Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/18

La bibliothèque libre.


LA BRETAGNE DU CENTRE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


VII. — Le pays de Carhaix et le Pays de Belle-Île-en-Terre.


Carhaix, ville de la Tour d’Auvergne. — La féerie des vieilles maisons. — Rostrenen. — Glomel et le canal. — Pierrot farinier. — Souvenirs du Camp. — L’étang de Coron. — Le bonhomme Menhir. — Intérieur breton. — Les maisons d’écluses. — Le pays des chevaux. — Le terrible Fontenelle. — Le Miracle de saint Éloy. — Audrein, natif de Goarec. — Beauté de Mur de Bretagne. — La légende de Gwengrézangor, mari féodal. — Les souvenirs de Quintin. — Curieux droits seigneuriaux. — Le château. — Vieilles inscriptions sur des vieux murs. — Cordiers timides. — Le meilleur cheval du pays est pour moi. — Corlay. — Encore Fontenelle. — Le souterrain où l’on entre, mais d’où l’on ne sort pas. — Les marchands du temple. — Centaures sur les routes. — Callac. — Le pardon sanglant. — Les Naïades de Bulat. — Folie et épilepsie. — Guérison en sept ans. — La forêt de Beffou. — Coat an Nay, Coat an Noz, le Bois du Jour et le Bois de la Nuit. — Belle-Île-en-Terre.



Japerçois Carhaix sur la hauteur, en sortant de la petite gare entourée de jeunes arbres, Carhaix, l’ancienne Vorganium qui fut un centre romain, puis une ville importante du royaume de Cornouaille de Grallon, la résidence de sa fille Ahès. Ker-Ahès, ville d’Ahès, devint Carhaix. Jean de Montfort et Charles de Blois s’y battirent, de 1341 à 1347 ; Du Guesclin y entra, en 1363 ; puis les Royaux et les Ligueurs y vinrent aux mains, en 1590 ; puis la Chouannerie. La petite ville paisible a donc été, comme tant d’autres, un lieu de tueries. En montant la rue Saint-Augustin, je lis cette enseigne : Café de la Tour d’Auvergne. — Lafleur. C’est, en effet, ici, la ville du chef de la Colonne infernale, du Premier Grenadier de France, et ce nom de Lafleur, tout odorant de xviiie siècle, vient à point pour réunir les souvenirs de l’armée de l’ancien régime et de l’armée de la première République. Quelques centaines de mètres parcourus, c’est la place du Champ de Bataille bâtie en terrasse, et tout un panorama des montagnes Noires, de la vallée de l’Hière, des rives du canal de Brest, coteaux perdus dans l’immensité, feuillages bleuis dans le lointain. Au milieu de la place, La Tour d’Auvergne en statue, debout, tenant son bonnet de grenadier et son fusil, et ceint de son épée d’honneur. Cette statue a été exécutée, en 1841, par Marochetti, placée sur un piédestal dont les quatre faces portent des inscriptions et des bas-reliefs en bronze : La Tour d’Auvergne fait ses adieux aux époux Le Brigant, en une composition qui fait vaguement songer à un Greuze dramatique et sentimental ; La Tour d’Auvergne sauve un soldat blessé ; La Tour d’Auvergne enfonce les portes de Chambéry ; La Tour d’Auvergne est tué d’un coup de lance à Oberhausen en Bavière. Carhaix, c’est La Tour d’Auvergne. Son nom est sur les enseignes. L’Hôtel de ville garde son portrait, une de ses dents, une mèche de ses cheveux et ses boutons de guêtre. On sait sa vie militaire. Fils d’un bâtard de la maison de La Tour d’Auvergne, descendant de Turenne, le grand homme de Carhaix adopta la vie militaire pour avoir un état qui lui laissât le loisir d’étudier. Ce guerrier, en effet, fut surtout un savant. Il étudia la plupart des langues de l’Europe, et s’il refusa tout avancement au-dessus du grade de capitaine, et plus tard le mandat législatif, c’est qu’il avait des projets qui lui tenaient autrement au cœur. Il prit sa retraite de bonne heure pour se donner tout entier à ses recherches sur l’histoire de la Gaule, qu’il voulait établir sur des bases nouvelles, s’appliquant à déterminer des rapports entre les Bretons et les Gaulois, à établir l’identité de la langue des deux peuples, à rétablir l’histoire et la théogonie des païens et à ressusciter la langue des Celtes. Ces travaux commencés par La Tour d’Auvergne déterminèrent la fondation, en 1807, de l’Académie Celtique. Mais La Tour d’Auvergne n’était plus là pour la voir fonctionner. Sa générosité lui fit remplacer, en 1796, le dernier fils de son ami Le Brigant à l’armée d’Helvétie, et là il trouva la mort.

MARCHÉ AUX CHEVAUX, À CARHAIX, DEVANT L’ÉGLISE.

Une promenade à travers les rues de la ville, la Grand’Rue, la rue Pavée, la place de l’Hôtel-de-Ville, donne à contempler les maisons les plus étranges, les plus cocasses, telles qu’on en voit aux dessins de Gustave Doré et de Victor Hugo. Ce sont des rez-de-chaussée de granit, des étages encadrés de poutres, des façades écaillées d’ardoises, des pignons qui semblent raccommodés, rapiécés, des constructions qui témoignent d’une imagination bizarre, enfantine. Telle la boulangerie-épicerie Pinson, la cour de la Perception, etc. Certaines de ces maisons sont noires, bois et ardoise. D’autres sont blanches, passées à la chaux, à croire qu’elles viennent d’être trempées dans la crème. Oh ! les amusantes maisons ! la féerie délicieuse ! et que l’on peut s’amuser à Carhaix en scrutant tous ces vieux visages si ridés, si renfrognés et si gais, qui ouvrent la bouche par la porte du rez-de-chaussée, qui clignent de l’œil par les lucarnes du toit.

VIEILLES MAISONS DE CARHAIX, AUX TOITS POINTUS, AUX ÉTAGES ENCADRÉS DE POUTRES, AUX FAÇADES ÉCAILLÉES D’ARDOISES.

L’église gothique, collégiale de Saint-Trémeur, de la Renaissance, est fort belle avec sa tour carrée, son portail et sa rosace de style flamboyant. L’église de Plouguer, plus ancienne, du xve siècle, est aussi à tour carrée et possède un retable avec un arbre de Jessé. Je crois tout dire en ajoutant que Carhaix est l’un des plus importants marchés de bestiaux de la Bretagne. En dehors des marchés du samedi, il s’y tient plusieurs grandes foires, le 13 mars, le jeudi après Pâques, la veille de l’Ascension, le 30 juin, deux autres en août, le 20 septembre, le 2 novembre et les jours suivants, et la dernière le 29 novembre.

LA TOUR DE L’ÉGLISE DE ROSTRENEN VUE AU-DESSUS DE LA VERDURE.

Je vais en chemin de fer de Carhaix à Rostrenen pour gagner Glomel, qui est un point peu connu, d’un intérêt particulier. Mais arrivé à Rostrenen, je m’y arrête. Rostrenen, d’après les érudits, le P. Grégoire, de Miorec de Kerdancet et autres, c’est la Terre de la Ronce, en souvenir des buissons qui couvraient le pays avant que la civilisation n’y eût pénétré. L’origine, c’est un monastère et c’est un château, comme pour la plupart des villes de Bretagne. Le bourg actuel s’étage sur une colline de 250 mètres de haut. Il se groupe autour d’un champ de foire, d’une petite place où étaient autrefois les Halles, et de trois ou quatre rues qui se développent en amphithéâtre, bordées de maisons d’un aspect noirâtre, dont quelques-unes sont datées des xvie et xviie siècles. L’église dédiée à N.-D. du Roncier, — car ici comme à Josselin, on a trouvé une vierge enfouie dans les buissons, — est du xvie siècle, sauf le portail et le clocher qui portent les dates de 1749 et 1776. L’ensemble massif a bon air, et je passe, en somme, une soirée acceptable à entrer dans quelques boutiques, à me promener sur la grande place irrégulière où erre une innocente qui déclame et gesticule au milieu des curieux.

L’ÉGLISE DE GLOMEL.

Pour aller de Rostrenen à Glomel, on suit la route de Morlaix jusqu’au delà du hameau de Lanhellen, puis un chemin, à gauche, qui franchit le canal de Nantes à Brest au-dessus de Trébel, puis s’encaisse jusqu’au bourg. Déjà, de ce côté, le paysage est impressionnant, touffu et noir, avec ses haies d’arbres, ses bouquets de verdures, ses habitations basses ensevelies dans le feuillage, entourées de meules de sarrasin, de tas de fumier. L’air salubre parcourt tout cela, disperse les odeurs, les coups de vent balaient l’espace sans se heurter à aucun obstacle, car le pays n’est guère dominé que par les hauteurs avoisinant l’étang de Coron. J’arrive au bourg qui est doux et humble, fait de quelques ruelles et d’une longue et large rue où les maisons vont à la débandade. Les maisons, bâties en pierres et recouvertes d’ardoises, ont un aspect tranquille et suffisamment confortable. Dans l’église, l’aigle du lutrin tient solidement un serpent en son bec. Le point central groupe quelques boutiques de petits commerçants : épicerie, mercerie, tabac, boulangerie. Sur le pas d’une porte, un homme couleur de farine, chaussé de sabots. C’est un ouvrier boulanger dont le patron habite Rostrenen et lui a confié la manutention du pain que débite, avec de l’épicerie, une gérante. Ce brave homme gagne ici quarante sous par jour. Il est très doux, très prévenant, et après m’avoir indiqué un raccourci pour atteindre l’étang de Coron, il s’offre à me conduire. J’accepte, et me voilà en route avec ce farinier, glabre de visage, qui me fait l’effet inattendu d’un Pierrot de Glomel. Pour atteindre l’étang, il faut suivre des chemins creusés d’ornières et des sentiers sinueux. Bientôt, au bas d’un dernier talus, c’est la vaste nappe d’eau endiguée par un barrage en maçonnerie d’une centaine de mètres de long et de 12 mètres de haut. Un passage est ménagé d’où l’on a une vue sur l’enfilade que traverse la rigole d’alimentation. À droite, des coteaux couverts d’épais taillis où le feuillage léger des bouleaux se mêle au vert luisant des châtaigniers, au vert sombre et mat des pins. Au pied, le marécage et la lande. À gauche, un terrain plus plat, des cultures. Au loin, des côtes boisées et bleuâtres au delà desquelles sont d’autres nappes d’eau, les étangs de Botcanou, qui viennent, près de Sainte-Christine, alimenter aussi le canal. Et plus près, le Camp.

L’ENSEIGNE DU CHEVAL-BLANC, À GLOMEL.
LUTRIN À L’ÉGLISE DE GLOMEL : AIGLE DÉVORANT UN SERPENT.

Pour connaître la signification de ce Camp, il faut remonter à l’époque de la construction du canal de Nantes à Brest, dont la partie qui traverse les Côtes-du-Nord, où nous sommes, s’appelle canal de Glomel.

Les études préliminaires de cette voie d’eau datent d’avant la Révolution. Les États de Bretagne avaient confié, en 1785, à un groupe de savants, au nombre desquels figurait Condorcet, le soin de rédiger un rapport sur cette question. La solution fut ajournée, d’abord pour des raisons budgétaires, puis par suite des troubles de la province. Le but était d’assurer, en temps de guerre, le ravitaillement du port de Brest et, en temps de paix, d’activer le développement agricole de ces régions en facilitant l’écoulement des produits. Les travaux furent commencés, en 1806, mais lorsqu’on se trouva dans la nécessité d’alimenter la partie haute du canal, les difficultés de main-d’œuvre furent telles que l’on résolut d’avoir recours aux condamnés militaires pour exécuter les travaux de captation et d’emmagasinement des eaux. Les chantiers fonctionnèrent de 1823 à 1836.

LE BOURG DE GLOMEL, IMPORTANT PAR SA SITUATION AU-DESSUS DU CANAL DE NANTES À BREST.

Pendant tout ce temps les forçats campèrent à cet endroit, qui a conservé le nom de Camp.

LE CANAL À GLOMEL, CRÉÉ DE 1823 À 1836.

Dans l’état actuel, l’étang occupe une surface de 76 hectares et contient une réserve de 2 770 000 mètres cubes d’eau. Je le quitte pour monter au hameau du Menhir qui tient son nom d’un « peulven » en forme de pyramide tronquée, dont la hauteur était de 11 mètres, mais que des affaissements ont ramenée à 8 mètres environ. Dans une ferme où j’entre, nous trouvons un bonhomme qui est une façon de menhir, lui aussi, droit et rocheux. Il a près de cent ans, quatre-vingt-dix-sept ans, je crois, et il est magnifique de calme, d’intelligence lucide. Il parle d’une voix nette, vous fixe de ses yeux bleu clair, il a le visage expressif de l’homme qui a vécu, qui sait le prix de la vie et qui attend paisiblement la fin. Il m’offre du lait, et fume tranquillement sa petite pipe de terre noircie, tandis que des femmes d’âges divers, vieille, jeune, fillette, barattent le beurre, s’occupent autour de l’âtre. L’unique chambre, où le sol battu sert de plancher et où picorent des poules, abrite une famille assez nombreuse, car il y a trois lits clos à double étage et un autre lit découvert auprès de trois huches à pain. La vaste cheminée est garnie d’une énorme pierre de taille qui sert de foyer, et garnie aussi de quartiers de lard et d’andouilles. Aux poutres du plafond, d’autres morceaux de lard, des vessies de saindoux, des vannettes ou corbeilles à pain, et une planche à pain semblable à celle des casernes. Le tout est éclairé par deux petites croisées d’environ 1 mètre carré. Aux murs blanchis à la chaux, des images, quelques photographies, une communiante, une mariée, un marin, les portraits de ceux qui ne sont plus ou qui sont partis au loin, le résumé d’humbles existences. Une croix avec du buis, un petit bénitier colorié, accrochés aux lits clos. Le reste, c’est la table et les bancs en bois épais, un porte-cuillers. C’est l’intérieur breton, toujours le même depuis plusieurs siècles. Les meubles ont servi peut-être à dix générations. Les costumes sont personnels, mais ils n’ont pas varié de forme et de couleur. L’homme a la culotte bouffante, le gilet croisé, le petit chapeau rond ; les femmes, la petite coiffe en serre-tête, la jupe de droguet. Le vieillard a été soldat sous Charles X et Louis-Philippe, et il parle le français, lentement et clairement, mais les femmes n’en savent pas un mot. C’est ici que peut s’appliquer le proverbe : « Nan a oui, setu gallek ann ti, — non et oui, c’est tout le français de la maison. » J’interroge le maître du logis. Il a gardé le souvenir des forçats, de leurs soldats-gardiens armés de fusils à pierre, baïonnette au canon, du camp, et du compagnonnage des jeunes gens avec les troupiers de l’époque. On voit que la construction du canal a été la grande affaire de sa vie et de la vie de Glomel. Le canal, dit-il, a fait du bien au pays qui, à ce moment, était le plus pauvre et le moins civilisé de toute la Bretagne, mais il a mis toutes les sources à sec et on est forcé d’aller puiser de l’eau dans des tonneaux jusqu’au bord du réservoir. Il résume ses pensées en phrases courtes, prononcées d’un ton grave, debout, la pipe aux dents, les bras croisés.

MAISON D’ÉCLUSE DU CANAL, À GLOMEL. JOLIE MAISON CARRÉE AUX MURS BLANCS, TOIT D’ARDOISES, ACCOSTÉE D’UN JARDINET.

Du Menhir, nous suivons à travers les fougères un sentier parallèle à la rigole aboutissant au chemin de halage. Celui-ci est abrité par un revêtement gazonné, planté d’arbres destinés à soutenir le terrain. Dans ces herbes, les champignons foisonnent. À quelque distance, c’est un poste d’éclusier, une jolie maison carrée, aux murs blancs, toit d’ardoises, accostée d’un jardinet, délicatement mirée dans l’eau claire. Puis c’est la route. À partir de ce point, le canal s’encaisse entre deux talus plantés d’arbres d’essences variées : chênes, bouleaux, épicéas, frênes, véritable forêt reflétée aussi dans l’eau que pas un souffle ne ride. C’est la solitude complète, une promenade parfaite, un repos délicieux au long de ce canal qui file droit, sous ces verdures embaumées. Nous marchons ainsi pendant plus de 2 kilomètres. Au bout de cette double allée, une autre maison d’écluse ; le canal dessine un coude à angle droit, mêle ses eaux à celles d’un petit étang et rentre dans la plaine, une plaine marécageuse dans laquelle il faut marcher pendant plusieurs centaines de mètres avant de trouver un chemin qui ramène à Glomel par l’ouest, un chemin qui doit être assez souvent transformé en torrent. Çà et là, on aperçoit, émergeant de la verdure, des toits de châteaux, Saint-Péran, Coatcouraval, Bodennou, Kersaint-Eloy. Les deux premiers sont d’anciennes terres nobles qui, comme le bourg lui-même, relevaient autrefois du roi et de l’évêché de Quimper. Le bourg regagné, je quitte mon guide qui m’a raconté en quelques mots simples son existence de travail, lui boulanger à Glomel, sa femme couturière à Rostrenen.

De Rostrenen, il me faut faire un voyage en zigzags pour explorer la partie de la Bretagne du centre qui forme le sud du département des Côtes-du-Nord. Je me propose de toucher aux quatre coins du quadrilatère formé par Saint-Nicolas-du-Pelem, Goarec, Mur, Corlay, pour de là gagner Quintin.

Je commence donc par Saint-Nicolas-du-Pelem. Trajet monotone, en passant par quelques hameaux, des fermes. Beaucoup de cavaliers. C’est le pays des chevaux. Le bourg de Saint-Nicolas est sur une hauteur que surplombait, au xve siècle, un château fort, aujourd’hui disparu. Le souvenir seul de l’un de ses maîtres a persisté, le fameux Fontenelle, dont la cruauté est restée légendaire. Toute sa vie se passa à dévaliser, piller, violer. Il avait enlevé une fillette qu’il fit élever dans un couvent, qui devint sa femme, et dont il sut se faire aimer avec passion. Quand Fontenelle prenait un château, dit un des raconteurs de la Bretagne, Pitre-Chevalier, « il torturait le seigneur jusqu’à ce que celui-ci, porté de chambre en chambre, eût découvert et livré tous ses trésors. Puis le brigand faisait venir la châtelaine, si elle était jolie, et ses enfants si elle en avait, il poignardait l’époux sous les yeux de la femme, déshonorait celle-ci sur le cadavre palpitant, attachait au cou des enfants des chats furieux, et s’enivrait avec ses soldats entre ses victimes mortes et ses victimes expirantes. » Voilà le rêve de sang et d’horreur qui flotte sur le bourg endormi. L’église possède une belle verrière, mais la vraie curiosité est la chapelle Saint-Éloy, lieu de pèlerinage où l’on amène les chevaux pour les rendre vigoureux, les préserver des maladies. La légende raconte que saint Éloy, établi maréchal-ferrant dans la région, avait écrit sur son enseigne : « Maître sur maître et maître sur tous. » Pour le punir de son orgueil, Dieu le Père lui envoya son fils, sous la forme d’un compagnon forgeron. Assez mal accueilli, Jésus est tout de même embauché et mis en demeure de prouver son savoir en ferrant un cheval de prix qui se trouvait à la porte. D’un coup de gouge, il coupe la jambe du cheval au paturon, emporte le sabot, taille la corne, y cloue un fer neuf et remet le pied en place. Éloy veut l’imiter, mais le sang coule de la plaie du cheval estropié. Éloy s’humilie devant son ouvrier qui répare le mal. Une sculpture grossière, le « Miracle de saint Éloy », placée dans la chapelle, évoque cette scène, grossière aussi.

La route, pour aller à Goarec, suit la rivière de Corlay qui rencontre le Blavet. On va en pente légère à travers des prairies, des champs et des landes, couverts d’ajoncs fleuris et de fougères. Goarec est bâti dans un fond où passe le canal grossi du Blavet. C’était autrefois un pays perdu, isolé de tout, faute de routes. On y parvient facilement aujourd’hui par des chemins taillés hardiment dans le roc à coups de mines. Les maisons, bâties en pierre schisteuse, sont presque toutes entourées de jardins ou de vergers. Vers le centre, en contre-bas, une place où se dresse la halle construite en charpente et, en face, l’ancien pavillon de chasse des Rohan. Rien de curieux à l’église. La renommée de Goarec, c’est, comme dans tout ce pays, l’élevage des chevaux qui a remplacé celui des porcs. Des courses y sont organisées chaque année. Le propriétaire du cheval vainqueur reçoit, suivant l’importance des ressources de la Société, un bœuf ou un mouton. Faut-il dire que ces courses n’ont pas l’aspect des fêtes de Longchamps et d’Auteuil, que les jockeys multicolores en sont absents. Mais les cavaliers sont hardis et habiles. Goarec est le pays natal d’Audrein, intéressant personnage qui fut d’abord professeur de cinquième au collège de Quimper, préfet des études au collège Louis-le-Grand, député du Morbihan à la Convention, votant de la mort de Louis XVI, puis qui entra dans les ordres, fut nommé évêque constitutionnel de Quimper et assassiné, en 1800, par les chouans pendant qu’il voyageait en diligence pour prendre possession de son siège épiscopal.

L’ÉGLISE DE MUR. LES ARMES DE BRETAGNE AU CHEVET DE L’ÉGLISE.

La route de Goarec à Mur est magnifique, domine la forêt de Quénécan, étendue sur 3 600 hectares, et dont la masse sombre s’aperçoit presque de tous les points du joli hameau le bien nommé de Bon-Repos. Mur de Bretagne, qui est le digne point d’arrivée de cette belle route, se hisse sur un plateau entouré de chênes et de châtaigniers et forme deux parties, dont l’une, la plus haute, est Sainte-Suzanne. Les maisons sont groupées en désordre autour d’une place où se trouve une halle. Mur, si les touristes ne s’en allaient pas toujours vers les plages encombrées et consentaient à apprendre un peu l’incomparable intérieur de la Bretagne, Mur pourrait être le centre d’excursions peu banales en ce pays accidenté, agreste, sauvage, et en même temps infiniment doux, fait de collines escarpées et rocheuses, de prairies arrosées par le Blavet. La vallée de Pouttangre est un exemple de ces excursions pittoresques. Le nom du bourg lui vient du fait que ses maisons étaient autrefois entourées de courtines ou de murs en prévision d’un siège et d’un assaut. De tout ce que l’on raconte sur le pays, je retiens ceci, qu’on a trouvé, il y a une cinquantaine d’années, derrière une ancienne cheminée, le squelette d’un chevalier recouvert de son armure. La légende intervient alors pour mettre en scène le châtelain de Mur, nommé Gwengrézangor, sa femme et ledit chevalier. Gwengrézangor, dont le principal labeur consistait à piller ses voisins et à dévaliser les passants, découvrit un jour que sa femme avait un amant. Il surprit le couple, enferma sa femme vivante dans un tonneau intérieurement hérissé de clous et la jeta dans un étang, tandis que le chevalier était muré, tout vivant aussi, dans une cheminée. L’imagination au service de la cruauté. Mur, qui fut un centre actif de résistance à l’époque de la chouannerie, n’est plus qu’une bourgade tranquille où l’activité s’exerce dans l’exploitation des carrières d’ardoises environnantes.

VALLÉE DE POUTTANGRE, PRÈS DE MUR DE BRETAGNE.

Il se trouve que je ne vais pas tout de suite à Corlay, que je vais de Mur à Quintin par Uzel. Uzel est dépourvu d’intérêt en dehors du pardon, qui s’y tient le jour de la Trinité. Des courses de chevaux sont, à cette occasion, organisées sur la route de Quintin, près de la forêt de Lorges. Le soir, on danse au son du biniou. Les femmes du pays viennent au bal avec leur originale coiffure en forme de guimpe, qui leur serre la tête, cachant entièrement la chevelure, et se noue sous le menton par deux lacets. Certaines n’ont rien à cacher, ont vendu leur chevelure au marchand.

Que l’on pénètre à Quintin par la route ou par l’avenue de la gare, on a une vision étrange et charmante : des jardins, des promenades, un calvaire, un étang que traverse le Gouët, le château en partie masqué par la verdure, mais qui n’en présente pas moins un alignement majestueux, avec ses hautes murailles percées de fenêtres grillées, ses cheminées et ses combles, qui ressemblent à des tourelles et à des guérites, et les revêtements de pierre crénelés qui rappellent l’ancienne citadelle. Que de souvenirs dans cette bizarre petite ville, si irrégulière, si pittoresque, dont le rôle est fini, qui n’a plus que l’importance d’un modeste chef-lieu de canton ! La seigneurie de Quintin, en 1209, est aux mains de Geoffroy Ier, fils d’Alain Ier. En 1294, la ville est démantelée, puis les murs sont rebâtis. En 1347, les paysans révoltés contre les Anglais s’arment, combattent, ramènent deux cent cinquante prisonniers que les bouchers et les charcutiers de la ville massacrent. En 1487, Pierre le Long et Yvon de Rouef prennent Quintin à Pierre de Rohan. Les envahisseurs sont chassés. Un autre revient. En 1592, Mercœur s’empare de la ville. En 1636, La Trémoïlle la vend au marquis de la Moussaye, qui lui-même la cède à Gui Aldouce de Durfort. En 1691, la circonscription de Quintin est jointe aux terres de Pommerit, d’Avangour et de l’Ermitage, et l’ensemble forme un duché qui bientôt est joint à celui de Lorges. Quintin, en somme, fut une véritable place forte défendue à l’est par le château, les portes Neuve et Saint-Julien ; au nord, par la porte Rose ; à l’ouest par la porte Notre-Dame, garnie de herses et d’un pont-levis ; au sud, par le château Gaillard.

Il existait jadis à Quintin des droits seigneuriaux dont quelques-uns méritent une mention. En 1519, à l’occasion de la foire du 22 septembre, il était de règle d’offrir au seigneur et à ses officiers un dîner de gala « servi par gentilhommes, et par rôtis et bouillis, vin blanc, vin rouge, feu sans fumée, etc., et à l’issue dudit dîner, de l’eau chaude pour laver les mains,… et une livre de poivre, et un sac de cuir blanc. » Les habitants étaient tenus de cuire leur pain au four banal de la ville. À la Toussaint, chaque maison devait payer un droit dit de fumage, (À ce moment on acquittait un droit pour être autorisé à se chauffer ; aujourd’hui, sous le vocable de « portes et fenêtres », on paie l’air respirable.) Une demoiselle Françoise Quiniac, propriétaire d’une maison sise au « bout d’en haut » de la halle, devait, aux termes d’un aveu fourni par elle en 1616, donner tous les ans au seigneur douze aiguillettes de ruban, ferrées de laiton, et une paire de vergettes de « menues bruères ».

L’ancien château de Quintin, aperçu à l’arrivée, et qui fut démantelé à l’époque de la Ligue, a été réédifié en partie en 1662 par le sire Amaury de Gouyon et complété à la fin du xviiie siècle par le vicomte de Choiseul. Les travaux avaient été entravés par l’évêque de Saint-Brieuc, qui prétendait que l’édifice devait servir d’arsenal et de forteresse aux huguenots. Cette luxueuse habitation, fermée aux visiteurs, appartient à la marquise de Courtibourne. Elle renferme de précieux souvenirs historiques, des tapisseries des Gobelins armoriées, à sujets mythologiques : Neptune sortant des eaux, Phœbus conduisant le char du Soleil, les jardins d’Armide, l’enlèvement de Proserpine par Pluton, des portraits et des meubles ayant appartenu à la famille de Lorges, des blasons sur verre colorié, enfin la chambre et le lit où coucha Turenne, lors de son passage à Quintin.

MARCHAND DE CHEVEUX PRENANT LIVRAISON DE SON ACHAT, DANS UN INTÉRIEUR, PRÈS QUINTIN.

L’église Notre-Dame a été, dans la nuit du 7 au 8 janvier 1600, en partie détruite par un incendie dû à l’imprudence du sacristain ivre qui mit le feu à son lit. La flamme gagna la sacristie, se propagea. Un fragment de la ceinture de la Vierge, rapporté de Jérusalem par Geoffroy Ier, fut retrouvé intact dans les décombres et cette relique est encore conservée dans l’église. Jadis un prêtre la portait aux femmes enceintes qui en faisaient la demande « pour en estre ceintes avec reverence et obtenir un facile et heureux accouchement. » Peu de choses dans cette église, quelques dalles tumulaires, quelques peintures murales de Dauban. Une promenade par les rues de la ville est plus fructueuse. Des vieilles maisons sont ornées d’inscriptions. Dans la rue du Lait, on lit sur une plaque : Vive Dieu et sa puissance. Le 17e jour de avril 1564 fut comancé ce bâtiment et feut perfect le 30 de octobre du dit en. Plus loin, sur une autre maison : Nil nisi consilio. Près de l’église, non loin de la porte Neuve, reste des anciennes fortifications, dans une étroite venelle : Dieu soit céans, 1611. Grande rue Mercier, ce distique :

Si l’amour de Marie en ton cœur est gravé,
En passant ne t’oublie de lui dire un ave.

Pour sortir de la ville par le chemin des Carmes, on passe devant l’hospice qui a remplacé, en 1752, celui que Pierre de Rohan et Jeanne du Perrier avaient fait édifier en 1498, en même temps qu’ils le dotaient d’une rente de cinq reix de seigle pour la nourriture des pauvres. Le mur qui donne sur la rue est creusé d’une niche où l’on voit un mendiant agenouillé devant une sainte avec cette légende : CHARITAS REDATUR, et au-dessous, une autre inscription gravée dans un triangle : 1752 DOMUS A DEI ÆDIFICATIO.

À l’entrée du chemin des Carmes, à l’ombre de beaux frênes et de chênes têtards, tout le long d’un mur, s’échelonnent les T à dents d’un cordier qui est là à tortiller ses aussières, ses grelins, ses torons, ses bitards et ses merlins, tandis qu’une jeune fille, abritée dans une cabane, tourne la manivelle. Ces deux êtres, sur lesquels semble peser encore l’ancienne réprobation qui entourait les caqueux, cordiers et tailleurs, me regardent d’un air timide et répondent gauchement aux explications que je leur demande. Les préjugés ont beau s’atténuer, les cordiers, en Bretagne, sont encore tenus en suspicion, parce que leurs devanciers ont « fabriqué la corde qui a servi à pendre Notre Seigneur ».

C’est de Quintin que j’irai voir Corlay. Le cheval qui doit m’emmener est d’aspect squelettique assez inquiétant, mais le cocher m’affirme que c’est le « meilleur du pays ». Nous verrons bien. Je ne compte pas, d’ailleurs, lui demander de gagner un prix. Nous longeons le Gouët, « rivière de sang » bordée d’aulnes, barrée à cet endroit pour alimenter le générateur d’une usine, puis un superbe parc garni de grands arbres, une ferme précédée d’une avenue de hêtres géants, et bientôt nous pénétrons dans la campagne. Le soleil se dévoile, le paysage s’éclaire de toutes parts. Le feuillage des arbres, lavé par les averses qui ont sévi toute la nuit, est vert sombre. Ce sont des châtaigniers, des sapins buissonneux. On aperçoit la butte Saint-Michel, cotée 320 mètres, qui domine la vallée de l’Oust, dont les deux sources descendent de la Croix et du Frouet. Le paysage est taché des meulettes rouges du sarrasin, ombragées de pommiers aux fruits rouges et jaunes. Toute la partie du terrain comprise entre l’Oust et la route de Pontivy à Guingamp présente un immense moutonnement de verdure, coupé çà et là par des clairières où luisent des étangs perdus dans les landes. On ne peut imaginer un spectacle où la nature ait accumulé plus de fantaisistes contrastes.

L’entrée à Corlay cause une vive impression de pittoresque. Les ruines du château se reflètent dans un étang. C’est le Haut-Corlay, distant du bourg de 1 kilomètre. Corlay, — corr lai, cour des nains, — se trouvait, au xvie siècle, sous la dépendance des Rohan, vassaux de la principauté de Guéméné. En 1592, la garde de Corlay fut confiée par Mercœur à des troupes espagnoles qui l’entourèrent de tranchées, ce qui ne l’empêcha pas d’être enlevé, en 1593, par les Français sous les ordres de Sourdéac. L’année suivante, le terrible ligueur Fontenelle surprit le château et le bourg, ravagea le pays et s’y fortifia au point qu’il fallut toute une partie du corps d’armée du maréchal d’Aumont pour l’en chasser. Le château, qui fut le décor de fond de tous ces événements, avait été commencé en 1195 par le chevalier Henri de Corlay. Abattu une première fois pendant la guerre de succession de Bretagne, il fut relevé, en 1495, par Jean de Rohan. Il avait la forme d’un losange, flanqué de quatre tours et précédé d’un donjon appelé la Tour des Amours, le tout entouré de fossés remplis d’eau. La fuite, en cas de siège, y était assurée par deux souterrains, dont l’un menait à Castel-Coz et l’autre au parc Ar-Golifet. La tour principale était la prison, où des fouilles pratiquées il y a environ un demi-siècle mirent à nu des ossements humains et des armes. On raconte qu’à l’époque où il était au pouvoir de Fontenelle, celui-ci, qui aimait les fêtes, donna un bal où l’affluence était telle que le plancher s’affaissa, et que le féroce ligueur, qui devait mourir en place de Grève, se cassa une jambe. Deux légendes sur ce château de Corlay. La première a trait à la femme de Fontenelle, dont l’ombre apparaît chaque année, le jour de Noël. On la reconnaît à son air triste, à sa démarche dolente de veuve inconsolée. Pour l’autre, on prétend qu’un étranger ayant obtenu, peu d’années avant la Révolution, l’autorisation de visiter les souterrains, s’y serait engagé muni d’une chandelle et n’aurait jamais reparu, ne serait sorti ni par Ar-Golifet, ni par Castel-Coz.

MARCHAND DE POTERIES, UN JOUR DE MARCHÉ À CORLAY.

Le portail de l’église de Corlay n’est pas dépourvu d’élégance. Il date de 1575. C’est devant ce portail que, chaque dimanche avant la messe, s’installe un petit marché de beurre, d’œufs, de lait, de poteries. Ce sont les marchands du temple, dont l’installation remonte à des époques reculées. Cette pratique a lieu dans beaucoup d’autres paroisses des Côtes-du-Nord, notamment à Uzel, l’Hermitage, Grâce, Saint-Caradec, etc. Mais la gloire de Corlay, c’est, plus que partout ailleurs, l’élevage des chevaux, dits doubles bidets de montagnes, qui sont le produit d’une race ramenée dans le pays à l’époque des croisades. Des courses, bien entendu, sont organisées plusieurs fois par an. Les douze foires annuelles ont pour objet la vente de ces chevaux, richesse du pays tout en prairies, la culture presque totalement négligée. Les routes sont sillonnées de cavaliers qui dressent des montures et s’exercent à l’équitation. Pays de centaures. Les jeunes gens que l’on rencontre ont presque tous le costume local : large chapeau, veste Louis XVI s’ouvrant sur un gilet à double rangée de boutons, culotte de cheval et houseaux bridés sur des chaussures armées d’éperons. Les femmes ne sont pas des centauresses, ce sont des fileuses, leur réputation est grande, leur fil fin et régulier peut servir aux dentelles.

De Corlay, pour explorer le pays entre Carhaix et Belle-Île-en-Terre, j’opte pour la route de Callac. C’est non loin de Callac, sur la lisière de la forêt de Duault, à la chapelle de Saint-Gervais, qu’avait lieu, un pardon effroyable, véritable bataille entre les Cornouaillais et les Vannetais pour se disputer la bannière et se rendre le saint favorable. Un témoignage oral, recueilli par M. Anatole Le Braz, décrit une affreuse mêlée où les penn-baz « se lèvent, s’abattent, tournoient, décrivent de larges moulinets sanglants », où les femmes « griffent et mordent », où il y a « des bras rompus, des têtes cassées », des gens « qui vomissent le sang à pleine gorge ». Ces faits ne peuvent être passés sous silence, ils serviront, avec tant d’autres, à mettre au point l’histoire religieuse de la Bretagne. Mais ce n’est pas cette histoire que j’écris, quoiqu’elle m’apparaisse à chaque pas. Je vais à Bulat, où le culte a plus de douceur. Là, au milieu de la lande, une église au délicieux clocher à jour, un ossuaire où la danse des morts grimace et gesticule. Il y a le nom de l’artiste : « Le troisième jour d’avril, l’an 1552, fut commencé faire ce segreterie par Fouquet Jehannou, maistre de l’œuvre. » Dans la tour, au-dessus de la sacristie, on voit la « chambre des ermites » où « deux frères maçons », qui avaient travaillé à l’édifice, logèrent le reste de leur vie. Le pardon de Bulat a lieu le 8 septembre. C’est le pardon des fontaines. Ici, on ne répand pas le sang, on n’entend pas d’imprécations et de cris de rage. Le doux murmure de l’eau bruit des neuf fontaines de Bulat, l’une dans le cimetière, une autre sur le chemin de Callac, les sept dernières à 50 mètres plus loin. On vient de loin demander à ces fontaines le secret de la santé et du bonheur. Les nouvelles mariées jettent aux fontaines les épingles de leur corsage pour obtenir la maternité. Une jeune fille, dit-on, fit 30 kilomètres sur les genoux, vers 1840, pour assister au pardon de Bulat. Pauvre fille ! Ce rude labeur ne pouvait lui être demandé par les divinités bienfaisantes des eaux, si bien célébrées par Le Braz le soir où il vit se former dans la brume la « ronde des antiques Naïades bretonnes, filles immortelles des eaux, de la solitude et de la nuit. »

Non loin de Bulat, Bourbriac, où le patron, saint Briac, est invoqué pour la guérison de la folie et de l’épilepsie. Ici encore, les scènes sont affligeantes, de cris, de convulsions des malheureux soutenus par leurs parents et leurs amis pour franchir la porte du sanctuaire. On les pousse, parfois on les frappe pour les obliger à passer le seuil, car ils doivent, pour guérir, faire l’expérience pendant sept années de suite, et, s’ils font un faux pas, ils sont obligés à recommencer. Je quitte cela pour la nature toute-puissante et tranquille. Avant d’arriver à Belle-Île-en-Terre, qui sera le terme de cette course et où je compte bien rester quelques jours, je vais, par les routes et les forêts, explorer les environs. Par Cludon, Kernevez, à travers des paysages magnifiques de force et de solitude, je vais à la forêt de Beffou. C’est un reste des anciennes forêts qui couvraient la Bretagne, — la Bretagne, sûrement, fut une forêt compacte, — et que les immigrés ont dû déboiser, mètre par mètre, pour respirer, former des terres arables, se construire des habitations. Beffou est resté, grâce à l’aridité du sol rempli de minerai où domine le plomb. Il n’y a guère de chemins, mais des sentiers interrompus à chaque instant par des landes et des fossés. J’arrive au Pavé, ancienne voie romaine, fragment probable de la route de Carhaix à Tréguier, dont on retrouve çà et là des traces. Des chênes, des pins, des hêtres, des bouleaux, poussent d’un sol de bruyères et de fougères. Les points riches en humus sont marqués par des cimes plus élevées, une floraison plus grasse. Çà et là, des anfractuosités de rochers, repaires possibles de loups et de sangliers. C’est, à part quelques rochers plus hauts et des pentes plus raides, la même impression qu’à Paimpont. Prendre la route de Loguivy m’éloignerait trop de Belle-Île. Je trouve nourriture et gîte suffisants dans une maison au bord d’une route, et, le lendemain, je rentre en forêt. Forêt de Coat-an-Nay, forêt de Coat-an-Noz, le Bois du Jour et le Bois de la Nuit, qui se touchent, sauf la séparation d’un ruisseau. Coat-an-Noz, surtout, est admirable de pousse drue, de grandeur, de solennité farouche, avec tout à coup l’apaisement régulier d’un parc, autour de la maison de la Bosse, en pleine forêt, non loin des Forges. On traverse, comme on veut, ces domaines bretons, et je me trouve presque sans transition, en sortant des antres les plus sauvages, à la lisière d’un beau jardin régulier où j’aperçois des jeunes filles vêtues de blanc qui jouent au tennis. Je sors par Locquenvel, au clocher du xiie siècle, au fin jubé, aux vitraux racontant la vie de saint Envel.

LOCQUENVEL, VILLAGE AU CLOCHER DU XIIe SIÈCLE, PROCHE LA FORÊT DE COAT-AN-NOZ.

J’aime Belle-Île-en-Terre, au centre du paysage verdoyant, sans cesse rafraîchi par la rivière et les ruisseaux qui courent de toutes parts. Dans mes souvenirs, ce pays, avec ses arbres légers, sa verdure tendre, à si peu de distance du sombre Coat-an-Noz, me semble une verte et tendre prairie, coupée de cressonnières. Le bourg est le lieu de sécurité, le résumé du monde que j’ai déjà rencontré. Quelqu’un, qui a habité Belle-Île autrefois, me dit la vie de petite ville menée là, les boutiques, les usages de commerce, le monde ouvrier de la papeterie établie sur la rivière, le monde de fonctionnaires et de bourgeois qui formait une société avec ses rites, ses rencontres, ses réceptions, l’atmosphère d’idées et de conversations alimentées par la présence perpétuelle des choses de la campagne, des chasses, de tous les événements qui peuvent se produire à l’intérieur et au dehors des maisons, à la ville et aux champs. Le décor est le même, et l’existence n’a pas changé. C’est le même au-jour-le-jour paisible, avec l’afflux de toute la vie environnante, une fois par semaine, pour le marché. Le temps se passe ainsi très doucement à flâner autour des halles, aux vitres des boutiques, à s’en aller en excursion à Louargat, à Plounevez, au Menez-Bré, haut de 300 mètres, d’où l’on voit toute une étendue verte et sombre, tout un mamelonnement de collines et de forêts jusqu’aux montagnes à l’horizon, et au nord la noirceur ou la lividité de la mer. Et surtout, je m’en retourne au matin vers le Bois du Jour, pour revenir le soir par le Bois de la Nuit, en descendant les routes escarpées, bordées de sombres massifs où j’entends les hiboux roucouler comme des tourterelles.

BELLE-ÎLE-EN-TERRE, LE BOURG ET LE CLOCHER VUS DE LA RIVIÈRE.


Gustave Geffroy.


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

  1. Suite. Voyez pages 469, 481, 493, 505, 517 et 529. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.