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Guy Mannering/22

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 154-162).


CHAPITRE XXII.

LE VOYAGE ET L’AUBERGE.


En avant ! en avant ! Arpentons le chemin, et sautons gaîment par dessus les barrières. Quand on a le cœur gai, on marche tout le jour ; avec le cœur triste, on est fatigué après avoir fait un mille.
Shakspeare. Conte d’hiver.


Que le lecteur se fasse l’idée d’une belle matinée de novembre par un temps de gelée ; qu’il se figure une immense plaine de bruyère, terminée par cette chaîne de montagnes escarpées par dessus lesquelles celles de Skiddaw et de Saddleback montrent leurs pics élevés ; qu’il regarde cette route aveugle[1], ainsi appelée parce que le chemin est marqué si faiblement par les pas des voyageurs, qu’il n’offre qu’une trace de verdure plus légèrement ombrée que la noire bruyère qui la borde des deux côtés, et qui, visible à quelque distance, disparaît lorsqu’on met le pied dessus. C’est le long de ce sentier mal tracé que s’avance le héros de notre histoire. Son pas ferme, son port libre et droit, ont un air militaire en parfaite harmonie avec ses membres bien proportionnés et sa taille de six pieds. Ses vêtements sont simples et unis, ils ne font point connaître son rang, ils peuvent être ceux d’un gentleman qui voyage ainsi pour son plaisir, ou ceux d’un simple particulier dont ils sont la parure habituelle. Rien de plus léger que son bagage. Un volume de Shakspeare dans la poche, un paquet contenant un peu de linge, suspendu derrière ses épaules, un gourdin de chêne à la main, tel est l’équipage de notre piéton, et dans lequel nous le présentons à nos lecteurs.

Brown s’était séparé dans la matinée de son ami Dudley, et il commençait sa promenade solitaire vers l’Écosse.

Les deux ou trois premiers milles, son esprit fut porté à la mélancolie, par suite de la privation de sa compagnie accoutumée. Mais cette disposition peu naturelle chez lui céda bientôt à l’influence de sa bonne humeur ordinaire, qu’excitaient encore l’exercice et le froid piquant d’un air glacé. Il siffla en continuant sa route, non qu’il n’eût matière à réflexions, mais parce que, faute d’être entendu, il ne pouvait exprimer autrement les sentiments qui l’occupaient. Chaque passant que le hasard lui faisait rencontrer lui faisait un salut amical ou lui adressait un joyeux quolibet : ces bons Cumberlandais riaient en passant et disaient : « Voilà un bon vivant, Dieu le bénisse ! » La jeune fille qui revenait du marché tournait plus d’une fois la tête pour regarder la forme athlétique de l’étranger, si bien en harmonie avec son salut franc et enjoué. Un petit chien basset, son fidèle compagnon, qui rivalisait de joie avec son maître, courait devant lui, faisant mille bonds dans la bruyère, puis revenait sauter autour de lui, comme pour montrer qu’il prenait sa part de plaisir du voyage.

Le docteur Johnson pensait que dans la vie il y a peu de sensations plus agréables que celle que procure le moelleux balancement d’une chaise de poste ; mais celui qui, dans sa jeunesse, a goûté la liberté indépendante d’une promenade à pied, dans une contrée magnifique et par un beau temps, conviendra qu’elle offre un plaisir bien supérieur à celui du grand moraliste. Ce qui avait, en partie, décidé Brown à choisir cette route peu fréquentée, qui conduit en Écosse à travers les solitudes orientales du Cumberland, c’était le désir de visiter les restes de la célèbre muraille romaine, qui sont, dans cet endroit, mieux conservés que dans aucune partie de son étendue. Son éducation avait été imparfaite et peu suivie ; mais, ni les vicissitudes d’une vie semée de traverses, ni les plaisirs de la jeunesse, ni même l’état précaire de sa position personnelle, n’avaient pu le détourner du soin de cultiver son esprit. « Voilà donc cette muraille romaine ! » dit-il en gravissant une hauteur qui dominait toute l’étendue de ce célèbre ouvrage de l’antiquité : « quel peuple que celui dont les travaux exécutés à une des extrémités de son empire, couvrent une telle étendue de terrain, et annoncent tant de grandeur ! Dans la suite des temps, lorsque l’art de la guerre aura changé, à peine retrouvera-t-on quelques traces des travaux de Vauban et de Cohorn[2], tandis que les ruines de ces constructions merveilleuses continueront à exciter l’intérêt et l’étonnement de la postérité ! Les fortifications, les aqueducs, les théâtres, les fontaines, tous les travaux publics des Romains portent le caractère grand, solide et majestueux de leur langue, tandis que les nôtres, de même que nos idiomes modernes, ne semblent composés que de débris laissés par ce peuple-roi ! » Après ces réflexions il se souvint qu’il était à jeun, et il poursuivit sa route en se dirigeant vers une petite auberge où il se proposait de prendre quelque nourriture.

Le cabaret, car ce n’était rien de mieux, était situé au fond d’une petite vallée que traversait un assez fort ruisseau ; un frêne immense, contre lequel s’appuyait un appentis en terre servant d’écurie, le couvrait de ses branches. Sous ce hangar était un cheval de selle, occupé à manger son avoine. Les chaumières, dans cette partie du Cumberland, participent de la grossièreté qui caractérise celles de l’Écosse. L’extérieur de la maison prévenait peu en faveur de l’intérieur, malgré une enseigne emphatique qui représentait un pot d’ale se vidant de lui-même dans un verre, et le barbouillage hiéroglyphique placé au-dessous, par lequel on s’était efforcé d’exprimer la promesse d’un « Bon logis pour les hommes et les chevaux. » Brown n’était pas un voyageur dédaigneux ; il s’arrêta et entra dans le cabaret[3]

Le premier objet qui frappa ses yeux dans la cuisine fut un homme grand et robuste, vêtu d’une ample redingote, qui paraissait être un campagnard : c’était le propriétaire du cheval qui était sous l’appentis. Il s’occupait à dépecer d’énormes tranches de bœuf bouilli et froid, et jetait de temps en temps un coup d’œil par la croisée pour voir si son coursier s’occupait de sa provende. Un grand pot d’ale flanquait son plat de viande, et il avait soin de l’approcher de ses lèvres de temps en temps. La bonne femme de l’auberge mettait son pain au four. Le feu, comme c’est l’usage dans cette contrée, était sur un foyer en pierre au milieu d’une immense cheminée, sous le manteau de laquelle étaient deux sièges. Sur l’un d’eux était assise une femme très grande, portant une robe rouge, un chapeau rabattu, et qui ressemblait à une chaudronnière ou à une mendiante. Elle avait à la bouche une petite pipe bien noire qu’elle était occupée à fumer.

Brown demanda quelque nourriture ; aussitôt l’hôtesse essuya avec son tablier plein de farine un coin de la table de sapin, plaça une assiette de bois, un couteau et une fourchette devant le voyageur, lui montra l’énorme pièce de bœuf, et lui recommanda de suivre le bon exemple de M. Dinmont ; ensuite elle servit, dans un pot brun, de la bière qu’elle avait brassée elle-même. Brown ne tarda point à faire honneur au repas. Pendant quelque temps son voisin et lui, trop sérieusement occupés pour penser l’un à l’autre, ne se donnèrent d’autre marque d’attention qu’une inclination de tête chaque fois qu’ils portaient le pot de bière à la bouche. À la fin, notre piéton ayant songé aux besoins du petit Wasp, le fermier écossais, car telle était la profession de M. Dinmont, se trouva disposé à entrer en conversation.

« Un joli basset ! monsieur ; je pense qu’il doit être bon pour le gibier, c’est-à-dire s’il a été bien dressé, car tout dépend de là. — En vérité, monsieur, dit Brown, son éducation a été un peu négligée, et sa meilleure qualité est d’être un compagnon agréable. — Vraiment, monsieur, c’est un malheur, je vous demande pardon, c’est un malheur pour bêtes et gens qu’une éducation négligée. J’ai à la maison six bassets, outre deux couples de lévriers, cinq dogues et d’autres chiens. Il y a le vieux Peper et la vieille Mustard, et le jeune Peper et la jeune Mustard, et le petit Peper et la petite Mustard. C’est moi qui les ai dressés, d’abord en les lançant contre des rats, ensuite contre des furets et des belettes, enfin contre les renards et les blaireaux, et maintenant ils ne craignent aucun animal portant poil. — Je ne doute pas, monsieur, qu’ils n’aient été bien dressés ; mais, ayant un si grand nombre de chiens, vous me semblez n’avoir pas varié beaucoup leurs noms ? — Oh ! c’est une idée que j’ai eue pour distinguer leur race. Le duc lui-même a envoyé Jusqu’à Charlies-Hope pour avoir un Peper et une Mustard des bassets de Dandie Dinmont. Oui, par Dieu, monsieur, il a envoyé Tam Hudson, le garde, et Tam a passé une journée à chasser le renard et le putois, et une journée à faire bombance. Une journée ! c’était la nuit. — Je suppose que vous avez beaucoup de gibier ? — De gibier, monsieur ! je crois que sur ma ferme il y a plus de lièvres que de moutons ; et quant aux oiseaux de marais et aux perdrix grises, il y en a autant que de pigeons au colombier. Avez-vous jamais tiré sur un coq noir, monsieur ? — Non en vérité ; je n’ai pas même eu le plaisir d’en voir un, excepté au musée de Keswick. — Vous venez du côté du sud ? je m’en étais bien douté à votre accent. C’est singulier, quand des anglais viennent en Écosse, il n’en est presque aucun qui connaisse un coq noir. Vous avez l’air d’un brave garçon ; en bien ! si vous voulez venir chez moi, chez Dandie Dinmont, à Charlies-Hope, je vous ferai voir un coq noir, en tuer et en manger aussi, l’ami. — Certainement, la meilleure preuve que je le verrai sera de le manger ; et je serai heureux si je puis trouver le temps d’accepter votre invitation. — Le temps ! qui vous empêche de venir avec moi à la maison aujourd’hui ? Comment voyagez-vous ? — À pied, monsieur ; et si ce beau poney est à vous, je ne me sens pas de force à le suivre. — Non, à moins que vous ne puissiez faire quatorze milles en une heure. Mais vous pouvez aller ce soir jusqu’à Riccarton, où il y a une auberge ; ou si vous aimez mieux vous arrêter chez Jockey Grieve, près du Heuch, on vous recevra bien. J’y vais justement, je m’arrêterai à sa porte pour boire un coup, et je lui dirai que vous venez. Ou bien, attendez : Bonne femme, pouvez-vous prêter à ce gentleman le galloway de votre mari ? je le renverrai demain matin par un de mes garçons. »

Le galloway n’avait que la peau sur les os, et était rétif.

« Bien, bien, on ne peut s’en servir ; mais n’importe, venez demain matin, je compte sur vous. Et maintenant, bonne femme, il faut que je monte à cheval pour arriver à Liddel avant la nuit, car votre Waste n’a pas une bonne réputation, vous le savez bien.

— Oh fi, monsieur Dinmont ; ce n’est pas bien à vous de donner une mauvaise renommée au pays. Je vous réponds qu’il n’y a eu personne d’arrêté dans le Waste, depuis Sawney Colloch, le marchand forain ; et Rowley Overdees et Jack Penny ont été pendus pour cela à Carliste il y a deux ans. Il n’y a personne à Bewcastle pour faire une chose pareille, nous sommes tous de braves gens.

— Ah ! Tib, cela sera vrai quand le diable sera aveugle, et il a encore de bons yeux. Mais voyez-vous, bonne femme, je suis allé dans les meilleurs endroits du Galloway et du Dumfrieshire, j’ai fait un tour jusqu’à Carlisle, je viens aujourd’hui de la foire de Slaneshiebank, et je ne voudrais pas être volé si près de la maison ; c’est pourquoi je vais partir. — Vous avez été dans le Galloway et le Dumfrieshire ? » dit la vieille femme qui fumait au coin du feu et qui n’avait pas encore dit une parole. « Oui vraiment, bonne femme, et j’ai fait une assez bonne tournée. — Alors vous devez connaître un endroit nommé Ellangowan ? — Ellangowan qui appartenait à M. Bertram ? sans doute je le connais ; le laird est mort il y a environ quinze jours, ai-je entendu dire. — Mort ! » dit la vieille femme en ôtant sa pipe de sa bouche et en s’avançant vers lui. « Mort ! êtes-vous bien sûr de cela ? — Oui, en vérité, j’en suis sûr ; et sa mort n’a pas fait peu de bruit dans le pays. Il mourut au moment où on allait vendre son château et tout ce qu’il y avait de meubles ; cela arrêta la vente, et beaucoup de gens furent désappointés. On dit qu’il était le dernier d’une ancienne famille, et cela fait de la peine, car le bon sang devient plus rare de jour en jour en Écosse. — Mort ! » répéta la vieille femme que nos lecteurs ont déjà reconnue pour leur ancienne connaissance Meg Merrilies. « Mort ! cela balance nos comptes. Et vous dites qu’il est mort sans laisser d’héritier mâle ? — Oui, bonne femme, et c’est ce qui a fait vendre le domaine ; car on dit qu’il n’aurait pu être vendu s’il y avait eu un héritier mâle. — Le domaine vendu ! répéta l’Égyptienne en jetant un cri perçant ; et qui a osé acheter Ellangowan sans être du sang des Bertram ? Qui peut dire que l’enfant ne reviendra pas revendiquer son héritage ? Qui donc a osé acheter le domaine et le château d’Ellangowan ? — En vérité, bonne femme, c’est un de ces écrivains[4] qui achètent tout. On l’appelle Glossin, je crois. — Glossin ! Gibbie Glossin ! lui que j’ai porté cent fois dans mon panier, car sa mère n’était pas beaucoup plus que moi. C’est lui qui a osé acheter la baronnie d’Ellangowan. Que Dieu nous protège ! nous sommes dans un singulier monde. Je lui ai souhaité du mal, mais non, non, rien de semblable. Malheureuse que je suis ! je verse des larmes, rien que d’y penser. » Elle resta pendant un moment dans le silence, s’opposant avec la main au départ du fermier, qui après chaque question était prêt à tourner le dos, mais qui, par complaisance, s’arrêtait en voyant l’intérêt profond que ses réponses paraissaient exciter.

« On verra, on en entendra parler ; le ciel et la mer ne seront pas en paix plus long-temps ! Pouvez-vous me dire si le shérif du comté est encore celui qui était en place il y a quelques années ? — Non ; on dit qu’il a eu une autre place à Édimbourg. Mais bonjour, bonne femme, il faut que je monte à cheval. »

Elle le suivit, et tandis qu’il serrait les sangles de sa selle, qu’il attachait sa valise et mettait la bride, elle lui fit encore diverses questions sur la mort de M. Bertram et sur le sort de sa fille, mais elle ne put obtenir que très peu de renseignements de la part de l’honnête fermier.

« Avez-vous vu un endroit appelé Derncleugh, à environ un mille de distance de la Place d’Ellangowan ? — Oui, ma bonne femme : c’est un endroit sauvage avec de vieilles huttes détruites ; je l’ai vu une fois que j’étais allé dans le pays avec quelqu’un qui voulait louer la ferme. — C’était autrefois une joyeuse habitation ! dit Meg en se parlant à elle-même. Avez-vous remarqué un vieux saule penché ? Ses racines sont encore dans la terre, et son tronc pourri porte une branche qui protégera la chaumière brûlée. Plus d’une fois j’ai tricoté mes bas, assise sur mon tabouret à l’ombre de ce saule. — Allons ! elle est possédée du diable, avec son saule, son tabouret et son Ellangowan. Pour l’amour de Dieu, bonne femme, laissez-moi partir. Voici six pences pour vous acheter un demi-mutchin[5], et cessez de m’ennuyer avec ces vieilles histoires. — Je vous remercie, brave homme. Et maintenant que vous avez répondu à mes questions, et que vous ne vous êtes pas enquis pourquoi je vous les faisais, je vais vous donner un bon avis ; mais il ne faut pas non plus me demander pourquoi. Dans un instant Tib Mumps sortira pour vous présenter le coup de l’étrier ; elle vous demandera si vous allez par la colline du Waste ou par Conscowthart-Moss. Répondez-lui ce que vous voudrez, mais (ajouta-t-elle à voix basse et avec emphase) ayez soin de ne pas prendre le chemin que vous lui aurez indiqué. » Le fermier éclata de rire, le lui promit, et l’Égyptienne s’éloigna.

« Suivrez-vous son avis ? » dit Brown qui avait entendu tout ce dialogue.

« Moi, suivre les avis de cette coureuse ! non ; je me garderai plutôt de lui indiquer mon chemin qu’à Tib Mumps, quoiqu’il n’y ait pas grande confiance à avoir en Tib, et je ne vous conseillerais pas de passer la nuit dans cette maison. »

Un moment après, Tib vint offrir le coup de l’étrier ; le fermier accepta, et, selon la prédiction de l’Égyptienne, l’hôtesse lui demanda s’il prendrait la route de la colline ou de la bruyère. Dandie lui répondit qu’il prendrait la dernière ; et faisant ses adieux à Brown, en lui disant encore « qu’il l’attendait au plus tard le lendemain matin à Charlies-Hope, » il mit son cheval au trot.

  1. Blind road, chemin difficile à tenir. a. m.
  2. Deux célèbres ingénieurs pour la défense des places fortes. a. m.
  3. Il est nécessaire d’expliquer au lecteur les lieux décrits dans ce chapitre. Il y a, ou plutôt il y avait, près de Gisland, qui n’avait pas encore atteint la réputation d’un nouveau Spa, une petite auberge appelée Mump’s-Hall, c’est-à-dire l’hôtel du Mendiant. C’était un cabaret, entouré de haies, où les fermiers de la frontière des deux pays s’arrêtaient souvent, pour se rafraîchir et pour faire rafraîchir leurs poneys, en se rendant aux foires et aux marchés du Cumberland ou lorsqu’ils en revenaient, et surtout ceux qui allaient ou venaient en Écosse à travers un district nu et solitaire, sans route et sans chemin, et appelé emphatiquement le désert de Bewcastle. À l’époque où les aventures rapportées dans ce roman sont supposées être arrivées, les brigands avaient déjà attaqué plusieurs fois ceux qui traversaient ce district sauvage, et Mump’s-Hall ne jouissait pas d’une bonne réputation, passant pour être l’asile des bandits qui commettaient ces déprédations.
    Un vieux Écossais bien robuste, nommé Armstrong ou Elliot, connu par le sobriquet de Fighting Charlie de Liddesdale, que l’on se rappelle encore à cause du courage qu’il déploya dans ces fréquentes escarmouches qui eurent lieu sur la frontière il y a cinquante ou soixante ans, eut l’aventure suivante dans le Waste (désert) ; elle donna l’idée de celle que rapporte le texte :
    Charlie avait été à la foire de Stagsbaw-Bank, et avait vendu ses moutons et ses vaches, en un mot tout ce qu’il avait conduit au marché, et il retournait à Liddesdale. Il n’y avait pas alors dans les provinces de ces banques où l’on peut échanger l’argent contre des billets, ce qui encourageait singulièrement le vol dans cette contrée sauvage ; car les voyageurs portaient souvent de l’or. Les brigands avaient dans les foires des espions qui leur faisaient connaître ceux dont la bourse était le mieux remplie, et ceux qui pour retourner chez eux prenaient un chemin solitaire et peu fréquenté, ceux, en un mot, qui valaient le plus la peine d’être volés et qui pouvaient l’être aisément.
    Charlie savait bien tout cela ; mais il avait une bonne paire de pistolets, et un cœur qui ne connaissait pas la crainte. Il s’arrêta à Mump’s-Hall, malgré la mauvaise réputation de cette auberge. Son cheval prit du repos et de la nourriture ; et Charlie lui-même, gaillard d’humeur un peu libre, fit le galant auprès de l’hôtesse, coquine raffinée qui fit tous ses efforts pour l’engager à passer la nuit chez elle. Le voyageur était loin de chez lui, disait-elle, et il lui fallait traverser le Waste, où la nuit le surprendrait avant qu’il gagnât le territoire écossais, qu’on regardait comme le plus sûr. Mais Fighting Charlie, quoique s’étant laissé retenir plus long-temps que ne le voulait la prudence, ne regardait pas Mump’s-Hall comme un endroit assez sûr pour y passer la nuit. Il partit donc, malgré la promesse d’un bon souper et les paroles engageantes de Meg ; il monta sur son cheval, après avoir d’abord visité ses pistolets et s’être assuré par la baguette si la charge y était encore.
    Il fit environ un mille ou deux au petit trot ; et lorsque le Waste devint plus noir, la terreur commença à venir dans son esprit, en se rappelant la bonté inaccoutumée de Meg, qu’il ne put s’empêcher de regarder comme un mauvais augure. En conséquence, il résolut de recharger ses pistolets, de peur que la poudre n’eût pris de l’humidité ; mais quelle fut sa surprise, lorsqu’il les débourra, de ne trouver ni poudre ni balle : chaque canon avait été soigneusement rempli d’étoupes jusqu’à la hauteur qu’aurait dû occuper la charge ; mais l’amorce, laissée intacte, ne pouvait trahir l’insuffisance de ces armes qu’au moment même où on aurait eu besoin d’en faire usage. Charlie prononça de tout son cœur une malédiction de Liddesdale sur son hôtesse, et rechargea ses pistolets avec soin et attention, ne doutant pas qu’il serait attaqué dans sa route. Il n’avait pas parcouru une longue partie du Waste, qui n’était traversé que par quelques routes telles qu’on les décrit dans le texte, lorsque deux ou trois coquins déguisés et armés sortirent d’un taillis. Charlie marchait, comme dit l’Espagnol, la barbe sur l’épaule : un coup d’œil lui fit voir que la retraite était impossible, car il en aperçut deux autres derrière lui à quelque distance. Il ne perdit pas de temps à réfléchir, et il trotta hardiment vers les ennemis qu’il avait en face de lui, et qui lui criaient d’arrêter et de jeter sa bourse. Charlie donna des éperons à son cheval, et leur présenta son pistolet. « Au diable votre pistolet ! » dit le premier voleur, que Charlie, même à son lit de mort, professa être le maître de Mump’s-Hall ; « au diable votre pistolet ! je m’en soucie peu. — Hé ! mon garçon, dit Fighting Charlie avec sa grosse voix ; mais l’étoupe n’est plus dedans. » Il n’eut pas besoin d’en dire davantage. Les coquins, surpris de trouver un homme d’un courage reconnu, bien armé, au lieu de le surprendre sans défense, s’enfuirent de tous côtés, et il continua sa route sans autre rencontre fâcheuse.
    L’auteur a entendu raconter cette histoire à des personnes qui la tenaient de Charlie lui-même ; il a aussi entendu dire que Mump’s-Hall fut ensuite le théâtre de plusieurs assassinats qui menèrent les habitants de cette auberge à la potence. Mais tout cela est arrivé il y a un demi-siècle, et le Waste est depuis bon nombre d’années aussi sûr que tout autre endroit du royaume.
    (Note traduite sur la nouvelle édition d’Édimbourg.a. m.).
  4. Écrivain du sceau, procureur ; writter. a. m.
  5. Mesure écossaise valant la pinte anglaise. a. m.