Henry Dunbar/03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 30-38).

CHAPITRE III

La rencontre à la gare du chemin de fer.

Quand les aiguilles de la petite pendule que Margaret avait dans sa chambre marquèrent trois heures moins cinq, Wentworh se leva de son fauteuil et prit son chapeau sur une table à côté.

— Allez-vous sortir, père ? — demanda la jeune fille.

— Oui, je vais à Londres. Cela ne vaut rien pour moi de rester trop longtemps assis sans rien faire. Les mauvaises pensées viennent assez vite en tout temps, mais elles viennent bien plus vite quand on n’a qu’à tourner ses pouces. Ne prends pas cet air effrayé, ma fille : je ne vais faire aucun mal. Je sors pour flâner, et peut-être que la chance me favorisera en me faisant gagner quelques shillings à l’aide de n’importe quel travail qui s’offrira à moi.

— Je préférerais vous voir rester ici, cher père, — dit doucement Margaret.

— Sans doute, mon enfant. Mais je te dis que je ne puis pas. Je ne tiens pas en place cette après-midi. J’ai parlé de choses qui me mettent toujours le cerveau en feu. Ma sortie n’amènera aucun mal, ma fille, je te le promets. Ce qui peut arriver de pire, c’est que j’aille m’asseoir dans une taverne, y boire un grog au gin, et lire les journaux. Il n’y a rien de bien criminel en cela, n’est-ce pas, Madge ?

La jeune fille sourit en essayant d’arranger le collet de velours éraillé du paletot râpé de son père.

— Non, père, et je voudrais que vous vous amusiez toujours ; mais vous rentrerez bientôt, n’est-ce pas ?

— Qu’entends-tu par bientôt, ma fille ?

— Avant dix heures. Mon ouvrage sera fini vers ce moment, et je vous préparerai un joli petit souper.

— Alors, c’est convenu, je serai de retour ce soir avant dix heures. Je t’en donne ma parole.

Il tendit la main à Margaret, l’embrassa sur les deux joues, prit sa canne dans un coin, et sortit.

Sa fille le suivit de l’œil par la fenêtre ouverte, pendant qu’il remontait l’étroite ruelle au milieu des groupes d’enfants réunis çà et là au milieu du chemin poudreux.

— Que Dieu ait pitié de lui et l’éloigne de tout mal ! — murmura Margaret, joignant les mains et regardant toujours son père qui s’éloignait.

Wentworth fit sonner l’argent qu’il avait dans la poche de son gilet en se dirigeant vers la gare. Il n’avait pas grand’chose : quelques pièces de six pence et de demi-pence ; juste assez pour payer un billet de seconde classe, aller et retour, et son verre de gin à l’eau dans une taverne de Londres.

Il arriva à la station trois minutes avant le départ du train, et prit son billet.

À trois heures et demie il était à Londres.

Mais comme il n’avait aucun but, pas d’amis à visiter ni d’argent à dépenser, il ne se pressa pas de quitter la gare.

Il détestait la solitude et le calme, et, dans cette gare encombrée de monde, il y avait du bruit, de l’animation, de la variété en tout genre, et on ne payait pas pour voir. Il se promena de long en large sur le quai, regardant les facteurs affairés et les voyageurs pressés qui couraient en tous sens, et méditant sur la façon dont il emploierait l’après-midi.

En attendant, il s’appuya ensuite contre le montant d’une porte, et regarda les cabs qui arrivaient à la gare les uns après les autres et déchargeaient ce qu’ils amenaient.

Il avait assisté à l’arrivée d’un grand nombre de voyageurs lorsque son attention fut tout à coup attirée par un petit vieillard pâle, maigre, à vue basse, ayant l’air faible mais alerte, qui descendit d’un cab et donna à un facteur son petit sac de nuit en cuir noir.

Cet homme était Wilmot, le vieux commis de confiance de la maison Dunbar, Dunbar et Balderby.

Wentworth suivit le vieillard et le facteur.

— Je me demande si c’est lui, — se dit-il tout bas. — Il y a de la ressemblance, oui, il y a certainement de la ressemblance, mais après un si grand nombre d’années je ne crois pas que je pourrais le reconnaître. Et pourtant cet homme me le rappelle. Je vais en tout cas ne pas perdre de vue ce vieillard.

Wilmot était arrivé à la gare environ dix minutes avant le départ du train. Il fit quelques questions à un facteur et lui confia son sac de nuit pendant qu’il allait prendre son billet.

Wentworth rôda aux alentours, et parvint à examiner le sac.

Il y avait collé dessus une carte et sur cette carte se trouvait une adresse écrite en caractères sentant l’homme d’affaires :

M. Sampson Wilmot,
Voyageur pour Southampton.

Wentworth fit entendre un sifflement prolongé. — Je me le disais bien, — murmura-t-il, — il me semblait que je ne me trompais pas.

Il entra dans le bureau où l’on délivrait les billets. Le commis se trouvait parmi la foule attendant son tour pour passer au guichet.

Wentworth s’approcha de lui et le toucha légèrement à l’épaule.

Wilmot se retourna et le regarda bien en face, mais rien dans son regard n’annonça qu’il eût reconnu le personnage qui l’arrêtait.

— Me voulez-vous quelque chose, monsieur ? — demanda-t-il avec quelque méfiance en voyant la tenue râpée du misérable.

— Oui, monsieur Wilmot, je veux vous parler. Vous viendrez dans la salle d’attente avec moi quand vous aurez pris votre billet.

Le commis fut stupéfait. Le ton de cet étranger mal mis était presque celui du commandement.

— Je ne vous connais pas, mon bon monsieur, — balbutia Sampson, — je ne vous ai jamais vu avant aujourd’hui, et à moins que vous ne soyez un commissionnaire de la banque envoyé après moi, je crois que vous faites erreur. Vous êtes un étranger pour moi.

— Je ne suis ni un étranger pour vous, ni un garçon de banque ! — répondit l’autre. — Vous avez votre billet ? Cela suffit. Maintenant vous pouvez venir avec moi.

Il entra dans une salie d’attente communiquant avec le bureau par une porte vitrée. La salle était vide, car le train allait partir dans cinq minutes et les voyageurs avaient couru prendre place dans les wagons.

Wentworth ôta son chapeau et écarta les cheveux gris qui couvraient son front.

— Mettez vos lunettes, Sampson, — dit-il, — regardez-moi bien, et vous me direz ensuite si je suis un étranger pour vous.

Le vieux commis obéit en tremblant de crainte et d’agitation. Il eut de la peine à ajuster ses lunettes.

Il regarda pendant quelques instants le visage qu’il avait devant lui et resta muet. Mais sa respiration devint plus rapide et sa figure plus pâle.

— Oui, — reprit Wentworth, — dévisagez-moi bien, et ne me reconnaissez pas si vous pouvez. Ce sera de la prudence de ne pas me reconnaître, je ne fais honneur à personne… et encore moins à un vieux et respectable commis comme vous !

— Joseph ! Joseph ! — s’écria le vieux commis, est-ce vous ? êtes-vous réellement mon malheureux frère ? Je vous croyais mort, Joseph… mort depuis longtemps !

— Et vous ne demandiez sans doute pas mieux, — répondit l’autre, amèrement.

— Non, Joseph… non, — s’écria Sampson Wilmot ; — Dieu sait que je ne vous ai jamais souhaité de mal. J’ai toujours plaint votre infortune et je vous ai excusé même quand vous étiez le plus coupable !

— C’est drôle ! — murmura Joseph avec dédain, — c’est très-drôle ! Si vous m’aimiez tant que cela, comment se fait-il que vous soyez resté dans la maison Dunbar et Dunbar ? Avec un semblant d’affection pour moi, vous n’auriez jamais pu vous résoudre à manger le pain de ces gens-là.

Wilmot secoua tristement la tête.

— Ne soyez pas trop dur envers moi, Joseph, — dit-il d’un ton de doux reproche, — si je n’étais pas resté à la banque, notre mère serait peut-être morte de faim !

Le misérable ne répondit pas, mais il détourna la tête et soupira.

La cloche annonçant le départ du train se fit entendre.

— Il faut que je parte, — s’écria Sampson, — donnez-moi votre adresse, Joseph, et je vous écrirai.

— Oh, je n’en doute pas, — répondit son frère d’un ton narquois, — mais je ne me laisse pas prendre au piège. Je vous ai retrouvé, mon riche et respectable frère, et je ne vous lâche pas. Où allez-vous ?

— À Southampton.

— Que faire ?

— Attendre l’arrivée de Henry Dunbar.

La figure de Joseph devint livide de rage.

Le changement qui s’opéra en lui fut tellement soudain et terrible à voir que le vieux commis recula comme s’il avait vu un revenant.

— Vous allez à sa rencontre, dit Joseph d’une voix rauque, — il est donc en Angleterre ?

— Non ; mais il doit arriver prochainement. Pourquoi cette figure colère, Joseph ?

— Pourquoi cette figure colère ? — répéta le cadet. — Êtes-vous donc devenu tellement machine, instrument en chair et en os des hommes que vous servez, que tout sentiment humain soit éteint en vous ! Bah ! comment des gens de votre espèce comprendraient-ils ce que j’éprouve. Entendez-vous, la cloche sonne… je vais avec vous.

Le train était sur le point de partir, les deux frères coururent sur le quai.

— Non ! non ! — s’écria Sampson en voyant son frère entrer après lui dans le wagon, — non !… non ! Joseph, ne venez pas avec moi… ne venez pas avec moi !

— J’irai avec vous !

— Mais vous n’avez pas de billet.

— Je puis en prendre un… ou plutôt vous pouvez m’en prendre un, car je n’ai pas d’argent… à la première station que nous rencontrerons.

Pendant ce temps ils s’étaient assis dans un compartiment de deuxième classe. Le contrôleur des billets, courant de voiture en voiture, était trop pressé pour s’apercevoir que le petit morceau de carton que Joseph lui tendit n’était qu’un retour pour Wandsworth. Il y eut un court instant de tumulte, un fracas de portes, une confusion de langues, puis le sifflet de la machine retentit, et le train s’éloigna.

Le vieux commis jeta un regard inquiet sur son frère cadet. Sa pâleur livide avait disparu, mais ses sourcils fortement marqués étaient encore contractés.

— Joseph !… Joseph ! — dit Sampson, — Dieu m’est témoin que je suis heureux de vous revoir après une séparation de trente-cinq ans, et tout ce que je pourrai retrancher sur mes faibles ressources, je vous le donnerai volontiers… bien volontiers. Je le ferais en souvenir de notre bonne mère à défaut d’amitié pour vous ; mais je vous aime toujours, Joseph…, je vous aime toujours bien tendrement. Néanmoins je préférerais que vous ne fissiez pas ce voyage avec moi. Je ne pense pas qu’il puisse en résulter aucun bien.

— Ne vous inquiétez pas de ce qui en résultera. J’ai à vous parler. Vous êtes un aimable frère, vous, qui voulez m’éloigner aussitôt après notre première rencontre. J’ai à vous parler, Sampson. Je veux le voir, cet homme. Je sais comment le monde m’a traité pendant ces trente-cinq dernières années, et je suis curieux de savoir aussi comment ce même monde… juste et compatissant comme il l’est… a traité le misérable qui m’a tenté et m’a trahi… Henry Dunbar !

Sampson tremblait comme une feuille. Sa santé avait toujours été faible depuis sa seconde attaque de paralysie, ce terrible et silencieux ennemi dont la main invisible avait frappé le vieux commis pendant qu’il était assis à son bureau, sans lui avoir donné le moindre avertissement. Sa santé était faible, et la secousse de sa rencontre avec son frère, ce pauvre frère perdu et déshonoré, qu’il avait cru mort pendant vingt-cinq ans, avait été presque trop forte pour lui. Et ce n’était pas tout encore : une terreur indicible s’empara de lui à l’idée d’une rencontre entre Joseph et Dunbar. Le vieillard se souvenait des paroles de son frère :

— Qu’il songe qu’il l’échappera belle si à notre première rencontre il n’a rien à payer !

Sampson avait prié nuit et jour pour que pareille rencontre n’eût pas lieu. Elle avait été retardée pendant trente-cinq ans. Allait-elle s’effectuer maintenant ?

Le vieux commis regarda la figure de son frère avec inquiétude.

— Joseph, — murmura-t-il, — j’aimerais mieux que vous ne vinssiez pas avec moi à Southampton, j’aimerais mieux que vous ne vissiez pas M. Dunbar. Vous avez été maltraité… cruellement et injustement maltraité… personne ne le sait mieux que moi ; mais il y a si longtemps, Joseph… il y a si longtemps de cela. Les mauvais sentiments s’éteignent chez un homme à mesure que les années s’envolent… n’est-ce pas, Joseph ? Le temps guérit toutes les vieilles blessures, et nous apprenons à pardonner aux autres comme nous espérons d’être pardonnés nous-mêmes… n’est-ce pas, Joseph ?

— Pour vous, c’est possible, — répondit le réprouvé avec fureur ; — mais pour moi, non !

Il n’en dit pas plus long, et croisa ses bras sur sa poitrine.

Il regardait droit devant lui par la portière du compartiment, mais il ne voyait pas le joli paysage ; il ne voyait pas les champs de blé ondulant à la brise, parsemés de coquelicots et de bluets ; le scintillement du soleil sur des eaux lointaines ; les villages et les clochers qui fuyaient au loin, à demi cachés sous les arbres. Il regardait par la fenêtre et les sites les plus attrayants se déroulaient sous ses yeux, mais c’était en vain, il ne voyait rien.

Sampson était assis en face de lui, et contemplait avec malaise cette figure sombre et contractée.

Le commis prit un billet pour son frère à la première station. Mais Joseph continua à garder le silence.

Une heure s’écoula sans qu’il ouvrît la bouche.

Il n’avait pas d’affection pour son frère. Le monde l’avait endurci. Les conséquences de ses propres fautes, en retombant lourdement sur sa tête, avaient aigri sa nature. L’homme qu’il avait aimé et en qui il avait eu confiance était à ses yeux la cause première de sa honte et de sa misère, et cette pensée influait sur son opinion au sujet du reste des hommes.

Il ne pouvait croire en la bonté de personne, en se souvenant quelle avait été jadis sa confiance dans Henry Dunbar.

Les frères étaient seuls dans le compartiment.

Sampson regarda pendant quelque temps la sombre figure placée en face de lui, puis il se couvrit, en soupirant, le visage avec son mouchoir et se renversa dans un coin du compartiment. Mais il ne dormit pas ; il était agité et inquiet. Il se sentait faible ; ses oreilles bourdonnaient étrangement, et devant ses yeux obscurcis flottait un brouillard inaccoutumé. Il essaya de parler une fois ou deux, mais il lui sembla qu’il n’avait pas la force d’articuler les mots qui lui venaient à l’esprit.

Ensuite ses idées devinrent confuses. Le bruit du train en marche résonna d’une façon monotone à ses oreilles et devint de plus en plus fort à chaque instant jusqu’à ce qu’enfin il lui parût affreux, insupportable, et lui fît l’effet d’un coup de tonnerre perpétuel qui l’assourdissait et l’égarait.

Le train avançait rapidement vers Basingstoke, lorsque Joseph fut tout à coup tiré de sa sombre rêverie.

C’était quelque chose de terrible qui avait fait tressaillir le réprouvé et donné à sa figure une expression d’horreur.