Henry Dunbar/04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 39-45).

CHAPITRE IV

Le coup de la mort.

Le vieux commis était tombé de son siège et gisait immobile au fond du compartiment.

Il avait été frappé d’une troisième attaque de paralysie, depuis longtemps sans doute regardée comme inévitable, mais que sa rencontre inattendue avec son frère à la gare du chemin de fer avait peut-être hâtée.

Joseph s’agenouilla à côté de son frère inanimé. C’était un vagabond et un paria, et les scènes d’horreur n’étaient pas nouvelles pour lui.

Il avait vu la mort sous tous ses aspects divers, et la reine des Terreurs ne l’épouvantait guère. Il était endurci, plongé jusqu’au cou dans le crime, et les souffrances d’autrui le trouvaient insensible. L’amour qu’il éprouvait pour sa fille était peut-être le dernier rayon de sentiment que conservât sa nature perverse.

Mais il fit néanmoins tout ce qu’il put pour ranimer le vieillard sans connaissance. Il dénoua sa cravate, déboutonna son gilet, et porta la main au cœur pour voir s’il battait.

Le cœur battait par saccades, comme si l’âme fatiguée du vieux commis eût essayé faiblement de s’échapper de l’enveloppe terrestre qui la retenait.

— Il faudrait mieux peut-être que cette attaque fût fatale, — murmura Joseph, — j’irais ainsi tout seul au devant de Henry Dunbar.

Le train arriva à Basingstoke. Joseph mit la tête à la portière et appela un facteur à haute voix.

Le facteur s’empressa d’accourir à cet appel impatient.

— Mon frère vient de se trouver mal, — s’écria Joseph, — aidez-moi à le sortir du compartiment, et vous enverrez ensuite chercher un médecin.

Le corps inanimé fut soulevé par deux hommes robustes qui le portèrent dans la salle d’attente et le déposèrent sur un divan.

La cloche retentit et le train de Southampton continua sa marche sans les deux voyageurs.

Au bout d’un moment toute la gare fut en émoi. Un gentleman avait eu une attaque d’apoplexie et se mourait.

Le médecin arriva en moins de dix minutes. Il secoua la tête après avoir examiné le malade.

— Mauvaise affaire, — dit-il, — très-mauvaise ; mais nous allons faire de notre mieux. Y a-t-il quelqu’un avec ce gentleman ?

— Oui, monsieur, — répondit le facteur en montrant Joseph, — cette personne est avec lui.

Le médecin de province jeta un regard soupçonneux sur Joseph qui avait certainement l’air d’un vagabond de la tête aux pieds, et d’un hardi coquin en lutte avec la société qu’il défiait dans sa haine.

— Êtes-vous… un… parent de ce gentleman ? — demanda le docteur avec hésitation.

— Oui, je suis son frère.

— Je vous conseillerais de le faire transporter à l’hôtel le plus rapproché. J’enverrai une garde-malade pour le soigner. Savez-vous si cette attaque est la première qu’il ait eue ?

— Non… je ne sais pas.

Le regard du médecin devint plus soupçonneux encore en recevant cette réponse.

— C’est étrange, — dit-il, — que vous qui vous dites son frère, vous ne puissiez me fournir aucun renseignement à ce sujet.

Joseph répondit avec une insouciance presque méprisante.

— C’est étrange, mais on a vu dans le monde des choses bien plus étranges que celle-là ? Il y avait des années que nous ne nous étions vus, mon frère et moi, et notre rencontre a eu lieu aujourd’hui.

L’homme inanimé fut emporté de la gare dans une auberge voisine, modeste et simple maison, mais propre et bien tenue.

On le porta dans une chambre à coucher dont les fenêtres, garnies de persiennes à l’ancienne mode, avaient vue sur la grande route poudreuse.

Le médecin déploya toute son habileté, mais il ne put faire reprendre connaissance au malade. Son âme s’était envolée. Le corps n’était plus qu’un morceau d’argile immobile sous la blanche couverture, et Joseph, assis au pied du lit, le regardait d’un air sombre.

La femme qui devait servir de garde-malade ne tarda pas à arriver, et s’installa au chevet. Mais elle n’eut pas grand’chose à faire.

— Y a-t-il quelque espoir qu’il en réchappe ? — demanda Joseph avec émotion au médecin qui se disposait à se retirer.

— Je crains bien… je crains bien que non…

— Sera-ce bientôt fini ?

— Bientôt, je pense. Je ne crois pas qu’il passe les vingt-quatre heures !

Après cet arrêt, le médecin attendit quelques instants, comptant sur quelque exclamation de surprise ou de douleur de la part du frère du moribond, mais il n’y en eut aucune, et le médecin prit congé après avoir précipitamment souhaité le bonsoir.

Il se faisait tard, et les ombres du crépuscule enveloppant la figure de Joseph la rendaient plus sombre encore qu’elle ne l’avait été dans le wagon.

— J’en suis bien aise, j’en suis bien aise, — murmura-t-il, — je serai seul pour recevoir Henry Dunbar.

La chambre à coucher dans laquelle se trouvait le malade ouvrait sur un petit salon. Le sac de voyage et le portemanteau de Sampson avaient été déposés dans ce salon.

Joseph fouilla les poches des habits qu’on avait enlevés à son frère.

Celles du gilet contenaient quelque menue monnaie, et plusieurs clefs attachées ensemble, et dans celle de devant du vieux pardessus se trouvait un agenda dont la couverture en cuir était presque usée.

Joseph emporta ces objets dans le salon, ferma la porte qui séparait les deux appartements, et demanda ensuite de la lumière.

La servante qui apporta des bougies lui demanda s’il avait dîné.

— Oui, — dit-il. — J’ai dîné il y a cinq heures. Apportez-moi de l’eau-de-vie.

La jeune fille monta un petit carafon de spiritueux et un verre, qu’elle déposa sur une table, puis elle se retira. Aussitôt qu’elle fut sortie, Joseph ferma la porte à clef.

— Je ne veux pas d’intrus, — murmura-t-il ; — ces gens de province sont toujours curieux.

Il s’assit devant la table, se versa un verre de brandy, le but, et rapprocha de lui une des bougies.

Il avait mis l’argent, les clefs et l’agenda dans une de ses poches. Il tira d’abord l’agenda et l’examina. Il renfermait cinq billets de la Banque d’Angleterre, de cinq livres chacun, et une lettre.

La lettre était adressée à Henry Dunbar, et portait le cachet officiel de la maison de banque. Le nom de Stephen Balderby était écrit au bas de l’enveloppe dans le coin à gauche.

— Tiens ! tiens ! — murmura Joseph, — ceci est la lettre de bienvenue que le plus jeune associé adresse à son chef. J’en aurai soin.

Il remit la lettre dans la poche de l’agenda, puis regarda les notes au crayon inscrites sur différentes pages.

La dernière note fut la seule qui eût quelque intérêt pour lui.

Elle consistait en ces quelques mots :

H. D., attendu aux docks de Southampton vers le 19 du courant, par le steamer Électre, sera reçu par Mlle Laura D… à Porland Place.

— Qui est cette Laura D… ? — se dit-il en fermant l’agenda. — Sa fille, je suppose. Je me souviens d’avoir lu la nouvelle de son mariage dans les journaux, il y a vingt ans. Il fit un bon mariage, évidemment. La fortune a dû tout aplanir pour lui. Il a épousé une femme riche et titrée. Qu’il soit maudit !

Joseph resta assis quelque temps les bras croisés sur la table devant lui en songeant, songeant toujours. Un sourire sinistre crispait ses lèvres, et dans ses yeux pétillait une lueur menaçante.

Homme dangereux en tout temps : homme dangereux lorsqu’il était bruyant, insouciant, brutal et violent ; mais bien plus dangereux alors qu’il était tout à fait calme.

Il sortit ensuite les clefs de sa poche, s’agenouilla devant le portemanteau, et examina son contenu.

Il n’y trouva pas grand’chose pour le dédommager de sa peine : rien qu’un habillement complet, une demi-douzaine de chemises, et l’attirail nécessaire à la modeste toilette du commis. Le sac de nuit contenait une paire de bottes, une brosse à chapeau, une chemise de nuit et une vieille robe de chambre en indienne.

Joseph se releva après cette inspection et ouvrit doucement la porte entre les deux chambres. Il n’était survenu aucun changement dans la chambre du malade. La garde-malade était toujours assise au chevet du lit. Elle se retourna vers Joseph lorsqu’il ouvrit la porte.

— Aucun changement, je présume ? — dit-il.

— Non, monsieur, aucun.

— Je vais sortir et faire un tour, je reviendrai dans une heure.

Il referma la porte, mais il ne sortit pas immédiatement. Il s’agenouilla de nouveau à côté du portemanteau, et enleva la carte qui portait l’adresse de son frère. Il enleva aussi une carte pareille sur le sac de nuit, en ayant bien soin de ne laisser derrière lui aucun vestige qui pût faire connaître son frère.

Quand il eut fini cette opération et mis les cartes dans sa poche, il se promena doucement dans la chambre, les bras croisés sur la poitrine.

— Le steamer l’Électre est attendu le 19, — dit-il d’une voix sourde et pensive. — Il peut arriver avant ou après. Demain, c’est le 17. Si Sampson meurt, il y aura enquête certainement, une perquisition post mortem peut-être, et je serai retenu ici jusqu’à ce qu’elle soit terminée. On me retiendra deux ou trois jours au moins, et, pendant ce temps Henry Dunbar peut arriver à Southampton et se rendre aussitôt à Londres, et moi je puis laisser échapper cette occasion unique de me trouver face à face avec cet homme. Je ne veux pas perdre cette occasion, je… ne veux pas qu’on me la fasse perdre. Pourquoi resterai-je ici à veiller au chevet du lit d’un homme sans connaissance ! Non ! La destinée a remis une fois encore Henry Dunbar sur mon chemin, et je profiterai de la chance qui m’est offerte.

Il prit son chapeau : un chapeau gris déformé et râpé qui cadrait bien avec son extérieur de vagabond, et il sortit après s’être arrêté quelques secondes au comptoir et avoir dit à l’aubergiste qu’il serait de retour dans une heure.

Il alla tout droit à la gare, et s’informa du départ des trains.