Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\P20

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 199-203).

COMMENT PANTAGRUEL DÉFIT LES TROIS CENTS GÉANTS ARMÉS DE PIERRES DE TAILLE, ET LOUPGAROU, LEUR CAPITAINE.

Les géants, voyants que tout leur camp était noyé, emportèrent leur roi Anarche à leur col, le mieux qu’ils purent, hors du fort[1], comme fit Enéas son père Anchises de la conflagration de Troie. Lesquels quand Panurge aperçut, dit à Pantagruel : « Seigneur, voyez là les géants qui sont issus. Donnez dessus à[2] votre mât, galantement à la vieille escrime, car c’est à cette heure qu’il se faut montrer homme de bien, et de notre côté, nous ne vous faudrons[3], et hardiment, que je vous en tuerai beaucoup. Car quoi ? David tua bien Goliath facilement. Moi donc qui en battrais douze tels qu’était David (car en ce temps-là ce n’était qu’un petit chiart[4]), n’en déferai-je pas bien une douzaine ? Et puis ce gros paillard Eusthènes, qui est fort comme quatre bœufs, ne s’y épargnera. Prenez courage, choquez[5] à travers d’estoc et de taille. » Or, dit Pantagruel : « De courage, j’en ai pour plus de cinquante francs. Mais quoi ? Hercules n’osa jamais entreprendre contre deux.

— C’est, dit Panurge, bien chié en mon nez : vous comparez-vous à Hercules ? Vous avez par Dieu plus de force aux dents et plus de sens au cul que n’eut jamais Hercules en tout son corps et âme. Autant vaut l’homme, comme il s’estime. »

Eux disants ces paroles, voici arriver Loupgarou, avec tous ses géants, lequel, voyant Pantagruel seul, fut épris de témérité et outrecuidance, par espoir qu’il avait d’occire le pauvre bonhommet, dont dit à ses compagnons géants : « Paillards[6] de plat pays, par Mahom[7], si aucun de vous entreprend combattre contre ceux-ci, je vous ferai mourir cruellement. Je veux que me laissiez combattre seul ; cependant vous aurez votre passetemps à nous regarder. » Adonc se retirèrent tous les géants avec leur roi là auprès, où étaient les flacons, et Panurge et ses compagnons avec eux, qui contrefaisait ceux qui ont eu la vérole, car il tordait la gueule et retirait les doigts, et en parole enrouée leur dit : « Je renie bieu[8], compagnons, nous ne faisons point la guerre. Donnez-nous à repaître avec vous, cependant que nos maîtres s’entre-battent. » À quoi volontiers le roi et les géants consentirent, et les firent banqueter avec eux.

Cependant Panurge leur contait les fables de Turpin, les exemples de saint Nicolas et le conte de la Cicogne.

Loupgarou donc s’adressa à Pantagruel avec une masse toute d’acier, pesante neuf mille sept cents quintaux deux quarterons d’acier de Chalybes[9], au bout de laquelle étaient treize pointes de diamants, dont la moindre était aussi grosse comme la plus grande cloche de Notre-Dame de Paris (il s’en fallait par aventure l’épaisseur d’un ongle, ou au plus, que je ne mente, d’un dos de ces couteaux qu’on appelle coupe-oreille, mais pour un petit, ni avant ni arrière), et était fée, en manière que jamais ne pouvait rompre, mais au contraire, tout ce qu’il en touchait rompait incontinent.

Ainsi donc, comme il approchait en grande fierté[10], Pantagruel, jetant les yeux au ciel, se recommanda à Dieu de bien bon cœur, faisant vœu tel comme s’ensuit : « Seigneur Dieu, qui toujours as été mon protecteur et mon servateur[11], tu vois la détresse en laquelle je suis maintenant. Rien ici ne m’amène, sinon zèle naturel, ainsi comme tu as octroyé ès humains de garder et défendre soi, leurs femmes, enfants, pays et famille, en cas que ne serait ton négoce[12] propre qui est la foi, car en tel affaire tu ne veux nul coadjuteur, sinon de confession catholique et service de ta parole ; et nous as défendu toutes armes et défenses, car tu es le tout-puissant, qui, en ton affaire propre, et où ta cause propre est tirée en action, te peux défendre trop plus qu’on ne saurait estimer, toi qui as mille milliers de centaines de millions de légions d’anges, duquel[13] le moindre peut occire tous les humains, et tourner le ciel et la terre à son plaisir, comme jadis bien apparut en l’armée de Sennachérib. Donc, s’il te plaît à cette heure m’être en aide, comme en toi seul est ma totale confiance et espoir, je te fais vœu que par toutes contrées tant de ce pays d’Utopie que d’ailleurs où j’aurai puissance et autorité, je ferai prêcher ton saint Évangile purement, simplement et entièrement, si que[14] les abus d’un tas de papelards et faux prophètes, qui ont par constitutions humaines et inventions dépravées envenimé tout le monde, seront d’entour moi exterminés. »

Alors fut ouïe une voix du ciel, disant : « Hoc fac et vinces, » c’est-à-dire : « Fais ainsi et tu auras victoire. »

Puis voyant Pantagruel que Loupgarou approchait la gueule ouverte, vint contre lui hardiment et s’écria tant qu’il put : « À mort, ribaud ! à mort ! » pour lui faire peur, selon la discipline des Lacédémoniens, par son horrible cri. Puis lui jeta de sa barque, qu’il portait à sa ceinture, plus de dix et huit caques[15] et un minot de sel, dont il lui emplit et gorge et gosier, et le nez et les yeux. De ce irrité, Loupgarou lui lança un coup de sa masse, lui voulant rompre la cervelle, mais Pantagruel fut habile et eut toujours bon pied, et bon œil. Par ce démarcha du pied gauche un pas en arrière, mais il ne sut si bien faire que le coup ne tombât sur la barque, laquelle rompit en quatre mille octante et six pièces, et versa le reste du sel en terre.

Quoi voyant Pantagruel, galantement ses bras déplie, et, comme est l’art de la hache, lui donna du gros bout de son mât en estoc, au-dessus de la mamelle, et retirant le coup à gauche en taillade, lui frappa entre col et collet ; puis, avançant le pied droit, lui donna sur les couillons un pic du haut bout de son mât. ? À quoi rompit la hune et versa trois ou quatre poinçons de vin qui étaient de reste, dont Loupgarou pensa qu’il lui eût incisé la vessie, et, du vin, que ce fût son urine qui en sortît.

De ce non content Pantagruel, voulait redoubler au couloir[16], mais Loupgarou, haussant sa masse, avança son pas sur lui, et de toute sa force la voulait enfoncer sur Pantagruel. De fait, en donna si vertement que, si Dieu n’eût secouru le bon Pantagruel, il l’eût fendu depuis le sommet de la tête jusques au fond de la râtelle ; mais le coup déclina à droit par la brusque hâtiveté de Pantagruel, et entra sa masse plus de soixante et treize pieds en terre, à travers un gros rocher, dont il fit sortir le feu plus gros que neuf mille six tonneaux.

Voyant Pantagruel qu’il s’amusait à tirer sa dite masse, qui tenait en terre entre le roc, lui court sus, et lui voulait avaler[17] la tête tout net ; mais son mât, de male[18] fortune, toucha un peu au fût de la masse de Loupgarou, qui était fée, comme avons dit devant. Par ce moyen, son mât lui rompit à trois doigts de la poignée, dont il fut plus étonné qu’un fondeur de cloches, et s’écria : « Ha ! Panurge, où es-tu ? » Ce que oyant Panurge, dit au roi et aux géants : « Par Dieu ! ils se feront mal, qui ne les départira[19]. » Mais les géants étaient aises comme s’ils fussent de noces. Lors Carpalim se voulut lever de là pour secourir son maître ; mais un géant lui dit : « Par Golfarin, neveu de Mahon, si tu bouges d’ici, je te mettrai au fond de mes chausses, comme on fait d’un suppositoire ; aussi bien suis-je constipé du ventre et ne peux guère bien cagar[20], sinon à force de grincer les dents. »

Puis Pantagruel, ainsi destitué de bâton[21], reprit le bout de son mât, en frappant torche lorgne[22] dessus le géant ; mais il ne lui faisait mal en plus que feriez baillant une chiquenaude sur un enclume de forgeron. Cependant Loupgarou tirait de terre, sa masse et l’avait jà tirée et la parait[23] pour en férir Pantagruel ; mais Pantagruel, qui était soudain[24] au remuement et déclinait[25] tous ses coups, jusqu’à ce qu’une fois, voyant que Loupgarou le menaçait, disant : « Méchant, à cette heure te hacherai-je comme chair à pâtés, jamais tu n’altéreras les pauvres gens, » Pantagruel lui frappa du pied un si grand coup contre le ventre, qu’il le jeta en arrière à jambes rebindaines[26], et vous le traînait ainsi à l’écorche-cul plus d’un trait d’arc. Et Loupgarou s’écriait, rendant le sang par la gorge : « Mahon ! Mahom ! Mahon ! » À quelle voix se levèrent tous les géants pour le secourir. Mais Panurge leur dit : « Messieurs, n’y allez pas, si m’en croyez, car notre maître est fol et frappe à tort et à travers, et ne regarde point où. Il vous donnera malencontre. » Mais les géants n’en tinrent compte, voyant que Pantagruel était sans bâton.

Lorsque approcher les vit Pantagruel, prit Loupgarou par les deux pieds et son corps leva comme une pique en l’air, et, d’icelui armé d’enclumes, frappait parmi ces géants armés de pierres de taille, et les abattait comme un maçon fait de copeaux, que nul n’arrêtait devant lui qu’il ne ruât[27] par terre. Dont, à la rupture de ces harnais[28] pierreux, fut fait un si horrible tumulte qu’il me souvint quand la grosse tour de beurre, qui était à Saint-Étienne de Bourges, fondit au soleil. Panurge, ensemble Carpalim et Eusthènes, cependant égorgetaient ceux qui étaient portés par terre. Faites votre compte qu’il n’en échappa un seul, et à voir Pantagruel, semblait un faucheur qui de sa faux (c’était Loupgarou) abattait l’herbe d’un pré (c’étaient les géants), mais à cette escrime, Loupgarou perdit la tête. Ce fut quand Pantagruel en abattit un qui avait nom Riflandouille, qui était armé à haut appareil, c’était de pierres de grison, dont un éclat coupa la gorge tout outre à Épistémon, car autrement la plupart d’entre eux étaient armés à la légère : c’était de pierres de tuf et les autres de pierre ardoisine. Finalement, voyant que tous étaient morts, jeta le corps de Loupgarou tant qu’il put contre la ville, et tomba comme une grenouille sur ventre en la place mage[29] de ladite ville, et en tombant, du coup tua un chat brûlé, une chatte mouillée, une canepetière et un oison bridé.


  1. Le fort de la mêlée.
  2. Avec.
  3. Ne vous ferons pas défaut.
  4. Foireux.
  5. Chargez.
  6. Gueux.
  7. Mahomet.
  8. Dieu.
  9. Peuple du Pont.
  10. Fureur.
  11. Conservateur.
  12. Affaire.
  13. Duque mille.
  14. Si bien que.
  15. Barriques.
  16. En coulant le coup.
  17. Mettre bas.
  18. Mauvaise
  19. Séparera.
  20. (Latinisme : cacare.)
  21. Privé d’arme.
  22. Flic, flac.
  23. Préparait.
  24. Prompt.
  25. Évitait.
  26. Jambes en l’air.
  27. Renversât.
  28. Armures.
  29. La grande place.