Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/20

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LA BRETAGNE DU SUD[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


I. — Le Pays de Nantes (suite).


Le Sillon de Bretagne. — Savenay vaincu par Saint-Nazaire. — Le souvenir de la bataille de 1793. — Paisible aspect et sommeil d’aujourd’hui. — La distraction du soir. — Redon la nuit. — Le port sur la Vilaine. — Ce que disent les vieilles maisons. — L’abbé Jean de Tréal. — Le commerce de Redon.



Ce que l’on nomme le Sillon de Bretagne est une ligne formée par deux chaînes de collines boisées qui, de Nantes, suivent la direction du nord-ouest et viennent s’affaisser dans le voisinage de Pontchâteau, sur la rive droite du Brivet. Entre ces hauteurs, on a tracé la route de Vannes, tandis que la ligne du chemin de fer a été construite au sud, au pied du coteau, au-dessus des prairies marécageuses qui s’étendent jusqu’à la Loire. Avant de parvenir à Savenay, on passe à côté d’un marais qui est le commencement de ces brières que l’on rencontre à chaque instant dans la région.

Savenay, qui fut une sous-préfecture, n’est plus, depuis 1868, qu’un simple chef-lieu de canton, dépossédé de son premier titre par Saint-Nazaire. Ses foires de bestiaux n’ont, toutefois, rien perdu de leur importance, dit-on.

Le souvenir des guerres de Vendée plane au-dessus de la ville : c’est là que le 23 décembre 1793, Kléber et Marceau infligèrent aux rebelles une sanglante défaite. La plaine fut couverte de cadavres, exhumés en 1816, transportés au cimetière, honorés en 1825 d’un monument démoli en 1830. C’est ce passé historique qui m’arrête à Savenay. Le tumulte sanglant d’autrefois me fait désirer connaître le calme d’aujourd’hui. Je monte donc vers la ville, au crépuscule, par la belle promenade où la vallée m’apparaît déjà bleuie d’ombre. J’entre dans la grande rue à l’heure des chauves-souris. J’y trouve encore plus de calme, de silence de mort, que je ne croyais. Savenay, dans la belle vallée, sur la douce colline, a l’aspect intérieur plus renfrogné que Guérande, bouclée sous sa ceinture de granit. C’est une surprise, au soir, lorsque l’on monte en ville, d’arriver par les pentes douces, à travers la claire verdure, dans ces rues mortes, bordées de maisons spectrales. Du moins, ce soir-là, ce fut la physionomie de Savenay. Peut-être la vieille ville bretonne connaît-elle des jours de fête où ses bâtisses sont recrépies et pavoisées, où une population en rumeur de joie circule par les chaussées. C’est possible, mais rien ne paraît plus opposé à son caractère, et il me semble l’avoir bien vue à l’heure qui lui convenait, avec la physionomie qu’elle doit avoir.

Ce n’est pas une ruine avec une carcasse solide et des blessures formidables. On ne voit pas, tout d’abord, de quel mal meurt Savenay. C’est d’une maladie de langueur, non apparente, très douce, qui la mine sourdement, et contre laquelle les ordonnances des médecins administratifs seraient impuissantes. La mort lui vient, sans doute, de ce grand fleuve qui passe à son horizon, de cette embouchure de Loire vaste et profonde qui reçoit les hauts navires, de ce riche et léger Saint-Nazaire qui enregistre les arrivées et les départs de ses paquebots, et qui frétille de tous ses pavillons et de toutes ses banderoles sous la brise du large. Il a bien fallu obéir à la force des choses, à la loi du sol, aux courants d’existence, et Savenay a dû être dépossédé de son rôle départemental au profit de la ville qui commande l’océan et le fleuve. La vie s’en va lentement, et l’on a, sur la hauteur, l’impression d’un ancien promontoire abandonné par les flots, d’un îlot en désuétude où nul n’aborde plus. Personne sur la promenade qui tourne autour de la ville. Personne sur les bancs inutiles abrités par des haies. C’est une tranquille ascension dans la solitude, c’est tout le silence et tout le repos désirables pour admirer l’étendue des champs, la profondeur du ciel, la courbe de la Loire, qui brille en éclats d’argent dans le soir.

En haut, c’est vraiment la surprise. On sort de la lumière de la campagne, de cette belle lumière finissante qui donne un dernier frisson rose et doré aux choses, et, subitement, on entre dans une demi-nuit glauque et poussiéreuse, où tout prend un aspect de mouvement arrêté, d’expression pétrifiée, de temps révolu. On ne voit qu’indistinctement autour de soi, et les pignons de maisons, les silhouettes de gens sur le pas des portes, prennent un aspect tremblant et incertain comme s’ils étaient réverbérés à travers les âges et apparaissaient dans un mirage de cendre et de toile d’araignée. Le bruit est en accord avec cette lumière de crépuscule versée par un soupirail. Aucun bruit de voiture, ni aucun bruit de pas dans les larges rues et les ruelles tournantes. À peine un chuchotement de conversation court-il à ras du sol, un susurrement de paroles siffle-t-il au seuil de certaines boutiques. De temps à autre, le mot : CAFÉ, en grosses lettres, s’aperçoit au-dessus d’une porte. Mais cette porte est close, les rideaux blancs des fenêtres sont soigneusement tirés, mais l’on n’entend aucun tintement de verres, aucun choc de billes de billards. S’il y a des buveurs, ils boivent sinistrement dans l’obscurité, et s’ils jouent au billard, c’est en tâtonnant, avec des billes de coton, qu’ils essaient d’invisibles carambolages.

Dans cette atmosphère grise et rousse de cave et de puits, tombe le son d’une cloche, d’abord grêle et hésitant, puis plus lourd et régulier, et voici que les maisons et les rues s’animent peu à peu, que des ombres sortent des portes, passent sur les pavés, s’en vont toutes par leur chemin particulier vers le même but qui est l’église.

La ville a ainsi, — son négoce achevé, sa journée finie, — sa distraction du soir, son frisson nerveux et machinal d’existence mystique. C’est une nécessité spirituelle, le repos obligé de la vie pratique. Les hommes restent accotés aux portes des boutiques ou sommeillent dans les chambres, les femmes sortent à l’appel de la cloche, entrent dans l’église. C’est la représentation organisée pour elles, la mise en scène de la vie spirituelle, pour quelques-unes, et pour d’autres, un dérivatif à l’ennui. Cette fois, c’est la veille, le jour ou le lendemain de la fête de Sainte-Anne, je ne sais plus au juste la date. À l’intérieur de l’église, un point du chœur seul est éclairé. La statue de la sainte, grossièrement peinturlurée, se dresse en idole sur un autel enguirlandé de roses d’un rouge vif et de lis d’or flamboyants, illuminé d’un brasier scintillant de petites bougies. Toute la nef, autour de cet autel allumé, est obscure, et c’est à peine si l’on voit bouger les ombres noires des femmes qui se lèvent, s’assoient, s’agenouillent selon les instants de la prière.

Cette prière, c’est un vieux curé, à voix hésitante, qui la prononce dans les intervalles d’une instruction où il raconte la vie de sainte Anne et s’efforce d’en tirer un enseignement applicable à l’assistance qui l’écoute. Il me paraît que cela est bien bref, de formules répétées, de récitation monotone, et qu’un prêtre prenant, comme celui-ci, pour texte, la vie de la femme chrétienne, pourrait trouver à mieux dire sur les besoins du cœur et de l’esprit et sur la morale usuelle. Mais quoi ! l’instruction n’en est pas moins faite ; ce catholicisme timide existe encore, tandis que les partisans de la morale humaine en sont toujours à chercher la mise en œuvre de leurs idées qui doit remplacer, pour les foules, cette mise en scène colorée et lumineuse. C’est à cela que j’ai pensé dans l’église de Savenay, pendant l’instruction du vieux curé et les répons de l’assistance, plaintif murmure où passait ce qui peut rester dans le pays de l’âme des Vendéens, écrasés ici en 1793 par les soldats de la Révolution.

REDON, LA GRANDE PLACE.

Il vaut mieux arriver dans les villes le soir. Certes, Redon ne manque pas de caractère le jour, avec son petit port sur la Vilaine, son clocher isolé au milieu de la place, son église à l’écart, les pierres qui restent de l’ancienne abbaye de Saint-Sauveur. Mais toutes ces choses prennent un aspect plus grand, plus simple, si on les aperçoit aux heures nocturnes. Redon, alors, n’est plus une petite ville, ni même une ville, c’est un décor, le décor d’un drame romantique, un drame avant l’action, quand la toile se lève et que le spectateur attend l’apparition des personnages. Ce soir-là, il n’y a que des comparses, une bonne femme qui passe devant la toile de fond et qui éclaire sa marche d’une lanterne, un prêtre qui sort de l’église. Ensuite, plus personne, la solitude dorée et bleuie par la lune. Pour que cette solitude soit complète, je m’en vais aussi, remettant ma visite au lendemain. Au matin, la ville n’a plus son air pittoresque, farouche, et un peu menaçant de la veille, elle a une bonne apparence paisible de travail accompli régulièrement. Les maisons, au bord de la Vilaine, paraissent sommeiller, la rivière coule paresseusement ; un immense filet sèche. Je gagne la Grand’rue, j’inspecte les vieilles maisons, je dialogue avec leurs vieux regards, leurs vieilles rides : « Qu’avez-vous vu ? À quoi pensez-vous, vieilles maisons du xve siècle ? Et vous, vieux pavés raboteux, quels pas ont passé sur vous ? combien d’existences ont stationné à vos seuils, vieilles portes ? combien d’autres se sont enfuies ? Dites-moi tout ce que vous savez. » Les vieilles fenêtres, les vieilles crevasses, les vieux pavés, les vieilles portes, n’ont rien à dire, ce sont de pauvres objets insensibles, qui ont été effleurés par la vie sans la connaître. Mais le passant qui les contemple veut à toute force entendre le langage des choses, et il l’entend, et il recueille des confidences sur les bonnes gens et les mauvaises gens qui ont vécu dans ces réduits sombres, sous ces auvents, dans ces boutiques à petits carreaux, dans ces logis des pignons. Il y en a eu des bienveillants, des doux, des résignés, et il y en a eu des acariâtres, des violents, des non satisfaits ! Il y en a eu qui sont restés jusqu’à leur mort dans le logis où ils étaient nés, dans la rue où ils avaient joué, enfants, et il y en a d’autres qui sont partis courir les aventures. Aujourd’hui, presque tous s’en vont, et il faut bien admettre, non seulement la nécessité d’aller gagner sa subsistance ailleurs, mais le désir de connaître autre chose que l’endroit familier. S’ils savaient et pouvaient revenir, au moins ! je crois que la vie aurait une meilleure signification : chaque point de la terre aurait son intérêt, toute l’humanité ne se ruerait pas aux mêmes carrefours cosmopolites, et les gens, de retour dans leur ville, dans leur campagne familière, sauraient faire la comparaison avec tout ce qu’ils auraient vu au cours de leurs voyages, ils guériraient leurs vieilles blessures de cœur et d’ambition, ils se consoleraient, par un repos bien gagné, de tant de peines, de tant d’avaries, de tant de souffrances, de tant de fausses joies qu’ils auraient rencontrées par les routes du monde. Ils sauraient surtout se consoler, parce qu’ils se feraient une idée exacte de la place qu’ils occupent sur la terre, ils apercevraient que la vie était éternelle et immense avant eux, qu’elle restera éternelle et immense après eux, et ils se réjouiraient de revivre par ces jeux et ces cris d’enfants sur la place et au bord de la rivière.

LA VILAINE À REDON.

Voilà un peu ce que me disent les vieilles façades et les vieux pavés de la Grand’rue de Redon, et ma foi ! je passe encore la journée, qui est douce et fort agréable, à me promener par la ville et aux environs, me donnant l’illusion que je suis revenu vers un lieu d’origine et que je revois des aspects habituels d’enfance et de jeunesse. J’admire la jolie porte de style Renaissance, au fond du cloître, une statue de saint, les arceaux, enfin la puissante tour, haute comme les tours de Notre-Dame de Paris. Elle fut séparée de l’église par un incendie, en 1782, et c’est un fait-divers qui semble d’hier, que l’on revit sans grand effort d’imagination pendant que l’on va et vient sur la place, à l’endroit où s’étendait autrefois la nef. Il reste une partie de cette nef, le transept, le chœur et le beau clocher central, de style roman. Il y a, dans les chapelles du pourtour, un tombeau que l’on croit être celui du duc François Ier, des tombes d’abbés et de chevaliers, un maître-autel, don de Richelieu, qui eut le titre d’abbé commendataire de Redon. Je n’ai rien vu qui rappelle l’abbé Jean de Tréal, lequel fortifia la ville au xive siècle, et commandait les soldats, sa crosse abbatiale à la main. Ce que l’on fait maintenant à Redon, c’est le trafic du bois pour la marine, des grains, des fourrages, du beurre, des châtaignes, des cuirs, des ardoises, des machines agricoles. On y fabrique des caisses pour conserves alimentaires, du tannin, du rouge à polir. Enfin, c’est un entrepôt pour le vin, l’eau-de-vie, la cire, le sel, le miel. C’est à sa position sur la Vilaine que Redon doit cette importance, peu visible tout d’abord, mais que l’on finit bien par discerner à travers les allées et venues des quais.

LE CLOÎTRE DE REDON.

  1. Suite. Voyez page 409.