Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/25

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LA BRETAGNE DU SUD[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


VI. — Le Pays de Quimper.


Fouesnant. — Le marchand de pommes. — Beg-Meil. — Les « belles » de Fouesnant. — Costumes d’or et d’argent. — Le jardin de la France. — Fête à Benodet. — Fille d’Orient. — L’ours et la chatte. — L’île Tudy et Loctudy. — Pont-l’Abbé. — Le bigouden. — Le musée de Kerniz. — Hypothèses sur l’ancienne ville de Penmarch. — Kerity. — Saint-Guénolé. — La lune sourde. — Le Saut du Moine. — La grotte des Girondins. — Dimanche à Quimper. — Deux dictons. — Saint-Corentin. — Les trois gouttes de sang. — Le mont Frugy. — Le faubourg de Locmaria. — La faïence bretonne. — La statue de Laënnec.




Fouesnant, au nord-ouest de la baie de la Forest, est un bourg solide, où la vie afflue, au jour du marché, sur la place proche du cimetière et de l’église. On y voit des porcs hauts comme de petits ânes. On y vend du beurre en quantité et des amas de pommes : le cidre de Fouesnant est réputé et il mérite de l’être. Un des personnages les plus intéressants que j’aie rencontrés dans ma vie est un marchand de pommes, qui habitait Roscoff, et qui vint à Fouesnant, au moment où je m’y trouvais, acheter une partie de la récolte, ou même, ma foi ! la récolte tout entière. C’était, si vous voulez, un commis-voyageur, puisqu’il voyageait pour son négoce et qu’il prenait volontiers la parole à la table du petit hôtel où il était descendu et où je me trouvais moi-même. Il prouvait que les commis-voyageurs ne sont pas tous, comme on le prétend, insipides, hâbleurs, diseurs de riens à voix trop haute. Celui-là était un beau parleur, certes, mais il ne parlait pas pour ne rien dire. Il avait beaucoup couru le monde, l’Europe, les côtes d’Afrique, l’Amérique, l’Asie et l’Océanie. La merveille, c’est qu’il avait vu et bien vu tout ce qu’il avait eu sous ses regards. J’ai passé quelques soirées, non à causer avec cet homme, mais à l’écouter plutôt, ne lui donnant la réplique que pour l’exciter à continuer. Je n’ai jamais rencontré un pareil enregistreur de faits, et j’en ai pourtant déjà rencontré quelques-uns, mais celui-là était véritablement étonnant. Doué d’une mémoire qui ne connaissait ni hésitation, ni arrêt, et d’une mémoire que l’on ne sentait pas nourrie par les livres, il avait conservé en lui le souvenir de tous les pays qu’il avait abordés, de tous les traits de mœurs qu’il avait pu observer. Il savait les gouvernements, les législations, les commerces, par tous les détails visibles qui avaient pu être offerts à son investigation. Pour la Bretagne, il en connaissait toutes les villes, tous les villages, tous les hameaux ; savait ce qui poussait dans les champs de toutes les régions, comment les habitants se nourrissaient, comment ils s’habillaient, quels étaient les traits de leur caractère. Il décrivait les formes des coiffes, la broderie d’un corsage, la manière dont s’agrafait une boucle de ceinture, et il renseignait en même temps sur l’aptitude au commerce, l’humeur timide ou audacieuse, morose ou gaie, des gens avec lesquels il s’était trouvé en affaires. Ce marchand de pommes était de taille moyenne et d’âge moyen aussi, trapu, les épaules larges, une grosse tête bien construite, des petites moustaches noires un peu mêlées de blanc, et des petits yeux noirs au regard très direct et très fureteur. Si vous le rencontrez et si vous le reconnaissez à ce signalement, ne craignez pas d’engager la conversation avec lui, vous ne regretterez pas le temps que vous lui donnerez et vous ne vous ennuierez pas avec ce collectionneur de faits, toujours prêt à vous faire visiter ses collections, et qui n’arrête pas de parler avec simplicité, avec conviction, avec esprit.

À midi et le soir, je restais assez longtemps auprès de cet interlocuteur sympathique. Je trouvais le moyen, toutefois, le matin et l’après-midi, de battre les environs et de connaître le pays de Fouesnant. Je me promenais souvent vers Beg-Meil, lieu de villégiature installé à la pointe ouest de la baie de la Forest : petites maisons, jardins sablés, élégantes verdures. La côte est assez basse et plaisante, faite de petites dunes et d’herbes souples. En face, les pierres grises, violettes, éclatantes, selon la lumière, des îles Glenans. Mais l’endroit de promenade que je préférais était par les chemins ombragés qui conduisent au fond de la baie. La mer vue à travers ces verdures est un spectacle incomparable, et la baie de la Forest, si peu fréquentée, ne le cède à rien, comme beauté et variété d’aspect : c’est la grâce inattendue, la sombre richesse et la grandeur d’un parc. La nature méridionale, si vantée, semble un décor de théâtre auprès d’un tel pays, frais, intime et sublime. Ce n’est plus ici la grâce de Quimperlé, ni le joli pittoresque de Pont-Aven, c’est une force magnifique écrite par la gravité des lignes, la puissance de la verdure, le style des arbres, c’est en même temps une douceur de sentiers et de vallons, et tout aboutit à la blancheur des grèves, à l’arrivée des premières vagues, à l’immensité bleue de la mer.

Les femmes de Fouesnant, comme celles de Pont-Aven, sont des « belles », c’est-à-dire des femmes d’air avenant, de taille élevée et bien droite, et magnifiquement parées, quand la circonstance l’exige. Leur costume alors, de lignes simples, une jupe, un tablier à brides, un corsage, est surchargé de broderies sur la gorge et aux manches, broderies d’or, d’argent, de soies de couleur, du plus harmonieux effet. Il y a de ces costumes qui sont des chefs-d’œuvre de l’ancien temps, et la femme qui en porte semble une statue de

sainte, raidie et étincelante, sortie pour la procession. Aussi marche-t-elle à pas comptés, consciente de son importance. Sa coiffe, retenue par une bride, avance sur le front ; les ailes retombent de chaque côté du visage. Ce visage à de grands et beaux traits, les yeux sont longs et doux, parfois le profil s’amincit, le nez s’allonge et la physionomie prend alors, avec la petite bouche, une expression de souris rusée.

De Fouesnant, je vais tout près, à la chapelle de la Forest, entourée de hauts arbres, avoisinée d’un calvaire à personnages : c’est un des plus beaux, des plus graves paysages de la Bretagne. Ensuite, à Benodet.

Une fête à Benodet, un dimanche. Les tabliers de couleur accourent par tous les chemins creux. Les petites filles, en robes longues, en tabliers roses, sérieuses comme les statues des niches, sont les petites bonnes femmes les plus amusantes qui se puissent imaginer. Voilà du charmant comique et du plus doux, ce comique grave de l’enfance qui s’exerce aux premiers déguisements, des fillettes qui portent leurs poupées avec des allures et des expressions de mères attentives. Derrière elles, les femmes ont gardé un peu de cette démarche tout d’une pièce, la taille carrée, le costume montant, la jupe en forme de cloche, un corsage de religieuse, solide, sans souplesse, comme un corsage de bois.

Le pays est admirable, — des champs de blé noir, de froment, de pommes de terre, de lin, tout au long de la route, — une végétation d’arbres de parc et de verger.

« Autrefois, quand nous avions Lorraine, dit le voiturier qui me conduit, on disait que Lorraine était le jardin de la France. Aujourd’hui, c’est ce pays-ci. »

Je crois que le voiturier confond Lorraine avec Touraine, que nous avons toujours, mais je ne le détrompe pas. Ce « pays-ci » est d’ailleurs, en effet, un admirable jardin.

Nous arrivons à Benodet. La fête foraine, au long de l’eau, c’est l’installation de toutes les fêtes foraines, mais avec la mer, ses flots bleus et ses voiles blanches, en toile de fond. Le jeu du bâton, le saut de carpe, la lutte de l’hercule avec l’amateur, ce sont les incidents connus des réjouissances en parades, au devant des baraques. Mais l’amateur, un jeune paysan qui a bu et qui reste, bouche ouverte, penché à tomber, attendant béatement la riposte, renouvelle un peu le personnage. Mais les filles de Fouesnant qui regardent, leur profil de souris, au long nez fin, à la bouche petite, avancé attentivement ; mais les femmes à peine équarries de Pont-Labbé, la coiffe sur le sommet de la tête, laissant à découvert sur la nuque un paquet de rudes cheveux noirs, roux ou blancs, ne sont pas non plus des spectatrices ordinaires, et leurs physionomies naïves, fermées, ou doucement amusées, font l’imprévu de la représentation.

D’autres, gravement, se promènent, se donnent à voir plutôt qu’elles ne voient ce qui se passe autour d’elles. Ce sont les belles commères du pays de Fouesnant, des broderies d’or au corsage. En voici deux, l’une en tablier marron, l’autre en tablier lilas pâle semé de fleurettes, qui tiennent tout le chemin, hautes, larges, parées comme des châsses. Et tout le pays breton, toute la particularité des types apparaît à un tournant de la fête, devant une baraque où s’affiche cette inscription : Madame Anézel, — Somnambule de premier ordre, — Consulte sur le passé, présent et avenir, — Cause civil et militaire, d’intérêt ou d’amour… Sur le seuil, au milieu d’un groupe de tziganes, la beauté d’Orient apparaît dans ce milieu de Bretagne, une belle fille brune, aux cheveux crépus, aux accroche-cœurs collés aux tempes, au teint de cuivre, aux hardis yeux de velours. Elle va et vient, les poings sur les hanches, ondulant de tout son souple corps au milieu de ces raides costumes. Elle s’arrête, invite un paysan à pénétrer dans la baraque, l’entreprend, veut l’enjôler de gestes et de paroles. Le paysan carré, à larges braies, un collier de barbe touffue sous le menton, rugueux et lourd, reste impassible, muet, d’aplomb, ours timide et méfiant qui regarde minauder une chatte.

Benodet est sur la rivière et sur la mer : l’Odet qui vient ici après avoir passé par Quimper, — l’anse de Benodet largement ouverte sur l’Atlantique. C’est l’endroit de plaisance des bourgeois de Quimper, les belles maisons abondent, entourées de fleurs, la plage s’étend, large et sûre, pour la flânerie des baigneurs. Soudain, tout s’assombrit, le temps se gâte, le ciel bleu devient gris, et c’est sous la pluie que je passe l’Odet sur un banc. De l’autre côté, c’est un autre aspect, le pays de Pont-Labbé et de Penmarch, que je visiterai avant d’entrer à Quimper. Avant Pont-Labbé, c’est l’île Tudy et Loctudy. L’île Tudy n’est plus une île ; la mer a amoncelé des sables qui l’ont reliée à la côte, mais on a sur son sol, presque à ras des vagues, l’illusion de vivre dans l’eau. Les maisons basses avec leur petit bout de jardin sont comme des barques amarrées, autour desquelles sèchent les filets. Il y a d’autres îlots tout proches, l’île Chevalier, l’île des Chevreuils, l’île Garo : c’est une sorte d’archipel émergeant d’une mer ensablée et tumultueuse. Le bourg de Loctudy, de l’autre côté de la rivière de Pont-Labbé, est célèbre par son église romane ; on y va facilement, de l’île Tudy, avec le bateau d’un passeur. L’église, en effet, vaut ce court voyage, par ses colonnes aux chapiteaux ornés, et aussi toute une population nouvelle mérite la visite : hommes aux vestes ornementées, femmes aux coiffes d’étoffe sur le haut de la tête. De là, on peut gagner Pont-Labbé en voiture ou en barque, au choix, mais la pluie reparaît, et il est plus sage de choisir la voiture. On longe la mer pendant quelques instants, puis le paysage gracieux devient plus morne, les arbres sont plus espacés, la lande reparaît, coupée de maigres cultures.

PAYSAGE DE LOCTUDY.

Pont-l’Abbé n’est plus guère aujourd’hui qu’un petit port de pêche et d’échouage. Autrefois, la ville a eu ses jours de gloire. Elle a été le centre d’une des plus puissantes baronnies de Bretagne, elle a eu son enceinte de murailles dont il reste encore des traces, mais qui fut démantelée, car elle ne se soumit pas sans résistance au pouvoir royal, et il fallut, qu’en 1501, un édit enjoignit aux seigneurs de Pont-l’Abbé de « ne plus s’inscrire seigneurs du duché de Bretagne, et de ne plus porter les armes de ce duché ». Il y eut aussi à Pont-l’Abbé, en 1673, la révolte contre le papier timbré établi par Louis XIV. La ville a gardé bon aspect, et c’est un plaisir d’y entrer, même quand il pleut, après une course fatigante en voiture. Les maisons de granit, à moulures et à lucarnes, ont cet air sérieux des logis qui existent depuis deux ou trois siècles, qui ont été bien construits et qui sont restés solides. Le quai est ombragé d’arbres, et le port fait un joli paysage avec ses bateaux, la ligne des maisons, et le clocher posé sur la ville comme un couvercle. Les bâtiments du couvent des Carmes ont été démolis, et le cloître a été reconstitué à Quimper, inauguré le 17 mars 1902. L’église est l’ancienne chapelle de ce couvent, de la fin du xive siècle, restaurée au xvie siècle, et qui garde un portail ogival, une rosace jolie, des tombeaux d’abbés et de barons.

LE PORT DE PONT-LABBÉ OMBRAGÉ D’ARBRES.

Toutes les têtes de femmes, ici, sont coiffées du bigouden, que l’on croit orné de dessins phéniciens, morceau d’étoffe, drap ou velours, posé sur le dessus de la tête, qui laisse visibles les cheveux de la nuque, et qui est surmonté d’une toute petite coiffe nouée sur le côté du visage. Les jupons sont de longueurs différentes, laissant voir leurs bordures de velours ; les manches aussi sont ornées, de même que les corsages jaunes ou rouges, et le tablier de couleur achève le costume. Les vestes des hommes sont aussi brodées d’ornements, lesquels sont parfois des sentences. Les hommes sont coiffés de chapeaux ronds, à petits bords, garnis de rubans de velours. Les femmes, rondes comme des cloches du fait de ces jupons, semblent des Laponnes. Elles passent pour laides, mais il y en a de fort jolies. La vérité, c’est qu’elles sont surtout singulières pour ceux qui les voient en gardant une idée préconçue de la beauté, avec leur visage court et plat, leur nez un peu camus, leurs yeux bleus préoccupés, au regard souvent fixe. Toutes n’ont pas le teint hâlé, couvert de taches de rousseur, mais le teint blanc et rose, le teint des femmes des pays du Nord.

FEMMES DE PONT-LABBÉ EN COSTUME DE FÊTE.
VÉNUS ROMAINE TROUVÉE À TRONOËN.

La route de Penmarch suit une direction sud-ouest, grimpe sur une hauteur, à travers des landes, des pins et des cultures. On peut faire un arrêt au château de Kerniz, appartenant à la famille du Châtellier, et visiter le musée où sont nombreux les objets intéressants : tels les diadèmes druidiques en or massif, et tant de figurines romaines en terre cuite trouvées à Tronoën, apportées en Gaule par les soldats romains, dieux lares en voyage, précieux fétiches, pour la plupart des Vénus et des Junon, parmi lesquelles une particulièrement charmante, une Vénus svelte, élégante, de joli mouvement, une main qui caresse les cheveux, l’autre qui pend sur la hanche, les hanches légèrement indiquées, les seins haut placés, la coiffure ronde, divisée en bandeaux. Il y a aussi à voir une sépulture gauloise, un étrange dolmen sur lequel ont été sculptées les figures de Mars, Mercure, Hercule.

LE DOLMEN DE KERNUZ.

À Plomeur, le pays s’appauvrit encore. C’est la plaine rase, sans un arbre, où quelques pierres druidiques servent d’abord de points de repère ; puis ce sont des clochers dominant des groupes de maisons basses. Ce terrain de roches et de landes envahi par le vent, c’est le territoire de Penmarch qui apparaît comme l’emplacement d’un monde disparu. L’imagination s’est plue à croire qu’il y avait ici une magnifique cité, remplie d’églises, et tout un commerce florissant. Gustave Flaubert, écrivant ses impressions de voyage en Bretagne, a répété, après Émile Souvestre, que des rues s’ouvraient, toutes consacrées à un commerce spécial : la rue des Argentiers, la rue des Orfèvres, la rue des Merciers… Anatole Le Braz n’a pas eu de peine à démontrer le peu de solidité de ces hypothèses, et je n’examinerai pas de nouveau la question au point de vue historique. Je ne puis que relater les on-dit et les opinions. L’aspect de nature semblerait indiquer que jamais si grosse ville n’a pu s’élever et durer ici. Le nombre des églises n’y fait rien, ni leur importance. Une église n’était pas faite spécialement pour une ville, mais commandait la campagne. La paroisse pouvait être considérable, alors que l’église n’était entourée que des quelques maisons d’un hameau. Il suffisait que le clocher fût aperçu de loin, que les laboureurs, cachés dans leurs chaumines ou courbés sur leurs sillons, entendissent la volée de ses cloches que le vent de mer leur apportait. Ce vent, parfois, jetait le clocher à bas ; on le rebâtissait, parce que c’était chose sacrée. Mais il serait invraisemblable qu’on ait voulu, à toute force, établir une ville, qui ne pouvait y tenir, sur ce sol rude, sous les assauts du vent et de l’Océan. Les villes s’établissent tout naturellement au bord des rivières et des fleuves, dans les riches vallées, couvrent les flancs des collines. À la rigueur, des villages peuvent se nicher n’importe où, à proximité des champs. Partout où le sol peut être labouré s’élève une maison. Une seconde maison s’ajoute à la première, puis une troisième, un groupement se fait, c’est le hameau, c’est le village, le sentier peut devenir chemin, le chemin peut devenir route. Mais une ville ne se bâtit ni sur un plateau exposé aux neiges, ni sur une avancée de roc exposée au péril de la mer. On exagère donc beaucoup, très probablement, l’importance de la ville ancienne de Penmarch, ruinée par le raz de marée qui a ravagé la partie sud de la presqu’île de Cornouailles, ou du moins réduite aux proportions d’un modeste village ou plutôt fragmentée en villages et hameaux. Tous les raz de marée possibles ne feraient pas qu’il y ait eu ici un sol propice, le milieu nécessaire à l’existence d’une très grande ville. D’autre part, pour tout dire, un port de mer sûr, bien abrité, peut donner naissance à une ville. La barque appelle la maison et l’entrepôt. On peut donc admettre, à défaut d’une ville qui couvrait toute la presqu’île, d’une cité colossale aux nombreux clochers, une ville de pêcheurs, d’armateurs, de commerçants. On parle de quinze mille habitants à Penmarch, de huit cents bateaux qui faisaient, sur la côte même, la pêche de la morue. C’est à peu près l’importance de Douarnenez et de Concarneau, qui ont environ sept cents bateaux. Or il y a environ dix mille habitants à Douarnenez, et six mille habitants à Concarneau. L’ancien Penmarch a pu être une grosse bourgade de ce genre. Mais la légende s’en est mêlée. On a cru voir, sous les flots, une autre ville plus vieille encore que Penmarch, ensevelie sous les flots. C’est la ville d’Is, dont on entend sonner les cloches par certains temps. Autrefois, on disait la messe, en bateau, sur ces vagues recouvrant un monde, pour le repos de l’âme des ensevelis.

LES CHAMPS DE ROCS ÉPARPILLÉS DE PENMARCH.

Un port, des barques et la pêche de la morue, voilà donc le passé certain de la région. La présence des bancs de morues dans les eaux de Penmarch avait attiré des pêcheurs, et le duc Jean V dut publier, en 1498, un édit interdisant aux laboureurs d’abandonner leurs terres sous peine de la hart. Tous, en effet, voulaient, sinon faire fortune, du moins vivre en profitant de l’aubaine naturelle, le commerce de la « viande de carême » donnant plus de bénéfices que les champs de la presqu’île. Émile Souvestre, qui a recueilli les on-dit et a tenté d’en faire de l’histoire, écrit à ce propos : « Penmarch avait alors un port formé par une longue jetée, dont on voit encore les vestiges et qui s’étendait depuis Kerity jusqu’au rocher appelé la Chaise. Quant à la ville, elle couvrait tout l’espace actuellement compris entre les petits hameaux de Penmarch et de Kerity, comme l’attestent les amas de décombres disséminés sur cet espace. L’étendue de son circuit n’avait point permis de l’environner de fortifications, mais comme sa position l’exposait à une descente des Anglais et des pirates, la plupart des riches habitants avaient mis leurs demeures à l’abri d’un coup de main en les entourant d’un mur crénelé et en les fortifiant d’une petite tour à beffroi. La découverte du grand banc de Terre-Neuve fut le premier coup porté à la prospérité de Penmarch ; il lui restait pourtant son commerce avec l’Espagne, commerce de toiles, de chanvre, de bestiaux, etc. » C’est ici que se place le raz de marée qui abîma le port et fut cause du déplacement des bancs de morues. Toutefois, Souvestre continue : « Au commencement du xvie siècle, c’était encore une ville considérable. Henri II accorda, en 1557, à celui de ses arquebusiers qui abattrait le Papegaut, le droit de débiter sans taxe quarante-cinq tonneaux de vin, privilège que Rennes et Nantes n’avaient pu obtenir ; mais vers cette époque, les attaques des pirates devinrent plus fréquentes et lui causèrent de grands dommages. » Finalement, Souvestre dit la perte par une tempête (est-ce le raz de marée ?) qui fit périr trois cents bateaux, montés chacun par sept hommes. Beaucoup de marchands quittèrent alors Penmarch avec tout ce qu’ils possédaient, pour aller s’établir à Roscoff, à Quimper, à Brest et à Audierne.

SAINT-GUÉNOLÉ EN PENMARCH ET SON ÉGLISE CONSTRUITE EN FORTERESSE.

Pendant la Ligue, les habitants ne voulurent s’enrôler dans aucun parti ; ils bâtirent un fort à Kerity, mirent quelques maisons des plus exposées en état de défense, et transformèrent l’église de Tréoultré en arsenal et en lieu de refuge pour les femmes, les enfants et les vieillards. Cela ne suffit pas pour arrêter Fontenelle, qui pénétra par ruse dans la ville, où ses hommes tuèrent et saccagèrent sans merci. Moreau dit que la principale tuerie fut dans l’église, où les habitants avaient leurs lits autour de la nef et jusqu’auprès du grand autel. Le bandit fit transporter à l’île Tristan, dans la baie de Douarnenez, trois cents barques de butin. Malgré ces malheurs, Penmarch n’est pas en déchéance croissante. À l’époque où Souvestre écrivit sa relation de voyage, les deux hameaux ne comptaient que dix-huit cents habitants, ils en abritent aujourd’hui six mille. Il y a des barques de pêche et des confiseries de sardines à Kerity et à Saint-Guénolé.

LE REMPLISSAGE DES BOÎTES DE SARDINES.

Il reste, de l’époque qui vient d’être évoquée, quelques vieilles maisons qui ont conservé leur ceinture de murailles de défense et sont flanquées de tourelles. Il reste aussi six églises ou chapelles dont la plus importante est Saint-Nonna. Une inscription placée au porche dit ceci : « Le jour saint René 1508, fut fondée cette église, et la tour l’an 1509, dont était recteur Kl Jégou. » L’édifice est d’aspect massif et imposant, orné de gargouilles humoristiques, de ceps de vigne, de vaisseaux sculptés à la façade, et dominé par une solide tour carrée à contreforts et une flèche élancée. À l’intérieur, une cuve baptismale sculptée, un tableau placé près du maître-autel et rappelant le passage de Louis XIII à Penmarch. L’église de Kerity, plus ancienne, s’accompagne des restes d’une commanderie des Templiers : cette église est en loques, comme une vieille mendiante, mais elle a encore grand air et mine farouche. Les églises, je l’ai dit, abondent sur ce sol dénudé. C’est l’église Saint-Pierre, c’est la chapelle Notre-Dame de la Joie, c’est la chapelle Saint-Fiacre. Une des plus belles est l’église de Saint-Guénolé avec sa tour carrée, construite, elle aussi, en forteresse, avec ses guérites pour les veilleurs, et son portail à navires sculptés.

LE SÉCHAGE DES SARDINES.

Mais il est bien d’autres fortifications au bord de la mer, d’immenses pierres plates sur lesquels le flot ruisselle, des rochers déchiquetés contre lesquels le flot se brise. À marée basse, ce sont des champs de rocs éparpillés, ressemblant à des troupeaux d’animaux cherchant pâture, guettant leurs proies. Lorsque la mer monte, c’est le spectacle d’une force continue et irrésistible. La marée vient d’abord par minces ourlets arrondis qui festonnent le sable de

bouillons blancs de dentelles. Puis le mouvement s’accélère, le vent pousse la vague, la vague lutte contre les obstacles, et peu à peu semblent venir du fond de l’horizon marin des lames formidables, « ces chevaux blancs de la mer » dont parle un poète grec. Ici, il faut prendre garde. Ce flot est vorace, même par les jours de beau temps. Il n’y a pas que les ondulations, visibles à la surface, ces vagues régulières qui se succèdent si harmonieusement, et que l’on peut fuir si elles deviennent trop pressées et trop hautes, si elles gagnent trop rapidement le terrain. Il y a autre chose. Sous la mer la plus calme, avec le soleil le plus doux, quand la brise caresse les choses, et que les papillons des haies viennent flâner au bord de la mer, près des premières vagues que boit le sable, il peut se former au large, dans les vastes profondeurs, une immense lame qui poursuit son mouvement sans que rien la trahisse à la surface toujours calme. Tout à coup cette lame sourde sort de l’eau, tout près du bord, s’élève, gigantesque et pesante, au-dessus du rivage, s’abat avec une force irrésistible et entraîne tout ce qu’elle rencontre. C’est ainsi que par une journée d’automne, en octobre 1870, la femme d’un fonctionnaire de Quimper, ses filles, sa bonne, en tout cinq personnes, ont été emportées d’une dalle plate où elles se croyaient fort à l’abri des furies et des caprices de la mer. On a scellé une croix dans le rocher pour commémorer l’événement.

PENMARCH. LA CROIX DE FER ÉLEVÉE EN SOUVENIR DES CINQ PERSONNES ENLEVÉES PAR UNE LAME DE FOND.

À la pointe de Penmarch, l’Atlantique se déploie avec une force extraordinaire, sans rien qui puisse l’arrêter. Un îlot semble près de disparaître. En avant, la roche de la Torche, roche creuse où le bruit de la mer retentit comme dans une conque. L’intervalle, qui sépare les deux rochers, se nomme le saut du Moine, en souvenir de saint Viaud, qui venait d’Irlande et qui franchit d’un bond cet espace. On dit aussi qu’un moine est tombé là, et c’est peut-être aussi saint Viaud. Tout autour, ce ne sont qu’écueils, cavernes, rochers, dont les Étaux, bien nommés, sont les plus terribles : une barque prise dans une telle mâchoire n’en sortirait que brisée. Au rocher de Philopex, on montre une grotte où des Girondins vinrent se cacher en 1793. Les mouettes, les goélands, tournent autour de ces repaires. Par les temps durs, quand la voix de la mer est rauque, quand la vague crache et griffe, quand les rochers, si vieux, si crevassés, semblent exténués sous la bave de ces vagues furieuses, il n’est pas de paysage plus marqué de l’horreur des choses inconscientes. Le moindre hameau, alors, semble accueillant. Que dis-je ? la moindre cabane que la main de l’homme a façonnée en abri.

Une fois arrivé à Penmarch, c’est un bout du monde, et il faut bien, si l’on ne veut suivre la côte jusqu’à Audierne, rebrousser chemin. Il me faut voir Quimper, d’ailleurs. Ce chemin de la côte, je le ferai une autre fois, en sens inverse, venant d’Audierne. On ne peut vivre toujours parmi les galets, et je ne suis pas fâché de m’en aller vers une vraie grande ville, moins hypothétique que Penmarch, de même qu’après un certain nombre de jours passés dans une ville, on est heureux de partir vers les paysages de la solitude. En route donc pour Pont-l’Abbé, au soir, et de là à Quimper, en chemin de fer. J’y suis arrivé à la nuit et j’ai donc été privé, tout d’abord, de la vision d’une jolie ville dans la lumière du jour. Mais je l’ai eue le lendemain, qui était, je m’en souviens, un dimanche, et j’ai vécu l’existence assez plate de ce jour-là avec assez de satisfaction, me délectant de la musique militaire et du spectacle des familles sous les armes, papas, mamans et demoiselles qui tiennent en conscience leurs rôles si difficiles, si surveillés ! Qui dira les petits drames et les grandes comédies qui se jouent là, au soleil couchant, sur une belle place de province, pendant que les cuivres s’évertuent aux pas redoublés et aux ouvertures d’opéras ?

Mais parlons de Quimper, ancienne capitale du comté de Cornouailles, au confluent du Steir et de l’Odet : le Steir aborde l’Odet, presque de front, en face du Champ de Bataille.

Le premier mot de l’histoire de Quimper dit une révolte de la ville contre le joug romain, vers la fin du ive siècle, alors que saint Corentin avait entrepris de convertir les habitants au christianisme. Grallon fit de Corentin un évêque. Ce fut le commencement de la puissance ecclésiastique en ce pays, le pouvoir des évêques grandit au point qu’au xie siècle ils exerçaient sur la ville une autorité absolue et avaient le titre de seigneurs, sous l’autorité directe du duc, avec un entourage de laïques qui les aidait à gouverner le spirituel comme le temporel. La ville, qui avait été fortifiée au xiiie siècle par Pierre de Dreux, fut prise et pillée en 1344 par Charles de Blois. Montfort l’assiégea à son tour l’année suivante, fut repoussé, mais son fils y fut reçu et reconnu. Lors de la révolte de 1489, les paysans armés culbutèrent les Espagnols venus au secours de Quimper, pillèrent leurs bagages, puis les insurgés furent battus à leur tour par les troupes ducales, dans des champs autour de Pont-l’Abbé, qui reçurent le nom de Prat-ar-mel-gof (pré des mille ventres).

PORTE D’UNE VIEILLE MAISON, À QUIMPER.

Il existe deux dictons menaçants contre Quimper, qui peut continuer, malgré cela, à dormir tranquille, et qui ne s’en fait pas faute après l’heure pacifiante du couvre-feu. L’un dit : « Quimper repose sur trois colonnes de sureau. Quand elles viendront à manquer, la ville sera engloutie par la mer ». Et l’autre

Quand la ville d’Is des flots sortira,
Brest ainsi qu’Ouessant s’abîmera,
Et Quimper submergé sera.

Si des catastrophes menacent Quimper, elles ne seront pas causées par la rupture des colonnes de sureau, ni par la réapparition de la ville d’Is. En attendant, la charmante ville est très claire, très agréable à parcourir, très pittoresque par ses vieux quartiers qui alternent avec les quartiers neufs. Elle était seulement bâtie autrefois sur la rive droite de l’Odet, était plus resserrée autour du Steir, bordé de quais, qui s’en va rejoindre le port, à l’ouest de la ville. Mais la nécessité a fait s’étendre le périmètre sur la rive gauche, où se dessinent quelques autres rues, droites et larges, bordées d’usines, d’ateliers et aussi d’habitations munies de passerelles pour aller d’une rive à l’autre. Sur certains points des quartiers de la rive droite, il y a encore des restes des anciennes fortifications, une tour près du marché aux bestiaux, des pans de murs sur les bords du Steir et dans le voisinage de l’évêché. Puisque je parle de l’évêché, je signale qu’on y a créé, en 1901, un musée d’art religieux, fragments de sculptures, peintures, vitraux, broderies, livres liturgiques. À l’hôtel de ville est une belle bibliothèque contenant environ trente mille volumes, parmi lesquels nombre d’éditions rares : entre autres un dictionnaire breton, que l’on suppose un des premiers en date, imprimé à Tréguier, l’an 1499. Le musée, en dehors des peintures et sculptures, renferme des collections archéologiques et ethnographiques de haut intérêt, dont une partie a été léguée par M. de Silguy. M. Bougeard a aussi fait don à la ville d’une belle collection de gravures. Les édifices anciens sont nombreux : l’hôpital Sainte-Catherine, de 1645 ; le lycée, dans les bâtiments du collège des jésuites, fondé sous Louis XIV ; l’église de Locmaria (faubourg de Quimper) qui date du ixe siècle, dit le Bulletin diocésain, et qui est en effet romane ; l’église de Saint-Mathieu, du xiiie siècle, mais la tour et la flèche récentes ; enfin, la cathédrale ou Saint-Corentin. Cette cathédrale de Quimper est l’une des belles pièces d’architecture de la Bretagne. Si on l’aperçoit de la Grand’Rue, étroite, aux maisons à pignon qui se penchent vers le pavé, elle est haute et charmante, élancée et légère, en ses rousses dentelles de pierre. Vue de la place, elle prend plus de corps, c’est vraiment un édifice équilibré. Certaines parties sont de la première moitié du xiiie siècle. Les fléches, modernes, élevées en 1854, sont admirablement raccordées aux tours du xive siècle. L’ensemble constitue un des plus beaux édifices gothiques de la Bretagne. La façade est blasonnée du lion de Montfort, d’armes épiscopales et seigneuriales. Les portiques abondent en sculptures. Sous le porche principal, une statue du Christ se dresse, non pas le Christ hâve du Moyen Âge, mais un Christ de physionomie sereine, de belle prestance, qui tient en sa main la boule du monde. Justement, sous le même porche, on peut voir quelques fragments de la vie qui se manifeste sur notre boule terrestre : une marchande de coiffes, une naine qui mange sa soupe, une mendiante qui tend sa sébile, une béquillarde qui arpente à grand’peine les dalles. Au-dessus du portail, une statue équestre moderne du roi Grallon, à qui saint Corentin devait bien cette politesse.

QUIMPER : LA CATHÉDRALE DE SAINT-CORENTIN.

L’intérieur de la cathédrale est vaste et beau, donne à admirer sa nef, son chœur dévié, ses belles verrières du xve siècle, encadrées de gothique flamboyant, qui éclairent le chœur à arcades, les colonnes à chapiteaux chargés de vignes, la statue en albâtre de saint Jean, avec un agneau sur un livre, qui provient de l’église de saint Guénolé en Penmarch. Le pourtour du chœur est décoré de fresques de Yan Dargent. Sur les pierres tombales, dans les bas-côtés et autour du chœur, des évêques de pierre dorment leur dernier sommeil, rigidement étendus. D’autres, en grands costumes sacerdotaux, sont orgueilleusement agenouillés. Les uns, les gisants, sont du xive et du xve siècles. Les autres sont de l’art plus théâtral du xviiie et du xixe siècles. On conserve aussi à Saint-Corentin une relique unique, dite les Trois Gouttes de Sang. Un pèlerin de Palestine, ayant confié sa fortune à un voisin pendant son voyage, le voisin nia le dépôt, fit un faux serment devant le Christ dont l’image parut s’animer ; trois gouttes de sang tombèrent de l’un de ses pieds percés, furent recueillies sur un morceau d’étoffe.

Hors de la cathédrale, c’est la promenade par les anciennes rues qui dévalent vers le quai, le long des vieilles maisons où ricanent des vieilles sculptures, pendant que sur le seuil se tient quelque femme, expressive d’autre manière, perdue en une contemplation soucieuse. Mais que quelque voisine, quelque passante survienne, cette contemplative va se retrouver bavarde. Toute cette population des rues de Quimper, personnel du petit commerce, ménagères allant au marché du mercredi, aux foires du troisième samedi de chaque mois, ouvrières de Locmaria, est une population en dehors, très agile et très gaie. J’ai habité pendant quelques jours dans l’une de ces petites rues comprises dans le trapèze formé par le Steir et l’Odet, la place Terre-au-Duc et la place Saint-Corentin, et là, par les belles fins de journées, quand tout le monde se repose et se récrée, après le travail accepté et accompli, j’avais la même sensation déjà éprouvée à Morlaix et à Quimperlé, c’était le même concert de rires et de jacasseries, la même belle humeur toujours en éveil. Les gains sont minimes, pourtant, mais la vie est humble, réduite au nécessaire, et l’heureux caractère fait oublier les soucis. Il suffit de voir le visage et les allures des femmes pour deviner le plaisant esprit, vif et résigné à la fois : filles et femmes, petites, un peu épaisses, pour la plupart, sont robustes et accortes, les traits mutins, l’œil bien ouvert.

Du haut du mont Frugy, sous les beaux hêtres plantés en allées de promenade, la vue embrasse le panorama de la ville, des quais, des rivières, des environs. Quimper est au centre d’un pays de verdure. De ses toits serrés montent les fumées bleuâtres : le grand vaisseau de la cathédrale semble voguer sur ces toits comme sur des vagues. Plus près, le faubourg de Locmaria.

SAINT YVES, CHANDELIER EN FAÏENCE DE QUIMPER.

Là, c’est la région de la faïence bretonne. Nombre de pièces sont d’imitation ; et il n’est pas rare d’y rencontrer les dessins, les ornementations de Rouen. Mais il y a aussi une originalité, et je la trouve dans les pièces les plus ordinaires. On connaît, pour les avoir vues dans toutes les villes bretonnes, et même dans les magasins de Paris, les plats, les encriers, les bénitiers, les plaques décoratives, les bougeoirs, les chandeliers, et tant d’autres objets que les voyageurs sont heureux de rencontrer et de rapporter comme souvenirs des pays qu’ils ont traversés. Mais il est de simples assiettes, comme j’en ai acheté pour cinq sous, dans l’amoncellement du marché aux faïences, et qui sont tout à fait charmantes, de vives couleurs harmonieuses, de bleus et de rouges naïvement mélangés, à la façon des bouquets des champs. J’ai vu aussi des tasses en forme de trèfle, avec des ornementations de bleuets. Et, parmi les statuettes, la sainte Anne et la petite Marie, et nombre de saints de la Bretagne, parmi lesquels un saint Yves, en forme de chandelier, vêtu d’hermine, à genoux, le nez chaussé de lunettes, l’air réjoui et finaud, qui ressemble aux bonshommes des moutardiers.

LE MARCHÉ AUX FAÏENCES, À QUIMPER.

On ne fabrique pas seulement de la faïence à Quimper, mais encore de la porcelaine, des poteries de diverses sortes, des métaux, du cuir, de la bière, des conserves ; on y mout du grain, et à quelques kilomètres, à Ergué-Gaberic, existe une importante papeterie. L’activité commerciale porte sur les grains, la cire, le miel, les toiles de lin et de chanvre, le bétail, le beurre, le suif. Personnages célèbres : le critique Fréron (1719-1776), l’adversaire de Voltaire ; Louis de Carné (1804-1876), écrivain politique, académicien ; Laënnec (1781-1826), le grand médecin qui, le premier, utilisa l’auscultation, professeur au collège de France, auteur du Traité du diagnostic des maladies des poumons et du cœur : une statue lui a été élevée auprès de la cathédrale, au moyen de souscriptions des médecins français.

Hors de Quimper, la campagne est délicieuse. Cette seule région suffirait pour mettre à néant l’opinion trop courante sur la monotonie des paysages intérieurs de la Bretagne. Ce ne sont plus ici les landes de Lanvaux, ce n’est pas non plus le haut style de la baie de la Forêt. Que l’on suive la rivière de l’Odet, non plus en allant vers l’embouchure, mais en remontant vers la source, il n’y aura pas à aller bien loin, on s’arrêtera au Stangala, qui est le but de promenade des gens de Quimper auxquels ne suffit pas le concert militaire du dimanche. Le Stangala est admirable, avec ses collines reflétées au miroir de l’eau, la variété des mouvements de terrain, l’exubérance de la pousse, une profusion de plantes et de fleurs qui envahissent les blocs de pierre surgis ça et là, à croire que cette végétation de hasard a été disposée pour achever le décor enchanteur, la solitude parfumée et gazouillante.


(À suivre.) Gustave Geffroy.

  1. Suite. Voyez pages 409, 421, 433, 445 et 457. — Les photographies qui ont servi aux illustrations sont de M. Paul Gruyer.