Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/19
LA BRETAGNE DU SUD[1]
I. — Le Pays de Nantes.
peine a-t-on fait quelques pas hors de la gare de Nantes, que l’on aperçoit les
quais étendus, les tranquilles avenues, les hauts bateaux balancés dans les
bassins, les petites places silencieuses sur lesquelles tombe la musique métallique
des cloches. Mais Nantes veut un plus long séjour que d’une journée. Il faut y
regarder en détail le château, les églises, les musées. Ce sera pour demain. J’arrive
à la fin d’un après-midi, et je me contente de la promenade de la rue Crébillon,
éclairée par les lampes électriques, tout le long de laquelle déambulent les beaux
et les belles de la ville. À la terrasse des cafés, dans la douceur du soir, ce sont
les conversations d’affaires des négociants, des voyageurs de commerce. On entend
des noms de bateaux, des énumérations de marchandises, causerie crépusculaire
dont je suis loin de contester l’à-propos, et c’est un grand charme,
d’ailleurs, que le décor de la place Graslin et de la rue Crébillon, encombrées
d’une foule qui va et vient, sans bruit, passage d’ombres qui n’est pas troublé par
le roulement des voitures, et qui peut envahir comme il lui convient le milieu de la chaussée. C’est sur le quai de la Fosse que roulent les tramways, et aucun véhicule ne se montre ici. Paris, alors, apparaît sur
tout dans le souvenir comme la ville des fiacres.
Cette rue Crébillon, qui va de la place Graslin à la place Royale, est la belle rue, la rue à boutiques. On y admire les étalages, on s’y donne les nouvelles, et se promener là, tous les soirs, à la même heure, cela s’appelle crébillonner. Plus bas, vers le quai de la Fosse, si actif pendant les heures du jour, il est tout un dédale de rues et de ruelles désertes et mortes, tout un quartier qui prend, la nuit, un aspect mystérieux de ville du Moyen Âge. Pas une fenêtre éclairée, pas une silhouette de passant, et il est à peine neuf heures du soir. L’ombre des lanternes se découpe sur le pavé en forme de toiles d’araignées bougeantes, et c’est tout le mouvement, toute la vie de la rue. Pourtant, voici une femme en coiffe blanche qui passe à grand bruit de sabots, et qui chante avec une voix de cantique. Elle disparaît sous une porte comme si elle rentrait dans la coulisse, et c’est l’absolu silence revenu.
Cette voix, cette coiffe, c’est la preuve de la Bretagne. Sans cela, on n’aurait guère, à l’arrivée, que l’impression du déjà vu, on évoquerait le souvenir de Rouen, de Bordeaux, de toutes les villes traversées par un fleuve qui crée une animation presque perpétuelle. Mais la masse sombre du Château modifie aussi cette sensation. Une tour trapue, énorme, se dresse au-dessus de la chaussée bordée de peupliers fluets, au feuillage maladif. Le Château fait songer à l’histoire de la ville, capitale des Namnètes, conquise par les Romains, évangélisée par saint Clair, affranchie au ve siècle, promue capitale du comté Nantais et du duché de Bretagne. Invasions de barbares, conquête par Clotaire Ier, occupation par les armées de Charlemagne, proclamation du roi Noménoé, envahissement des Normands chassés par Alain Barbe-Torte et par Geoffroy, comte de Rennes, victoire du duc de Normandie sur Jean de Montfort, siège par Buckingham, délivrance par Olivier de Clisson, exécution du maréchal Gilles de Rais, mariage de Charles VIII avec la duchesse Anne, ce sont quelques-uns des faits principaux de la première partie de l’histoire de Nantes. Puis, les guerres de religion après l’introduction du calvinisme en 1558, le parti de la Ligue résistant avec Mercœur à Henri IV, dont l’autorité est reconnue en 1598. C’est à Nantes qu’est exécuté Chalais, conspirateur contre Richelieu. C’est à Nantes que le surintendant Fouquet est arrêté par ordre de Louis XIV. Bien que ralliée à la Révolution et repoussant, en 1793, l’attaque des Vendéens de Cathelineau, la ville souffre cruellement sous la Terreur, et le nom de Carrier évoque les noyades, les « mariages républicains », les bateaux à soupapes, la guillotine, les fusillades, les violences soumises à l’enquête d’un envoyé de Robespierre, qui fait cesser la boucherie et révoque le féroce commissaire de la Convention. Ce n’était pas terminé toutefois, et Charette, qui avait repris les armes après avoir consenti à traiter, est fusillé place de Viarmes : on voit là, dans un étroit renfoncement, une croix de pierre sur un piédestal. Quels événements encore ? Une émeute en 1830, l’arrestation de la duchesse de Berry en 1832. Quels personnages sont nés à Nantes ? Ils sont nombreux. La duchesse Anne d’abord. Des artistes : Charles Errard, Germain Boffrand, Ducommun du Locle, Debay, Jules Dupré, Toulmouche, Delaunay, Luminais. Des écrivains : Élisa Mercœur, Mélanie Waldor, Charles Monselet, Jules Verne. Des militaires : Cambronne, Bedeau, Lamoricière, Mellinet. Une femme savante et philosophe : Clémence Royer.
Une ville est un être vivant, en perpétuelle transformation, dont la descente et l’ascension sont nettement visibles. Nantes est toujours une cité vivante, et il n’y a qu’à se promener au long des quais de la Loire pour connaître son activité commerciale. Les noms des bateaux, les pavillons, les transports de marchandises, tout parle de voyage, de la poésie aventureuse des longs parcours. Le mouvement, toutefois, a bien diminué, et le port n’est plus classé au premier rang dans le trafic maritime, comme il le fut au milieu du xviiie siècle : l’envahissement du lit du fleuve par les sables empêche les bâtiments de fort tonnage de remonter le fleuve, non seulement jusqu’à Nantes, mais jusqu’à Paimbœuf. On remédia à cet état de choses en construisant le port de Saint-Nazaire, mais on en est revenu au problème de la Loire navigable, et l’on peut croire qu’un jour la batellerie remontera jusqu’à Angers d’abord, puis jusqu’à Orléans. Cette question de la Loire navigable est la grande question à Nantes, depuis plus d’un demi-siècle. C’est que le mouvement industriel est vif ici : il porte sur la raffinerie, la construction des navires, le tissage, la fonderie, les couvertures de laine, la flanelle, les toiles peintes, le feutre pour la garniture des bateaux, les cordages, le savon, etc., mais c’est surtout par la confiserie des sardines, la préparation des conserves alimentaires, la fabrication des biscuits, que Nantes a établi sa renommée. Ce qui n’empêche pas quantité d’autres commerces par lesquels s’écoulent les produits bretons : le bois, le bétail, le beurre, le sel, le vin (gros plant et muscadet), les eaux-de-vie, le vinaigre, les machines agricoles, le miel, le sucre, les étoffes, les salaisons… Allez vous promener au long du quai, vous verrez tout cela, et un magnifique paysage d’eau et de bateaux.
Il n’y a pas que ce beau décor moderne à Nantes, il y a un décor historique. Le château d’abord, avec ses massives fortifications, ses tours épaisses. C’est l’ancienne résidence des ducs, et sa première construction, par Alain Barbe-Torte, est de 938. Reconstruit en partie en 1466 par le duc François II, qui le flanqua de quatre tours, il a servi longtemps de prison d’État, puis de magasin à poudre. Il est classé aujourd’hui comme monument historique, et il a fort bon air, avec les trois tours qui lui restent et ses courtines surmontées de sculptures à demi-effacées. J’entrevois dans la cour la belle ordonnance d’une construction de la Renaissance et l’entourage de fer d’un puits, mais je ne vais pas voir les collections d’armes installées par la direction de l’artillerie. Je ne vais pas voir davantage, à l’Hôtel de Ville, le coffret qui « a renfermé » le cœur de la reine Anne. Cette relique, primitivement inhumée dans le tombeau de François II et de Marguerite de Foix, à Saint-Pierre, était, en 1824, au dire d’Émile Souvestre, « entre les mains du concierge de l’Hôtel de Ville, qui la conservait dans une vieille commode, avec les bijoux de chrysocale de sa femme ». Le Grand-Théâtre, architecte Mathurin Crucy, est resté beau, s’il n’est plus le monument achevé en 1788, détruit, huit ans après, en 1796, rétabli en 1811, restauré en 1844 et en 1865. Il est sur la place Graslin, l’un des endroits de France où l’on goûte le mieux le charme et la force tranquille de la vie d’une grande ville de province. C’est à la fois, si l’on peut dire, animé et calme, lorsque le soleil découpe l’ombre des maisons sur le pavé, que les conversations d’affaires se poursuivent à la terrasse des cafés, et que quelque paysanne apparaît à l’issue d’une rue montante. Du même Mathurin Crucy, la Bourse, de style grec comme la Bourse de Paris. Celle de Nantes, bâtie de 1792 à 1812, est donc à la mode du temps, pasticheur de l’antiquité. La Halle, construite en fer, bien aérée, correspond mieux à sa destination. Par la rue Crébillon et la rue Lafayette, dite aussi rue des Banques, toute écussonnée d’enseignes d’agents de change et de banquiers, on arrive au Palais de Justice, qui dresse son style Louis-Philippe et ses statues allégoriques parmi des verdures.
La Cathédrale, ou église Saint-Pierre, aurait pu être d’une architecture plus recommandable si elle n’avait pas subi tant de remaniements depuis le iiie siècle, date de sa fondation, en 570, en 1434, en 1484, en 1612 ; enfin tout récemment, on a démoli, on a ajouté, consolidé, refait l’intérieur comme la façade. Elle renferme heureusement une œuvre de haut intérêt, le tombeau de François II, duc de Bretagne, et de Marguerite de Foix, son épouse. La donatrice est Anne de Bretagne, le sculpteur est Michel Colomb. C’est un bel arrangement d’art de la Renaissance, d’une parenté italienne pour l’ensemble, mais avec le sentiment de notre Moyen Âge qui a persisté dans la sculpture de portraits de l’école française. Le duc et la duchesse, tombés au calme de la mort, ont des physionomies très particularisées, marquées d’observation précise. De même, les femmes qui flanquent les quatre coins du sarcophage de marbre blanc sont des femmes vivantes, de la plus tranquille réalité, malgré qu’elles symbolisent des vertus cardinales : la Force, la Sagesse, la Prudence, la Justice. Le monument est creusé de niches en marbre rouge où sont blottis les douze apôtres, Charlemagne, saint Louis et saint François. Le tout est entouré, soutenu, par seize figures de moines, aux manteaux noirs, abîmés dans la prière, accablés d’humilité. Par l’étendue de la composition, la variété de l’expression, c’est une des œuvres principales de la sculpture française. La sculpture du xixe siècle, que l’on peut voir ensuite dans cette même église de Nantes, n’a pas la même densité de formes, la même expression ferme et nette, mais c’est, toutefois, une des œuvres où le statuaire Paul Dubois a le mieux marqué son savoir et son goût : le mausolée du général Lamoricière, étendu, lui aussi, en gisant, et entouré par quatre figures représentant la Foi, la Charité, l’Histoire et le Courage militaire.
Il y a nombre d’églises à Nantes : Saint-Jacques, près de l’hôpital, avec de beaux restes du xiiie siècle ; Sainte-Croix, quelconque, du xviie siècle ; Saint-Nicolas, moderne, adroit pastiche de Lassus… L’énumération pourrait continuer : Notre-Dame-du-Bon-Port ; Saint-Similien ; Saint-Clément ; Sainte-Anne ; Saint-Clair ; et des chapelles… Mais il est d’autres œuvres d’art à Nantes. Au Musée, installé en 1900 dans un palais neuf, parmi de nombreuses sculptures et peintures récentes, souvenirs de nos Salons annuels, des œuvres de haut intérêt font, du musée de Nantes, un des plus beaux de nos provinces : deux saints, de Filippino Lippi ; des portraits de Bronzino, Moroni (ou Véronèse) ; un Convoi d’évêque, d’Andrea Sacchi ; des scènes de Venise, de Guardi, Canaletti ; un extraordinaire Joueur de vielle, de l’École espagnole, que l’on a pu attribuer à Vélasquez pour la sûreté et la finesse de la touche, pour l’enveloppe blonde et transparente de la figure. L’École française est abondamment représentée : Mignard, Lenain, Rigaud, Lesueur, Lancret (une Camargo dansant), Pater, Carle et Louis Michel Vanloo, et enfin de Watteau un tableau authentique et deux autres, attribués à Lancret, qui doivent être restitués à Watteau, et Greuze, et Nattier. Parmi les peintures du xixe siècle, un grand chef-d’œuvre, la Madame de Senones, d’Ingres, une des figures les plus souples, les plus vivantes, d’un style admirable qui s’adapte étroitement à la réalité ; avec Ingres, il y a Gros, Delaroche, Flandrin, Brascassat, Delacroix, Léopold Robert, Horace Vernet, Courbet, Daubigny, Rousseau, Baudry, Delaunay, Raffaëlli…
Ce beau Musée de Nantes se complète par le Musée Dobrée, legs de M. Thomas Dobrée, collection archéologique bretonne, meubles, costumes, objets, logés dans l’hôtel du défunt, le Musée d’histoire naturelle ; le Musée industriel, commercial et maritime ; les Archives départementales ; la Bibliothèque municipale, riche en ouvrages sur la région, en estampes, en manuscrits, en impressions rares. Nantes est donc une ville où le travail de l’esprit est possible. Faut-il énumérer les écoles, les institutions d’enseignement ? Le Lycée, l’École préparatoire des sciences et des arts, l’École secondaire de médecine, l’École d’hydrographie, l’École de dessin, le Conservatoire de musique et de déclamation, l’École professionnelle communale, l’École des sourds-muets, la Société archéologique de la Loire-Inférieure, la Société académique, la Société des Beaux-Arts, et plusieurs autres cercles composés d’amateurs érudits.
La rue offre d’autres intérêts : de grands mouvements de population, tout d’abord. Il y a un passage de foule, le matin, à l’heure où chacun va aux affaires ; puis, le travail du port, le déchargement et l’arrivage des embarcations, l’encombrement des cafés, le soir. Mais on ne boit pas que le soir à Nantes. Un Nantais m’a avoué qu’il se faisait, dans sa ville, une énorme consommation d’un vin blanc terrible, appelé gros-plant ; on boit cela le matin pour « tuer le ver » ; le soir, c’est l’apéritif, le redoutable apéritif des ports de mer, et la bière après le café, au bruit des musiques en plein vent, installées place Graslin et place Royale. Ce sont des traits avérés, incontestables, de la vie de province. Ils ne sont particuliers ni à Nantes, ni à la Bretagne, mais ils sont bien visibles à Nantes. La conclusion, c’est que là, comme ailleurs, beaucoup de gens pourraient bien vivre, et y vivent mal. Aussi, beaucoup de physionomies sont tristes et ravagées. Pourtant, de même qu’il ne manque pas ici de moyens d’étude, il ne manque pas non plus de facilités de promenade et de repos : le cours de la République, où Cambronne fait souvenir de Waterloo ; les cours Saint-Pierre et Saint-André, séparés par la statue de Louis XVI ; les quais, avec leur développement de dix kilomètres ; le Jardin des plantes, tout bruissant de cascades et de lacs ; et tant de boulevards ; et quelques décors de vieux quartiers, le pont de Pirmil, daté du xie siècle, d’anciens logis où descendirent les rois de France en voyage.
Les environs de Nantes sont là aussi, qui invitent aux excursions. On n’a que l’embarras du choix. Un pèlerinage littéraire a décidé l’une de mes promenades. J’ai voulu voir la maison que Michelet habita après que le coup d’État de 1851 l’eut privé de sa chaire au Collège de France : « J’allai, dit-il, tant que la terre me porta et ne m’arrêtai qu’à Nantes, non loin de la mer, sur une colline qui voit les eaux jaunes de Bretagne aller rejoindre dans la Loire les eaux grises de Vendée ». La maison, de style Louis XV, dite la Haute-Forêt, appartenait à M. Pironneau, elle était bâtie sur un coteau qui domine l’Erdre, et flanquée d’une tourelle qui servait à Michelet d’observatoire. Mais tout cela a été démoli. De même, le cèdre du jardin, « vaste cathédrale végétale », n’existe plus : il était haut de quatre-vingt-trois pieds, on le voyait de trois lieues, des bords de la Sèvre nantaise et des bois de la Vendée. Seul, le paysage est resté. C’est là que Michelet se promenait, au retour des Archives et de la Bibliothèque de Nantes. Il y vécut du 21 juin 1852 au 16 octobre 1853. Il y écrivit la Révolution, et, avec Mme Michelet, ces œuvres de nature : l’Amour, la Femme, l’Oiseau, la Mer.
Le hasard d’une rencontre me fit, le lendemain, aller en bateau jusqu’à Sucé, en remontant l’Erdre. Délicieuse rivière, joncs et roseaux, nénuphars en fleurs, paysage de féerie, dominé par le bois de Barbe-Bleue, la muraille crénelée à front bastionné, qui fait prononcer le terrible nom de Gilles de Rais, évoqué par Huysmans dans Là-Bas. La rivière s’élargit en cirque, les coteaux succèdent aux coteaux. Nous abordons au port de la Chapelle-sur-Erdre. Non loin, le château de la Gascherie, qui fut l’habitation de Charrette. Au bourg de la Chapelle, quelques femmes se dirigent vers l’église ; leur costume est sensiblement le même que celui des villageoises du centre de la France, la coiffe seule est particulière, étroite à cause des vents très violents dans ces parages, le fond mince, légèrement relevé et noué au chignon à l’aide d’un ruban qui flotte autour de la tête.
Clisson, où je vais un autre jour, à l’extrémité de la Bretagne qui pénètre dans la Vendée et le Maine, Clisson est célèbre, non seulement par le souvenir du connétable, par le séjour d’Héloïse, par le tournoi organisé par François II, dans la prairie des Guerriers, en l’honneur de Marguerite de Foix, sa seconde femme, mais encore par de tragiques épisodes des guerres de la chouannerie. Le château, dont les ruines sont classées parmi les monuments historiques, émergent, dominées par un donjon et des tours, d’un monceau de verdure, autour duquel apparaissent quelques pauvres habitations. Il reste des murailles couronnées de créneaux à mâchicoulis, des bastions, la salle des gardes, une cuisine avec deux cheminées, des souterrains, des cachots, les débris d’une chapelle. Du haut des courtines, des tours, et par les fenêtres, on voit les cours jonchées de verdure, un if qui pousse à l’endroit où était le puits, et tout un panorama merveilleux traversé par la Sèvre et la Maine, coupé par des ponts de pierre et par un viaduc de 107 mètres. On voit aussi à Clisson le tombeau des frères Cacault, qui reposent au Temple de l’Amitié : ils ont été propriétaires du château, et ce sont leurs collections qui ont fait le premier fonds du Musée de Nantes. Aux alentours, c’est la grotte d’Ossian, la chapelle de Tout-à-la-Joie, le bois Corbeau, les châteaux de la Lande et du Grand-Pin sauvage, le petit bourg de Pallet, pays d’origine d’Abélard, et, près du calvaire, une chapelle où l’enfant d’Abélard et d’Héloïse reçut le baptême et le nom d’Astrolabe.
Par la route, on peut aller au lac de Grandlieu. C’est un long trajet, mais on est payé de sa peine par la vue d’une belle nappe d’eau, qui s’étend sur une surface de sept mille hectares, et qui a neuf kilomètres de long sur sept de large, petite mer intérieure, qui occupe la place d’une ville engloutie. Mais c’est en chemin de fer que je vais à Machecoul, ancienne place forte fondée au ixe siècle, capitale du duché de Rais ; c’est là que fut arrêté le terrible maréchal, ancien compagnon de Jeanne d’Arc, tombé dans le délire de la sensualité et de la cruauté : il fut pendu et brûlé à Nantes en 1440. La ville fut démantelée sous Louis XIV ; ce qui restait du château disparut à peu près complètement, pendant les guerres de Vendée, et l’on n’en voit plus aujourd’hui que des débris couverts de lierre, en face d’une allée.
De là, en une dizaine de kilomètres par route, on arrive à Bourgneuf-en-Retz, autrefois un port et aujourd’hui à plusieurs kilomètres de la mer ; on y exploite des marais salants. En suivant le chenal du Collet, on parvient à la baie de Bourgneuf, formée par la pointe de Saint-Gildas, au nord-ouest, et la presqu’île de Noirmoutier au sud-ouest. Elle dessine une série de petites anses très propices aux stations balnéaires, parmi lesquelles Pornic et Pornichet. Les riches Nantais y viennent régulièrement, les caprices de la mode y attirent parfois les gens de Paris et d’ailleurs. Le bourg, dominé par la pointe d’un fin clocher, s’étend au long du canal de la Haute-Perche, au milieu d’escarpements fort pittoresques. Pornic et Pornichet sont des stations de bains selon le cœur des habitants des villes en vacances. Pendant trois mois de l’année, une population campe ici, au bord de la plage de sable, dans les chalets construits sur les mamelons plantés d’arbres verts. Toute cette verdure de sapins, échauffée par le soleil, dégage un arôme résineux, un parfum brûlant qui envahit le voyageur. Il semble que tout vienne d’être tiré d’un coffre gigantesque et déposé sur le sable, tant cela, vu d’ensemble, a l’air d’une réunion de jouets neufs, peints et vernissés. Plus on regarde, plus on en découvre. On se figure assister à un accroissement visible, à une multiplication immédiate. Une légère ville, ayant une existence annuelle de trois mois, se trouve ici construite, apportée toute faite comme les maisonnettes d’expositions universelles, les bâtisses norvégiennes, ou sortie du sol, au coup de sifflet d’un changement à vue, par un miracle de rapidité humaine.
Il est certain que cet air est salubre, que ce parfum d’arbres est délicieux à ceux qui ont absorbé pendant toute l’année la fumée et le brouillard des cités industrielles. Tout de même, on refait une agglomération humaine, sous le prétexte de solitude et de repos. L’espace énorme finit par se rapetisser singulièrement, ainsi divisé en cases mitoyennes, et l’existence reprend vite, dans ce mélange humain, ses exigences de décorum. La mode du vêtement élégant et de l’habitude mondaine finit par s’imposer, et l’on ne rencontre que familles tirées à quatre épingles, pourvues de tous les agréments de la toilette, et allant cérémonieusement se rendre des visites, de chalet à chalet, de boîte à boîte.
Cette promiscuité, tout naturellement, se continue au bord de la mer, et jusque dans l’eau. Chacun a sa vague, et il lui serait bien difficile de se baigner dans la vague d’à côté sans y rencontrer un voisin. C’est une humanité qui apporte avec elle ses entours. Elle vient se mouiller et se sécher, méthodiquement, puis elle reprend le train pour Nantes, pour Angers, pour Rennes ou pour Paris. Aussi, quel désœuvrement, quel ennui, chez la plupart des baigneurs et des baigneuses, lorsqu’il y a de la pluie dans l’air, ou que le vent se fixe mal à propos pour les promenades ! Les amateurs ne voudraient, dans toutes ces stations, qui ont envahi la Bretagne après avoir envahi la Normandie, que le calme absolument plat de la mer, que le sourire immuable du ciel, de la lumière, de toutes choses.
La descente de la Loire peut être effectuée par un des bateaux qui font le service entre Nantes et Saint-Nazaire. Je fais ce voyage d’environ trois heures, au cours duquel on aperçoit Basse-Indre, dominée par les hautes cheminées des établissements de la marine ; Indret, qui me fait souvenir du Jack d’Alphonse Daudet ; Couéron, autre village industriel ; le clocher de Pellerin ; la Martinière, pays d’origine de Fouché ; des îles, des bancs de sable, qui barrent le fleuve et obligent à de longs détours ; Paimbœuf, ancienne ville prospère, maintenant ruinée.
Saint-Nazaire fut un bourg, un port de relâche, sans abri, exposé aux rafales d’ouest, puis on y commença, en 1842, un bassin à flot, puis un autre bassin y fut creusé pour donner accès aux bâtiments de l’État et pour les chantiers de réparation. Mais Saint-Nazaire, malgré son importance possible, son rôle de lieu de transit à l’embouchure de la Loire, n’a pas l’aspect de capitale et de cité ancienne de Nantes ; c’est le chantier, l’usine, la construction sans passé, la rapide improvisation utilitaire, le point de départ et d’arrivée de paquebots qui sillonnent l’Atlantique. La richesse ne prend pas le même aspect qu’à Nantes, l’installation bourgeoise n’apparaît pas. Le monde du travail fonctionne sous le grand ciel, entre la Loire et la mer. Un monde ouvrier semble enserrer la ville, neuve, légère, d’aspect aimable et coloré comme une ville de bains, toute en bazars, en cafés, en hôtels, encombrés de gens de toutes couleurs, caravansérails aux chambres innombrables, à la cuisine quelconque servie à toute vapeur par un personnel de garçons glabres, à favoris, à moustaches, qui circulent autour des dîneurs comme des somnambules frénétiques.
On a plus d’agrément hors de ces casernes. L’arrivée, d’abord, par le vapeur de Nantes, est charmante. Le fleuve s’est élargi, le rythme des premières vagues s’établit, on entre dans le port. Dans Saint-Nazaire même, il est, après cette belle arrivée, des repos pour l’esprit et des joies pour les yeux. Le Jardin des plantes, hors de la ville, sur la route de Ville-ès-Martin, en pleine lumière, devant la mer, est accueillant au promeneur par ses allées fleuries et le parfum de ses résédas. Un autre jardin, près du port, est, du côté de la mer, élevé en talus, et, du côté de la ville, creusé en ravin. C’est un abri rustique, une retraite mystérieuse et embaumée, à deux pas de l’énorme agitation du quai.
La ville elle-même semble un lieu de passage. Sa physionomie de population en camp volant et de ville réjouie en plein air m’apparaît, un dimanche de régates, au long des quais, de la jetée, de la plage, tout le monde dehors sous le soleil d’été, tout un mouvement scintillant de robes claires et d’ombrelles blanches au bord de la mer bleue. Le centre de la ville n’est pas non plus déserté. Sur la petite place, sous les stores des cafés, les gens s’attardent à écouter le concert de deux ambulants : un violon, une harpe. Ils jouent le Carnaval de Venise, l’air de la Bohémienne du Trouvère, de vives et enroulées musiques italiennes, qui semblent faire danser les atomes dans les rais de soleil. Ils jouent les phrases de langueur élégante de la Traviata. La mer est au bout de la rue, plate, ardente et blanche, une lumière de feu embrase les choses, une vision d’Italie emplit les yeux. Et, coïncidence singulière, voici que le joueur de harpe, la tête rase, la barbe noire en pointe, les joues bleues, le teint olivâtre, le profil à grand nez, ressemble trait pour trait au Véronèse musicien assis au premier plan des Noces de Cana.
Parmi tout ce monde, et sur un air de cette musique, entre sur la place une bonne femme qui quémande des sous. Caduque, courbée, le bâton tâtonnant, elle tend une pauvre main crochue qui ne peut ni s’ouvrir ni se refermer, elle est vêtue de haillons noirs, sordides, mais elle a tout de même une coiffe blanche sur la tête. Triste aïeule exilée de partout, sans famille, sans gîte, ayant survécu à tous les siens, forcée de sortir de sa chaumine croulante de vétusté, elle vient du fond des campagnes vers les grands ports de mer où elle sait vaguement que les navires sont chargés de marchandises, que les comptoirs regorgent d’or. C’est la vieille Bretagne des routes perdues, des hameaux envahis de lande, qui s’en vient mendier dans la ville neuve. Comment ceux de son village ne l’ont-ils pas gardée ? Comment, à eux tous, ne lui donnent-ils pas la paille pour son court sommeil, son écuelle de lait et son morceau de pain noir ? Toujours et partout l’âme de l’homme sera-t-elle donc fermée, égoïste, dure comme les pierres !
Il est impossible, après que la vieille à passé, de retrouver le charme artificiel de tout à l’heure. Il faut un effort de pensée pour revenir à la signification de travail, d’idée, de civilisation, exprimée par Saint-Nazaire, il faut retourner au port, revoir les navires partant au large, les paquebots superbes bondissant sur les lames, maisons flottantes libres dans l’air, l’humanité en labeur et en recherche.
Je laisse là Saint-Nazaire et sa fête pour aller me promener jusqu’à Ville-ès-Martin. C’est un faubourg de la ville, à une demi-heure de marche à peu près, en passant devant le délicieux Jardin des Plantes. La route longe des villas à vendre ou à louer. La mode n’est pas ici, les saisons de bains doivent y avoir un aspect fort tranquille. Personne, en effet, au bout de cette route, sur les bas rochers et sur l’apparence de plage. Un fort en construction, une guinguette qui s’affirme comme le « Rendez-vous des artilleurs ». Une autre guinguette encore, qui ne se réclame pas d’une arme spéciale, où le simple passant peut s’installer devant les crevettes roses et le homard rouge. C’est exactement le même genre d’établissement qu’aux environs de Paris, à cela près que le homard remplace le lapin, et que le sable remplace la poussière. De même qu’aux environs de Paris, les gens de la ville viennent le dimanche, me dit la bonne qui me sert. Ici, on dîne surtout de la mer et du coucher de soleil, et si la disparition de l’astre et son dernier et triomphal reflet sur l’Océan constituent un plat trop servi de la cuisine littéraire, il n’en reste pas moins nouveau, d’une saveur perpétuelle, pour les yeux et pour l’esprit. Pourquoi se lasserait-on de cette eau splendide, moirée de gris, glacée de vert, de bleu, dorée de vieil or ? Pourquoi, devant un tel spectacle, se refuserait-on à l’admiration de l’harmonie des choses, ne serait-on pas envahi par la douceur de l’heure, par l’ardeur suprême du soleil mourant ? Pourquoi l’idée de la destinée de l’homme ne surgirait-elle pas subitement, de même que ce petit feu rouge de veilleuse qui vient d’être allumé, et qui tourne dans la lanterne du phare minuscule, l’extrémité des rochers, en face de l’étendue immense, aveugle, sourde, et si belle ?
Le spectacle n’est pas moins beau à mon retour. Le ciel est illuminé de toutes ses étoiles. Il en surgit sans cesse, il en tombe quelques-unes, de ces étoiles de toutes les couleurs, il y en a de bleues, de vertes, de roses. Elles remuent, elles vivent. La voie lactée semble palpiter. La Grande Ourse inscrit par ses sept clous d’or une géométrie vivante sur le grand tableau du firmament. Encore une fois revient la préoccupation toujours ressassée, jamais banale, de la durée sans fin, de l’espace sans bornes. L’homme infime se voit environné de mondes, il a la sensation d’être l’expression d’un point de l’infini, et sa pensée et sa poésie lui apparaissent nées et inséparables de l’éternelle substance.
De Saint-Nazaire, je vais à Guérande, bâtie sur une colline dominant la mer, entourée de murailles de granit bâties en 1431, flanquée de dix tours et percée de quatre portes, pourvue de l’église Saint-Aubin, construite du xiie au xvie siècle. Certes, cette église en pierre blanche et dure est curieuse, et je m’arrête longtemps à regarder la chaire extérieure, les chapiteaux romans, les retables en marbre, le tombeau du xvie siècle. La muraille aussi vaut une visite, et la porte Saint-Michel a grand air avec ses deux tours et son massif bâtiment qui est à la fois hôtel de ville, prison et dépôt d’archives. Ce que les indications d’itinéraires et les énumérations de curiosités ne peuvent pas donner, c’est l’inventaire exact de l’esprit d’un habitant de cette petite ville, né là, et qui n’en serait pas sorti, et qui n’aurait ni le moyen, ni le désir d’en sortir. Les êtres de ce genre existent, malgré les grandes routes et les chemins de fer, et on en trouverait à Guérande, puisqu’on peut en trouver aux portes de Paris, et qu’il y a, à Bagnolet, à Montreuil, des bonnes femmes qui n’ont jamais franchi la barrière, qui ne sont jamais entrées dans l’énorme ville, qui n’ont jamais été tentées par ce dédale de rues, ce tas de maisons, cet océan de foule. Elles mourront donc et elles meurent sans avoir jamais rien su de ce mystère social qui s’élaborait à deux pas d’elles, de ce gouffre où bouillonne sans cesse une lave nouvelle sur les cendres de la veille. Pourquoi, alors, l’habitant de Guérande aurait-il davantage la hantise de ce qui se passe autour de sa ville tranquille ? Pourquoi n’y aurait-il pas ici des cerveaux ignorants et désintéressés de tout ce qui est en mouvement dans l’immense univers, sur la terre sillonnée de rails en tous sens, sur la mer où fument les paquebots rapides ?
Il y a place, comme partout en pays civilisé d’aujourd’hui, à une organisation et à un classement, et Guérande, pareille à toutes les moyennes et petites villes de l’Ouest, peut offrir sans doute à l’observation les catégories que l’on sait : des restes d’aristocratie, une bourgeoisie ayant profité de la liberté d’évolution pour prendre la place de l’aristocratie, j’entends la fortune et l’influence, une autre bourgeoisie, plus restreinte, de tradition libérale et voltairienne, un petit commerce végétant obscurément dans les rez-de-chaussée, des ouvriers, juste ce qu’il en faut pour les besoins de la ville et de ses environs. C’est la population nécessaire pour donner une apparence d’activité à cette enceinte fortifiée qui fait songer aujourd’hui à quelque inoffensif béguinage. La simplicité ne manque pas, ni l’élégance non plus, et de gracieuses et légères voitures de promenade sortent par toutes les portes, courent les alentours. Il y a parfois des courses de chevaux qui sont célèbres, et il peut fort bien se passer au milieu de tout cela, comme Balzac l’a prouvé dans l’un de ses merveilleux romans, des aventures assez compliquées.
Cet ensemble d’humanité, même avec certains cas de fièvres d’esprit exceptionnelles, n’en revêt pas moins, par son décor d’existence, un caractère de discrétion particulière, une allure de vie ancienne et cloîtrée. Les casaniers, auxquels on pense sans cesse pendant un séjour à Guérande, n’ont pas grand effort à faire pour rester chez eux. La haute muraille qui les enserre, et par-dessus laquelle on voit à peine, du dehors, un toit, un clocher, une tête d’arbre, cette muraille fait de la ville une véritable prison, mais une prison lumineuse, aux couloirs blancs, aux cellules confortables. Les rues et les ruelles tournantes, les maisons basses, parlent aux yeux de vie paisible, de règle acceptée. On n’imaginerait pas ici un littérateur tel que ceux qui sont avides de l’agitation de la vie. Un savant forcé de recourir à de nombreuses sources d’information, obligé de se servir d’un laboratoire minutieusement outillé, ne trouverait pas non plus à se créer à Guérande un milieu productif en découvertes. Mais on voit très bien, dans l’une de ces muettes maisons protégées par le rempart, un philosophe qui voudrait résumer en un traité, à la façon du xviie siècle, son expérience et sa pensée.
La promenade, nécessaire à la méditation et à la mise en ordre de ses constatations et de ses arguments, ne manquerait pas à ce métaphysicien établi dans la rigide et claire Guérande. Au dehors de la ville, c’est une belle allée circulaire. De vieux arbres, de vieux bancs, de l’ombre épaisse, et, tout autour de soi, les vallées illuminées, un pays de mer, les marais salants qui brillent au soleil de tous leurs cristaux. La fortification farouche est ouvragée de la dentelle verte des plantes grimpantes, tendue de la tapisserie des fleurs qui poussent entre les pierres. Il faut un effort pour songer que ces constructions ont été faites pour résister à des sièges, pour inspirer la prudence aux bandes qui parcouraient la campagne. Aujourd’hui, la muraille de 1431 abrite, dans les fossés pleins d’eau, les ébats de familles bavardes de canards, et c’est le récit attentif de la journée vécue par l’un de ces canards, qui constituerait l’histoire actuelle de la farouche fortification de Guérande.
Non loin, le Croisic, sa magnifique plage, sa promenade du Mont-Esprit, où les vieux ormes ont résisté aux vents de mer qui soufflent furieusement ici, ses rochers de la grande côte battus des vagues. C’est l’un des points où l’on a le mieux la sensation de l’océan, qui forme autour du spectateur un cercle presque parfait : l’eau même semble ininterrompue si l’on regarde derrière soi l’étendue des marais. Le bourg est intéressant d’aspect, avec ses maisons Renaissance, et les pauvres maisons de ses pêcheurs qui ont tant de mal à arracher à la mer leur subsistance. Le bourg de Batz, placé comme le Croisic entre les marais et la mer, a gardé la tradition de ses costumes, mais cette tradition va se perdant, ne se manifeste plus que par quelques vieilles gens, aux jours de fête. Voici l’un des survivants d’autrefois, en vêtements du temps de Louis XIV, le grand chapeau, le large col blanc, la veste bordée d’une double ganse, les gilets blancs superposés, et l’enfant, auprès de lui, tout pareil, sauf que l’aïeul porte un pantalon noir qui tombe sur ses gros souliers, et que l’enfant porte une culotte blanche, des bas, des jarretières et des petits souliers blancs. Ces costumes, religieusement conservés dans quelques vieilles armoires, c’est surtout ce que le souvenir emporte du bourg de Batz, de son passé aboli. L’église dresse une tour massive, surmontée d’un clocheton en éteignoir et d’un petit belvédère ; un cloître dessine ses fins arceaux au fond de la place déserte. L’intérêt du pays, c’est l’étendue des marais salants qui occupent un espace de 1600 hectares à l’est du Croisic et au nord de Batz et de Pouliguen.
Ce sont des bassins où l’on garde l’eau de mer des marées hautes à l’aide d’étiers et de vannes. Le réservoir principal, nommé vasière, alimente les conduits entre les heures de marée ; l’eau y monte à une température élevée, et pénètre, se concentrant de plus en plus, dans une série de bassins moins profonds,. puis dans de longues rigoles qui la mènent à d’autres bassins, lesquels alimentent encore d’autres rigoles aboutissant, après avoir quelquefois passé par un puits, aux œillets, où elle se transforme, par la dessication, en une croûte de sel. On brise cette croûte, on en fait des petits tas, des bossis, que l’on recouvre, après égouttement, de terre glaise ou d’herbes marines pour les préserver de la pluie. Les paludiers d’aujourd’hui ont probablement le costume du temps de Louis XIV, j’entends le costume de travail : blouse, culotte, jambières de toile, espadrilles, large chapeau dont une aile est relevée. C’est ainsi qu’ils vont remuer l’eau des étiers, émietter les croûtes, faire les tas et les abriter. Si l’on veut pousser plus avant la science des marais salants, on apprend que le sel ainsi obtenu, à l’état brut, est celui dont on se sert pour accélérer la fonte des neiges et des glaces dans les grandes villes, ou pour aider à la nutrition du bétail. Pour d’autres usages, il faut le débarrasser de la terre et des matières, d’abord par le lavage, puis par le raffinage.
Les beaux paysages ne manquent pas ici. J’ai dit la grandeur et le charme du Croisic. Au bas de Piriac, des roches de granit sont creusées en grottes profondes, dont l’une, celle du Chat, forme un souterrain de deux kilomètres de longueur. Toute cette côte déchiquetée est bossuée de blocs mégalithiques, usés et façonnés par le temps. N’importe, c’est toujours aux marais que revient la curiosité, à ces découpages réguliers, à ces amoncellements, à toute cette blancheur qui brille au soleil, flore bizarre, résidu de la mer, assainissement de la terre.
(À suivre.) | Gustave Geffroy. |
- ↑ La première partie de cette relation a paru sous le titre de : La Bretagne du Nord, année 1902, livraison 19 à 26 ; la seconde partie sous le titre de : La Bretagne du Centre, année 1903, livraison 40 à 46. Pour cette partie, comme pour les précédentes, toutes les photographies ont été faites par M. Paul Gruyer.