois, très méchant, gardien nocturne corrompu par des gâteaux, gênait ces rendez-vous. Delphine le tenait au collier. Il grondait, quelquefois, non plus contre Gérard, mais contre un hibou volant trop bas, ou un rat, on un braconnier.

Sevestre brûlait d’escalader le mur, ou d’enfoncer cette porte rouge, que l’on n’ouvrait jamais et dont la clé était perdue. Mais Delphine lui défendait cette folie. Elle n’était pas sûre de la bonne humeur du chien, et si Gérard était surpris par le jardinier, il recevrait un coup de fusil, car le bonhomme était moins facile à séduire que la bête.

Les pauvres amants avaient encore la chance de se rencontrer chez Grace Elliott. Cela arrivait sept ou huit fois dans l’année. Et le reste du temps, le hasard — qu’ils aidaient — les réunissait chez M. de Montmorin, ministre des Affaires étrangères, dont la fille bien-aimée, Pauline de Beaumont, avait de l’amitié pour Delphine ; ou chez Mme Necker, au Contrôle général ; ou chez M. Pourrat, banquier, directeur de la Compagnie des Eaux de Passy, lié depuis sa jeunesse aux Vauvigné. La fille de ce richissime Pourrat avait épousé Laurent Le Coulteux, associé de son père. Elle était douce et jolie. Elle recevait dans son château de Voisins, à Louveciennes, tous les Neker, tous les Montmorin, tous les Pange, tous les Trudaine, et les deux Chénier, amis de Gérard. Enfin, parce que Delphine l’avait exigé, Sevestre allait chez elle — le moins possible — avec répugnance, avec honte, avec colère. C’était pour lui un supplice humiliant. Mais cela lui permettait dès le lendemain de son retour, après l’audience du ministre, de se présenter à Blanche-Maison. Le Suisse lui dirait si Mme la comtesse recevait ou si M. le comte et la famille étaient dans leurs terres.

À penser qu’il avait une chance de voir bientôt Delphine, Gérard perdait la faculté de penser à autre chose. Il ouvrit ses lettres. François de Pange l’avertissait qu’il passerait le prendre, le lendemain matin, pour l’emmener à Versailles dans son cabriolet. Mme Le Coulteux l’invitait à souper à Louveciennes. Et ce paquet aux armes des Sevestre, c’étaient des nouvelles du pays. Il rompit le cachet. L’écriture de sa sœur Angélique l’attendrissait toujours. Cette sœur chérie, cette « quakeresse » comme il l’appelait, à cause de sa robe grise et de son fichu blanc, c’était la force et la clarté de sa vie, comme Delphine en était l’amour et la douce peine. Il la vit en pensée, à cette heure, dans sa chambre de la tour, près de la croisée à meneaux de pierre d’où l’on découvrait un paysage de volcans morts, gris de cendre et striés de neige. Le village était en contre-bas du château, un noir village cantalien, très pauvre. Toute l’enfance de Gérard avait tenu dans ce château, dans ce village. Il y avait reçu, d’un père veuf et très âgé, l’éducation à la romaine qui fait des chefs de famille et des soldats. Les Sevestre étaient plus instruits, mais presque aussi rudes que leurs vassaux. Chez eux, l’on était brave, bon chrétien, fidèle au roi, économe de son bien, très processif et nullement gêné par la « sensibilité ». On professait le regret du passé et l’horreur des idées nouvelles. Comment, dans ce petit cercle où l’intelligence ne s’appliquait jamais qu’au pratique, Angélique de Sevestre avait-elle acquis un trésor d’idées et de sentiments insoupçonnés de sa famille ? En apparence toute simple et ménagère, elle cachait un cœur d’héroïne chrétienne sous son chaste fichu croisé.

Gérard devait tout à cette sœur, son aînée de quinze ans. Elle avait soigné son enfance, puis elle avait introduit l’adolescent dans ce royaume intérieur et spirituel où elle n’admettait personne. Elle l’avait enfanté à la vie de l’intelligence. Elle lui avait montré, par delà les remparts des volcans, le monde où il ferait carrière, dans l’armée, comme tous les cadets de leur famille ; et, par delà les besoins et les intérêts matériels, les régions lumineuses où l’âme cherche le beau et le vrai.

« Si elle savait !… se dit-il. Moi, son frère, amant d’une femme mariée ! Elle tremblerait pour mon salut, ma pieuse Angélique ! Elle irait en pèlerinage à Saint-Amadour afin d’obtenir, ce qui me ferait plus de mal que la mort : la rupture de mes amours. Elle me dirait : « Tu as perdu la foi, à fréquenter les philosophes, et tu vas perdre l’honneur… »

Il parcourut la lettre où Mlle de Sevestre lui annonçait les fiançailles de leur sœur cadette, Marie-Louise, surnommée « Mimi » ou « Petite ». Petite était promise au vicomte de Lastérac, « un honnête homme, vraie figure auvergnate, éclatante de santé ». Le ménage passerait les étés dans son château, les hivers à Riom, chez le président de Gourches, oncle et tuteur du fiancé. Ces hivers représentaient pour Petite une saison en paradis. Elle ne rêvait plus qu’aux fastes de Riom, et suppliait Gérard de lui envoyer la Gazette des Dames, avec les images en couleur. Elle voulait aussi qu’Angélique vînt à Riom. Mais Angélique était indispensable à Sevestre.

« Que ferait, sans moi, notre frère Junien, le plus têtu, le plus tatillon, le plus maussade des hommes, le plus paysan des seigneurs, le plus rude des chefs de famille, avec beaucoup de qualités, beaucoup de défauts, et pas un vice ? Que ferait ma belle-sœur Félicité, qui dort sa vie et n’a ni santé, ni volonté ? Que ferait Jean-Gérard, l’héritier, gâté horriblement par ses auteurs ? Il faut que je reste au logis, où Dieu m’a mise, « pour sa gloire et celle des Sevestre », dit Petite, avec mon trousseau de clés, pendant sur mon tablier, mes lunettes de vieille fée, et mon cœur toujours aimant. Mais tu viendras au mariage de Mimi, et ce sera ma récompense. »

Gérard, pour user sa soirée, s’en fut au Palais-Royal. À cette heure, les spectacles finissaient ; les voitures, revenant de l’Opéra ou de la Comédie, faisaient gicler l’eau du ruisseau. Mais après la nuit froide et noire et les rues boueuses, le Palais-Royal était lumière et bruit, odeurs de musc, relents de cuisine, brouhaha de foule, contact de femmes. Dans les trois galeries de pierre, construites sur le modèle des Procuraties de Venise et dans la Galerie de bois — le « Camp des Tartares » — un profond et trouble courant humain s’écoulait, en deux sens, sous les lampes suspendues. La menace de la pluie avait vidé les jardins dont on apercevait, à travers les grilles barrant les arcades, les jeunes marronniers et le bassin entouré de treillages. Le double flot des promeneurs, remplissant les galeries, formait des remous qui arrêtaient Gérard. On se pressait pourvoir les mannequins de cire de Curtius, représentant la famille royale, M. Necker, le duc d’Orléans. On se pressait pour feuilleter les brochures nouvelles à la librairie Louvet ; on se pressait au Cabinet de physique de Pelletier, aux Fantoches ; chez les restaurateurs, dans les cafés, dans les clubs, aux portes du Théâtre de Beaujolais. Dans ce flot sans cesse renouvelé, que d’éléments disparates ! Le procureur y rencontrait son clerc, le négociant son commis. Le poète y coudoyait le joueur. L’usurier y cherchait ses proies et l’escroc ses dupes. L’aventurier et la courtisane s’y reconnaissaient de même race. Épaves livrées au torrent, paraissaient çà et là ces figures sans nom et sans âge qui font peur ou pitié : ces têtes de chimériques aux yeux enfantins, aux tempes creusées, aux joues rayées de longues rides ; ces masques ravagés par la maladie et la misère, où s’esquissent les traits de l’animal caché dans l’homme, tigre, chacal ou serpent prêt à surgir. Et ces femmes, toutes ces femmes, avec leurs chapeaux extravagants, leurs bonnets de gaze, leurs fichus bouffants, leurs pierrots à basque, en soie rayée, leurs jupes formant une proéminence sur les reins. Deux à deux, elles bousculaient les passants, riant très haut, répondant aux quolibets et d’autres, assises sur des chaises, dans le jardin feignaient une timidité mélancolique, pour mieux aguicher les provinciaux romanesques et les débutants de l’amour.

Aussi nombreux que ces femmes, étaient les marchands de paroles, les plumitifs affamés. Comme les mouches par temps d’orage, sur les plaies d’une bête mourante, ils grouillaient sur le régime malade, et nulle part leur piqûre n’était si venimeuse, leur bourdonnement si fort qu’au Palais-Royal. On les devinait à leur vêtement négligé, à leurs mains tachées d’encre, à leurs cheveux flottants sans poudre. L’excitation nerveuse, propre aux gens qui veillent trop et ne mangent pas assez, leur faisait des yeux secs et brillants. Ils parlaient fort, certains avec une éloquence qui surprenait l’auditeur comme une apostrophe directe. Ils blâmaient et raillaient. Ils annonçaient les temps nouveaux : « Philosophie… humanité… nature… égalité… justice… » Ces mots qui étaient sur les lèvres de tous les Français mécontents, rendaient, sur celles de ces hommes, un son de provocation. Cependant, il y avait, disait-on, parmi ces rénovateurs de l’État, beaucoup d’espions de police.

Brillante de lustres, la salle blanche et or du café de Foy bourdonnait comme une ruche en essaimage. Gérard se faufila parmi les groupes si compacts que les chaises, dos à dos, se touchaient.

Ses deux amis, Francmorel et Sassenauge, ne le virent pas venir. Ils étaient en compagnie de deux inconnus à tournure provinciale. Pierre Sassenauge pérorait. Le plaisir d’être écouté colorait ses joues creuses que sa coiffure poudrée à frimas faisait paraître plus jaunes. Il agitait ses petites mains décharnées hors de belles manchettes de dentelles et répétait souvent son exclamation favorite : « Eh ça !… » Louis de Francmorel, lieutenant aux gardes-françaises, l’air bon et joyeux, point déparé par de gros sourcils noirs et de grosses lèvres mordantes, faisait des signes d’approbation. Les deux inconnus étaient si atten tifs qu’ils oubliaient, l’un son verre de limonade, l’autre sa tasse de chocolat.

— Ah ! Sevestre ! s’écria Francmorel, te voilà donc revenu. Mets-toi là. Nous nous serrerons. Ces messieurs sont des parents de Sassenauge…

— Députés du Tiers aux États-Généraux, dit Sassenauge.

Il présenta ses cousins : Le plus âgé, quadragénaire placide, dont la figure exprimait la prudence et la bienveillance, était un M. Gerbadon, maître de forges en Limousin. L’autre, Périgourdin sec et dur comme un criquet, se nommait Cyprien Chalasse. Élus par le Tiers dans leurs bailliages, ils avaient devancé l’ouverture des États-Généraux pour visiter ensemble la capitale. Le soir, après le spectacle, ils retrouvaient leur cousin au Palais-Royal.

— Nous connaissons maintenant tous les cafés, dit le maître de forges. Le « Mécanique », le Caveau nous ont plu, et ce café de Foy me semble fréquenté par la meilleure société. On y voit des personnages importants. N’est-ce pas votre avis, monsieur ?

Il s’adressait à Gérard. Ce fut Sassenauge qui répondit :

— Tous ceux qui s’intéressent à la chose publique passent par cette salle où poussent, comme champignons après la pluie, les nouvelles vraies ou fausses. À cette table, voici M. de Lameth et le marquis de Sillery. À cette autre, de jeunes avocats sans clientèle que leurs propos conduiraient à la Bastille, si les privilèges de la maison d’Orléans ne leur assuraient ici la liberté de tout dire. Il faut voir Desmoulins monter sur la table et lire les écrits les plus violents contre la Cour et la coterie Polignac. On applaudit. On crie « Bis » et « Bravo, Camille ! » et pourtant Camille est bègue.

— Il est vilain de figure, dit M. Gerbadon. Et celui qui parle… le grêlé ?

— Son ami, un procureur besogneux qui s’appelle Danton. Ils sont inséparables. Je les vois tous les soirs, mais je ne les connais pas autrement, eh ça !

Le ton de Sassenauge était sec et dédaigneux.

Fils d’un notaire royal, il s’était présenté en 1785 à l’École du Génie de Mézières, et il avait été exclu du concours avec une trentaine d’autres candidats, parce que le marquis de Ségur avait décidé de n’admettre que des postulants comptant quatre degrés de noblesse. Éviction offensante, cause et justification d’une inexpiable rancune. Les facultés de Sassenauge, qui se fussent heureusement appliquées à la science des mines et des Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/50 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/51 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/52 agréable en France. La morgue britannique la rend pénible à un être fier, comme est notre ami. Je l’ai trouvé, l’autre soir, dans une petite taverne de Covent-Garden, noire de brouillard et de fumée, fl dînait là, très mal, et tout seul, irrité par le voisinage de gens vulgaires. Il m’avoua que pour se défendre contre un cruel sentiment de solitude et d’abandon, il venait de barbouiller du papier pendant une heure et demie… Je crois qu’il regrette ses amours, malgré les Anglaises aux corps blancs, qu’il célèbre en vers grecs, assez libres. Son cœur est en France. Il n’a gardé, là-bas, que ses sens, et le plaisir n’est pas le bonheur. Que deviendrait-il sans la poésie ? On peut dire de lui ce qu’il disait de vous : « Tu naquis rossignol… »

— Il se trompait, quant à moi. Du poète, je n’ai que l’âme. La voix me fait défaut… Mais, mon ami, l’orage menaçant, les oiseaux d’amour se taisent. André oubliera bientôt les Camille et les Julie. Non plus rossignol : homme et citoyen. Son frère lui montre la voie, avec sa sublime tragédie de Charles IX.

— Eh bien ? dit tout à coup la voix de Francmorel, je vous prends encore à parler de politique ! Sassenauge et ses deux magots m’en ont assommé. J’ai fui. Je vais chez une complaisante personne qui tient des tables de pharaon fort bien entourées. Cela me décrassera l’esprit.

— Et la bourse ! dit Gérard.

— Quand je n’aurai plus qu’un sol, je serai sage. En quel temps vivons-nous, mes amis ! Les femmes même ne rêvent que réformes et Constitution !… L’autre soir, sur l’oreiller, ma maîtresse m’a demandé entre deux baisers : « Croyez-vous, mon doux ami, que l’on votera par ordre ou par tête ?… » Vraiment, cette maladie « constitutionnelle » est néfaste au plaisir. Les demoiselles d’opéra et jusqu’aux nymphes de ce jardin en sont affectées… Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/55 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/56 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/57 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/58 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/59 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/60 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/61 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/62 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/63 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/64 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/65 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/66 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/67

Et il pensait que si la bouffonne aventure de Joseph arrive, une fois ou l’autre, à tout homme jeune et bien fait, il est des Putiphar tellement décourageantes que ce n’est point par chasteté qu’on leur abandonne son manteau.


V


Le dimanche 4 mai, dès l’aube, les Parisiens, par milliers, accoururent à Versailles. Entre la cathédrale et l’église Saint-Louis, sur le parcours de la procession, les maisons, jusqu’au premier étage, s’habillèrent de tapisseries. Des reposoirs s’élevèrent, et des estrades pour les chœurs de musiciens. Le ciel flottait, bleu et blanc, comme la bannière de France. Tout était joie, espoir, concorde. On oubliait les graves mutineries qui avaient éclaté dans les provinces, et la sanglante émeute du Faubourg Saint-Antoine, avec le sac cage et l’incendie de la fabrique de Réveillon. Les États Généraux s’ouvraient. Les trois ordres ne feraient qu’une seule âme en trois corps. Finis les privilèges, finies les inégalités, finie la misère. Les Français, pleurant de sensibilité, allaient s’embrasser comme des frères, sous l’œil attendri du meilleur des rois.

La place d’Armes grouillait de peuple. Les balcons portaient des bouquets de femmes. Il y avait des curieux jusque sur les cheminées. 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XXV


Gérard, descendant le perron sur la Cour Royale, vit au bas des marches, une traînée de sang séché. Un débris de bandoulière gisait à deux pas ; plus loin, une pique brisée, une serpe rouillée, des chiffons, un soulier boueux. Partout, dans la déserte étendue des trois cours, le flot de la populace, en se retirant, avait laissé des détritus immondes. Aux grilles, des miliciens remplaçaient les Suisses et les gardes du corps. Une douce lumière ambrée baignait le vaisseau gris de la Chapelle, mais la face du Château était dans l’ombre, face où rien ne bougeait, d’où ne venait aucun bruit, et qui regardait vers Paris avec les yeux crevés de ses fenêtres. Sur le grand cadavre de pierre, la journée du 7 octobre déclinait vers la paix du soir.

Le comte de Gouvernet causait dans la cour avec un officier de la garde nationale parisienne. En apercevant Gérard, il dit à son compagnon :

— Rejoignez-moi tout à l’heure dans la Galerie.

Et il alla vers Gérard. Celui-ci considérait le sang que pompaient les mouches noires et bleues.

— C’est ici, dit M. de Gouvernet, qu’ils ont assassiné le pauvre Des Huttes. Là-bas, sous le balcon du roi, ce fut Varicourt… et combien de blessés !

— Les gardes ont héroïquement défendu un roi qui ne leur permettait pas de se défendre, fit tristement Gérard. Et vous verrez qu’on les accusera d’avoir provoqué le peuple.

M. de Gouvernet, un peu embarrassé, parce qu’il avait insisté, pour le départ des gardes, dans la soirée du 5, avoua qu’on ne pouvait empêcher les légendes de se former et de courir. Et il convint que les précautions avaient été mal prises.

— Vous étiez si malade que vous n’avez pas connu ce qui se passait, presque sous votre appartement. Cela vaut mieux pour vous. La maladie vous a épargné un souvenir effroyable, mais vous paraissez bien faible encore et bien souffrant. Vous n’auriez pas dû sortir.

— Pouvais-je demeurer dans ma chambre, seul avec mes pensées ? Ce matin, un secrétaire de M. de Montmorin est venu me voir. J’ai su, par lui, l’assaut du Château et le départ du roi. Ces nouvelles m’ont accablé. J’ai pleuré sur nos malheureux souverains et sur nos pauvres camarades. Et puis, me sentant un peu plus fort, j’ai voulu descendre. Quelle impression m’a donnée ce grand bâtiment vide ! Les ministres, leurs familles, leurs serviteurs, leur personnel, tout est parti…

— Il y avait bien deux mille voitures qui suivaient le roi : les administrateurs, l’Assemblée, les services… et cette foule ! Ces femmes à cheval sur les canons, ce peuple portant des branches d’arbre, comme aux processions des Rameaux ! Lugubre fête ! La voiture du roi oscillait, tant elle était pressée par ce flot d’hommes. Le voyage a duré sept heures. Ils sont aux Tuileries, maintenant, et l’on a commencé ce matin à déménager Versailles.

— N’y reviendront-ils plus ?

— Je ne le crois pas. En partant le roi m’a dit : « Vous restez le maître ici. Tâchez de sauver mon pauvre Versailles. » Je redoutais le pillage. Aussi m’a-t-on laissé, en renfort, un bataillon de la garde parisienne, avec son commandant. M. de Montmorin était fort en peine de vous. Il souhaitait que vous allassiez à l’Infirmerie.

— Ce n’est pas nécessaire. Je partirai demain pour Paris.

Ils entrèrent dans le Château, par le vestibule de la Cour de Marbre.

— C’est ici que Varicourt a été haché de coups, dit M. de Gouvernet. Les assassins l’ont traîné dehors. Ses camarades défendaient le palier. Les plus jeunes auraient bien voulu tirer sur la canaille, mais leurs brigadiers ont empêché toute action par les armes ; et le seul émeutier qui ait été tué s’est fracassé le crâne en glissant sur les marches.

— On dira que les gardes l’ont frappé.

— On le dit déjà, et que des femmes ont été sabrées. Comptez sur M. Gorsas et sur le Palais-Royal pour en faire un roman, à seule fin d’exciter le populaire.

Au-dessus de l’escalier, un personnage en manteau cramoisi, dans un paysage de théâtre, souriait à ceux qui montaient les marches sanglantes. Gérard et M. de Gouvernet parcoururent les salles où les gardes s’étaient barricadés, et qu’ils avaient abandonnées l’une après l’autre, quand les panneaux des portes craquaient sous les massues des assiégeants. Un désordre de ville saccagée mêlait les meubles renversés, les rideaux arrachés, les éclats de vitres. Dans la chambre de la reine, les oreillers et les draps s’amoncelaient sur le tapis, derrière le balustre de l’alcôve. Dans l’Œil-de-Bœuf, gisaient les tabourets et les banquettes que les défenseurs avaient entassés contre les portes de ce dernier retranchement, refuge suprême, où le roi et la reine de France, serrant contre eux leurs enfants terrifiés, attendaient la mort.

M. de Gouvernet loua la générosité des gardes-françaises qui avaient racheté bien des fautes en sauvant les gardes du corps dans cet extrême péril.

— Ils se sont mieux conduits que vos miliciens versaillais, dit Gérard. Ceux-là pratiquent l’assassinat par derrière, et le sieur Le Cointre, le marchand de toile devenu commandant…

M. de Gouvernet, à ce nom de Le Cointre, éclata :

— Un vaniteux gonflé d’envie, un brutal, digne ami de Gorsas et de Marat. J’espère renoncer bientôt à commander sa troupe. C’est le devoir seul qui me retient ici. Par bonheur, l’officier parisien qu’on m’a donné comme adjoint est un homme déterminé et dévoué. Le voici dans la Galerie. Permettez que je lui dise un mot, et je vous retrouve.

Il laissa Gérard dans l’Œil-de-Bœuf bouleversé. La même fenêtre où le jeune homme s’était appuyé l’avant-veille, avait ses volets entr’ouverts. Gérard se rappela Vauvigné et son ami, causant près de lui, le Suisse écarlate avec sa hallebarde, les petites ouvrières effarouchées, tenant à la main leurs sabots. De la fenêtre, il voyait le balcon de la chambre royale. C’était là que Louis XVI avait dû paraître, livide et bouffi, n’ayant plus que la majesté du malheur. Et la reine aussi y était venue, seule, les bras croisés sur sa robe de toile jaune, ses cheveux blonds envolés autour de son fier visage, vraiment impériale et royale, devant les fusils braqués.

« C’était hier ! Et tout est fini : le roi, la royauté, la gloire de Versailles. La monarchie française n’est plus qu’une fiction. Un autre âge commence », se disait Gérard, en écoutant le bruit des volets et des contrevents qu’on repliait… « Cinq mois après l’ouverture des États Généraux, cinq mois, jour pour jour ! Où sont nos espérances de ce mois de mai, cette joie fraternelle, cette concorde ? Et que sera l’avenir ? »

Il songeait à cet avenir où l’aventure de sa vie particulière compterait pour si peu dans la formidable aventure de la France. Toute révolution est un règlement de comptes. Les fautes des rois, l’orgueil des privilégiés, l’ivresse intellectuelle des chimériques, l’âpre avidité des ambitieux, tout se paie. Un prince innocent payait le prix de sa faiblesse, et de n’avoir pas su régner en roi. Et le peuple qu’avaient déchaîné les beaux esprits philosophiques et les généreux utopistes, le peuple, colosse enfantin, saoulé du gros vin démagogique, se retournerait un jour contre ses nouveaux maîtres. D’immenses événements se levaient, comme les vagues du déluge. Portés à leur cime, les hommes devraient grandir pour dépasser le flot. Il ne serait plus permis à personne d’accepter un médiocre destin.

« Que suis-je, se disait Gérard, qu’est mon épreuve, auprès de la tragique infortune dont témoigne ce palais abandonné ? Qu’ai-je à faire, sinon de servir mon roi malheureux ? Les Sevestre accourent quand les courtisans repus s’en vont. Fortis et Fidelis. Qu’elle soit ma loi, notre vieille devise ! »

Ainsi, au delà de ses intérêts et de ses affections, il trouvait sa raison de vivre, comme si le choc qui l’avait meurtri libérait une part de lui-même : la plus hante. Les racines de son bonheur arraché saigneraient longtemps. Son douloureux amour, l’image de Delphine perdue, lui appartiendraient toujours, au plus secret de son âme, et jusqu’à son dernier souffle, mais il avait cessé de leur appartenir.


Dans la Galerie, M. de Gouvernet et l’officier parisien examinaient une glace brisée, et les déchirures d’un fauteuil. Gérard attendit la fin de leur colloque. Il revoyait l’aspect inoubliable de cette Galerie, pendant la soirée du 5 octobre : les hommes en habit de Cour ; les femmes assises sur les tables de marqueterie, recrues de fatigue et de frayeur. Il revoyait le fantôme du jardin nocturne, dans le cintre des fenêtres noires. Maintenant, la Galerie était déserte et souillée, mais le plafond aux ardentes couleurs montrait encore le grand roi triomphant parmi les dieux ; les statues étaient dans leurs niches ; les vases sur les piédestaux ; les dix-sept panneaux de miroirs reflétaient les dix-sept fenêtres, qui encadraient le noble paysage de charmilles et de bassins, et la paix triste et dorée d’un beau soir d’automne. Le soleil descendait sur le grand canal, et ses derniers rayons enflammaient la terrasse. Des gloires de nuages, comme le xviie siècle en dressait sur les autels, resplendissaient au miroir des eaux. Les nymphes des rivières s’appuyaient à leurs urnes ; les chasseresses tendaient leurs arcs ; les Termes, prisonniers de leurs gaines, interrogeaient les Saisons. Latone dans son île, Encelade foudroyé, Neptune entouré des Néréides, et l’Apollon solaire, qui purge la terre des monstres et fait reculer la nuit, s’étonnaient de la solitude.

— Il faut partir, dit M. de Gouvernet. Vous avez besoin de repos. Ne restez pas ici. Il y a de quoi pleurer de tristesse.

Les portes qui ne s’étaient pas fermées depuis Louis XIV, faisaient crier leurs gonds. Les reflets mouraient dans les glaces. Gérard croyait entendre l’écho prophétique des voix qui annonçaient :

« Le Roi est retiré, messieurs. Retirez-vous ! »

Avec Gouvernet, il redescendit l’Escalier de Marbre, où le sang de Varicourt assassiné mettait une coulée sombre. Le personnage en manteau cramoisi, dans son paysage théâtral, regardait s’en aller les deux officiers nobles, et derrière eux, l’officier de la milice.

— Ce commandant de bataillon dont vous êtes si content, qu’est-ce que c’est ? demanda Gérard à Gouvernet. Un ancien soldat, ou un bourgeois de Paris ?

Le comte répondit négligemment :

— Ni bourgeois, ni soldat. Un simple brasseur du Faubourg Saint-Antoine, patriote, mais bien dévoué au roi. Il s’appelle Santerre.


FIN


« La Clairière »
1934-1935
Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/293 Page:Tinayre - Gérard et Delphine - La Porte rouge.pdf/294
LA PORTE ROUGE.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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