Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL25

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COMMENT PANTAGRUEL RAISONNE SUR LA DISCESSION[1] DES ÂMES HÉROÏQUES ET DES PRODIGES HORRIFIQUES QUI PRÉCÉDÈRENT LE TRÉPAS DU FEU SEIGNEUR DE LANGEY.

« Je ne voudrais, dit Pantagruel continuant, n’avoir pâti la tourmente marine laquelle tant nous a vexés et travaillés, pour non entendre ce que nous dit ce bon Macrobe. Encore suis-je facilement induit a croire ce qu’il nous a dit du comète vu en l’air par certains jours précédants telle discession, car aucunes telles âmes tant sont nobles, précieuses et héroïques, que, de leur délogement et trépas, nous est certains jours d’avant donnée signification des cieux. Et, comme le prudent médecin, voyant par les signes pronostiques son malade entrer en décours[2] de mort, par quelques jours d’avant avertit les femme, enfants, parents et amis, du décès imminent du mari, père ou prochain, afin qu’en ce reste de temps qu’il a de vivre, ils l’admonestent donner ordre à sa maison, exhorter et bénistre[3] ses enfants, recommander la viduité de sa femme, déclarer ce qu’il saura être nécessaire à l’entretènement des pupilles, et ne soit de mort surpris sans tester et ordonner de son âme et de sa maison, semblablement les cieux bénévoles, comme joyeux de la nouvelle réception de ces béates âmes, avant leur décès semblent faire feux de joie par tels comètes et apparitions météores, lesquelles veulent les cieux être aux humains pour pronostic certain et véridique prédiction que, dedans peu de jours, telles vénérables âmes laisseront leurs corps et la terre.

« Ne plus ne moins que jadis en Athènes, les juges aréopagites ballottants pour le jugement des criminels prisonniers, usaient de certaines notes selon la variété des sentences, par Θ signifiants condamnation à mort, par Τ, absolution, par Λ, ampliation, savoir est quand le cas n’était encore liquidé. Icelles, publiquement exposées, étaient d’émoi et pensement[4] les parents, amis et autres, curieux d’entendre quelle serait l’issue et jugement des malfaiteurs détenus en prison. Ainsi, par tels comètes, comme par notes éthérées, disent les cieux tacitement : « Hommes mortels, si de cettes heureuses âmes voulez chose aucune savoir, apprendre, entendre, connaître, prévoir, touchant le bien et utilité publique ou privée, faites diligence de vous représenter à elles et d’elles réponse avoir, car la fin et catastrophe de la comédie approche. Iceîle passée, en vain vous les regretterez.

« Font davantage. C’est que, pour déclarer la terre et gens terriens n’être dignes de la présence, compagnie et fruition[5] de telles insignes âmes, l’étonnent[6] et épouvantent par prodiges, portentes[7], monstres et autres précédents signes formés contre tout ordre de nature. Ce que vîmes plusieurs jours avant le département[8] de celle tant illustre, généreuse et héroïque âme du docte et preux chevalier de Langey, duquel vous avez parlé.

— Il m’en souvient, dit Épistémon, et encore me frissonne et tremble le cœur dedans sa capsule quand je pense ès prodiges tant divers et horrifiques lesquels vîmes apertement[9] cinq et six jours avant son départ. De mode que les seigneurs d’Assier, Chemant, Mailly le borgne, Saint-Ayl, Villeneuve-la-Guyard maître Gabriel, médecin de Savillan[10], Rabelais, Cohuau, Massuau, Majorici, Bullou, Cercu dit Bourgmestre, François Proust, Ferron, Charles Girad, François Bourré, et tant d’autres, amis, domestiques et serviteurs du défunt, tous effrayés, se regardaient les uns les autres en silence, sans mot dire de bouche, mais bien tous pensants et prévoyants en leurs entendements que de bref serait France privée d’un tant parfait et nécessaire chevalier à sa gloire et protection, et que les cieux le répétaient comme à eux dû par propriété naturelle.

— Huppe de froc, dit frère Jean, je veux devenir clerc sur mes vieux jours. J’ai assez belle entendoire, voire. Je vous le demande en demandant, comme le roi à son sergent, et la reine à son enfant, ces héros ici et semi-dieux desquels avez parlé peuvent-ils par mort finir ? Par Nettre Dène[11], je pensais en pensarais qu’ils fussent immortels, comme beaux anges, Dieu veuille me le pardonner. Mais ce révérendissime Macrobe dit qu’ils meurent finablement.

— Non tous, répondit Pantagruel. Les stoïciens les disaient tous être mortels, un excepté, qui seul est immortel, impassible, invisible.

« Pindarus apertement dit ès déesses hamadryades plus de fil, c’est-à-dire plus de vie n’être filé de la quenouille et filasse des Destinées et Parques iniques que ès arbres par elles conservés. Ce sont chênes desquels elles naquirent selon l’opinion de Callimachus et de Pausanias, in Phoci, esquels consent Martianus Capella. Quant aux semi-dieux, panes[12], satyres, sylvains, follets, égipanes, nymphes, héros et démons, plusieurs ont, par la somme totale résultante des âges divers supputés par Hésiode, compté leur vie être de 9,720 ans, nombre composé d’unité passante en quadrinité[13] et la quadrinité entière quatre fois en soi doublée, puis le tout cinq fois multiplié par solides triangles. Voyez Plutarque on[14] livre de la Cessation des oracles.

— Cela, dit frère Jean, n’est point matière de bréviaire. Je n’en crois sinon ce que vous plaira.

— Je crois, dit Pantagruel, que toutes âmes intellectives sont exemptes des ciseaux d’Atropos. Toutes sont immortelles, anges, démons et humaines. Je vous dirai toutefois une histoire bien étrange, mais écrite et assurée par plusieurs doctes et savants historiographes, à ce propos. »


  1. Départ
  2. Cours.
  3. Bénir.
  4. Inquiétude d’esprit.
  5. Jouissance.
  6. Ébranlent.
  7. Présages.
  8. Départ.
  9. En toute évidence.
  10. Savigliano.
  11. Notre-Dame.
  12. Compagnons de Pan.
  13. Nombre de quatre.
  14. Au.