Henry Dunbar/05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 45-54).

CHAPITRE V

Enterrement du passé.

Le train de Londres à Southampton allait partir dans une heure. L’employé qui donna ce renseignement à Joseph Wilmot, lui demanda comment se trouvait son frère.

— Il va mieux, — répondit Joseph. — Je vais à Southampton m’acquitter pour lui d’une affaire importante qui l’y amenait. Je serai de retour demain matin.

Il entra dans la salle d’attente, s’y assit, et ne changea pas d’attitude de tout le temps, sans faire un mouvement, sans même relever la tête de dessus sa poitrine : il songeait, songeait, songeait toujours, comme il avait songé dans le wagon et dans le petit salon de l’auberge. Il prit son billet pour Southampton dès l’ouverture du guichet, puis il se rendit sur le quai où se trouvaient déjà deux ou trois voyageurs attendant l’arrivée du train.

Le train apparut enfin. Joseph s’élança dans un compartiment de seconde classe, s’assit dans un coin et baissa son chapeau sur ses yeux, qui furent presque complètement cachés par les bords déformés.

Il était tard lorsqu’il arriva à Southampton, mais il avait l’air de connaître la ville, car il se dirigea tout droit vers une petite taverne située sur le bord de la rivière et masquée presque en entier par l’ombre du mur de la ville.

Là, il se fit donner un lit, et s’assura que l’Électre n’était pas encore arrivé.

Il soupa dans sa chambre, bien qu’on lui offrît de prendre son repas dans la salle commune. Il semblait désireux de fuir toute société et de n’avoir à parler à personne, et il s’abandonnait toujours aux noires pensées qui l’avaient assailli à la gare, dans la salle de l’auberge de Basingstoke et dans le wagon pendant son trajet avec son frère Sampson.

Quelles que fussent ses pensées, elles l’absorbaient si complètement qu’il ressemblait à un somnambule faisant tout machinalement sans savoir ce qu’il fait.

Mais malgré cela il fut très-actif, car il se leva le lendemain matin de bonne heure. Il n’avait pas dormi une heure dans toute cette longue nuit. Il avait pris toutes les attitudes, et s’était tourné et retourné dans son lit, songeant, songeant sans cesse jusqu’à ce que son cerveau n’eût plus qu’une puissance machinale et gît en dépit de lui-même.

Il descendit l’escalier, paya son souper et sa chambre à une servante endormie, et quitta la maison au moment où l’horloge de l’église, dans le vieux square à côté, sonnait huit heures.

Il se rendit tout droit dans la Grande-Rue, et entra dans tel boutique d’un marchand de confections. L’établissement était sur un certain pied, et un jeune homme enlevait les volets de la devanture sans se presser. Ce jeune homme paraissait être le seul occupant de la boutique pour le quart d’heure.

Il regarda Joseph d’un air dédaigneux, et le toisa lentement de la tête aux pieds en bâillant en même temps.

— Vous feriez mieux de vous retirer, — dit-il, — notre patron ne donne jamais rien aux vagabonds.

— Votre patron peut donner ou garder ce que bon lui semble, — répondit Joseph avec indifférence, — je puis payer ce dont j’ai besoin. Appelez votre maître, ou plutôt non, vous ferez tout aussi bien l’affaire vous-même. Je veux une toilette complète, depuis le chapeau jusqu’aux souliers, comprenez-vous ?

— Peut-être quand j’aurai vu l’argent, — répondit le jeune homme d’un ton narquois.

— Vous êtes déjà au courant des habitudes du monde, mon garçon, n’est-ce pas ? — dit Joseph avec amertume ; puis tirant ensuite le portefeuille de sa poche, il l’ouvrit et exhiba la petite liasse de billets de banque. — Je présume que vous comprenez ceci ? — dit-il.

Le nonchalant jeune homme releva son nez qui, par sa conformation naturelle, annonçait un caractère ambitieux, et regarda son chaland d’un air incrédule.

— Je comprends que ceci peut être faux, — fit-il d’un air significatif.

Joseph lâcha un juron et s’élança sur le jeune commis.

— J’ai dit qu’ils pouvaient être faux, — fit observer le jeune homme avec moins d’arrogance, — il n’y a pas de quoi vous précipiter sur moi, je n’ai pas eu l’intention de vous offenser.

— Non ! — murmura Wilmot, — vous faites ma foi bien de n’avoir pas cette intention. Appelez votre patron.

Le jeune homme s’éloigna pour obéir ; il était tout à fait souple maintenant.

Joseph examina la boutique.

— Le roquet ! il a oublié la caisse ! — murmura-t-il ; — je pourrais essayer de l’ouvrir si… (il s’arrêta et sourit d’une étrange manière fort peu agréable à voir), si je n’allais pas à la rencontre de Henry Dunbar.

Il y avait une glace à pied dans un coin de la boutique. Joseph s’en approcha, se contempla en silence pendant quelques instants, puis montra le poing à son image :

— Tu es un vagabond ! — murmura-t-il les dents serrées, — et tu en as l’air ! Tu es un paria, et tu en as l’air ! Mais qui t’a marqué de ce sceau ? Qui mérite le blâme pour tout le mal que tu as fait ? Quel est celui dont la trahison t’a fait ce que tu es ? Voilà la question !

Le maître de la boutique apparut, et jeta sur son chaland un regard perçant.

— Maintenant, écoutez-moi ! — dit Joseph lentement, mais avec résolution. — J’ai eu du bonheur depuis quelque temps, et je viens de gagner quelque argent. Je l’ai gagné honnêtement, entendez-vous, et je ne veux pas être questionné par une espèce de singe comme votre commis.

Le nonchalant jeune homme croisa les bras et s’efforça de prendre un air féroce, mais il eut soin de reculer un peu derrière son patron pour se montrer indigné.

Celui-ci sourit et salua.

— Nous serons heureux de vous servir, monsieur, — dit-il, — et je ne doute pas le moins du monde que vous soyez content. Si mon commis a été impertinent…

— Il l’a été, — interrompit Joseph, — mais je ne veux pas en faire une affaire. Il est comme tout le monde, et il croit que parce qu’un homme porte un habit râpé, il doit être un coquin. Voilà tout. Je lui pardonne.

Le nonchalant jeune homme, alors très-éloigné et abrité par son maître, murmura faiblement :

— Oh ! vraiment vous me pardonnez !… ah !… ah !… Comment donc !… est-ce bien vrai ?… Merci de votre peine !…

Et autres phrases railleuses.

— Je veux une toilette complète, — continua Joseph, — un habillement complet tout neuf : chapeau, bottes, parapluie, sac de voyage, une demi-douzaine de chemises, brosses, peignes, rasoirs, et tout ce qui s’ensuit. Et comme il peut se faire que vous ne soyez pas disposé à avoir en moi plus de confiance que votre chien couchant de commis, bien que vous soyez extrêmement poli, voici ce que je vais faire. Je désire faire friser et tailler ma barbe. Je me rends chez un barbier pour cela et pendant ce temps vous pouvez aller aux informations sur ces gentlemen.

Il tendit au patron trois de ses billets de la Banque d’Angleterre. Le marchand les regarda d’un air de doute.

— Si vous croyez qu’ils sont faux, envoyez-les à un de vos voisins et faites-les changer, — dit Joseph ; — mais dépêchez-vous, car je vais revenir dans une demi-heure.

Il sortit de la boutique, laissant le patron, toujours incertain, avec les trois billets dans la main.

Le vagabond rabattit son chapeau sur ses yeux, fourra ses mains dans ses poches, et descendit la Grande-Rue jusqu’à une boutique de barbier, près des docks.

Là il se fit couper la barbe et arranger sa moustache inculte de la manière la plus aristocratique. Ses longs cheveux gris mal peignés furent taillés et frisés d’après ses propres indications.

S’il eût été vaniteux et s’il n’avait eu d’autre but dans la vie que celui d’embellir sa personne, il n’eût pas été plus minutieux ou plus difficile à contenter.

Quand le barbier eut complété son œuvre, Joseph se lava la figure, ramena ses cheveux sur son large front, et se regarda dans un petit miroir à barbe suspendu au mur.

Comme tête et figure, la transformation était complète. Il n’était plus un vagabond, mais bien un gentleman respectable, entre deux âges, de belle mine, et non sans une certaine distinction aristocratique.

L’expression même de sa physionomie était changée. L’air de défi avait fait place à un sourire hautain. La mine renfrognée était devenue le froncement de sourcils de l’homme qui songe.

Ce changement était-il naturel ou simulé ? Provenait-il simplement de l’arrangement de sa barbe et de ses cheveux ? Lui seul aurait pu nous le dire.

Il mit son chapeau, le rabattant toujours sur les yeux, paya le barbier, et s’éloigna. Il se dirigea tout droit vers les docks, et s’informa du steamer l’Électre. L’arrivée n’aurait lieu que le lendemain au plus tôt ; Rassuré sur ce point, Joseph revint chez le tailleur pour choisir ses vêtements neufs.

Cette opération l’occupa longtemps, car il fut aussi difficile à contenter sous ce rapport qu’il l’avait été pour sa barbe et ses cheveux. Un vieux garçon pointilleux, qui a consacré aux soins de sa toilette les plus beaux moments de sa vie, n’aurait pas été plus exigeant que ce vagabond qui avait eu les coudes troués pendant dix ans et avait porté l’habit des forçats pendant treize années consécutives à l’île de Norfolk.

Mais il ne fit pas preuve de mauvais goût dans le choix de son costume. Il ne choisit pas des couleurs voyantes ou des vêtements d’une coupe exagérée. Au contraire, l’habit qu’il prit était parfaitement en harmonie avec le genre dans lequel il avait fait tailler ses cheveux et friser sa moustache. Ce fut la mise d’un gentleman entre deux âges ; élégante, mais scrupuleusement simple et ne choquant l’œil ni par sa couleur ni par sa coupe.

Quand sa toilette fut complète, depuis son chapeau de vingt et un shillings jusqu’à ses bottes vernies qui moulaient son pied bien fait, il quitta le petit salon où il avait changé d’habits, et parut dans la boutique ganté d’une main seulement, et portant une canne de l’autre.

Le marchand et son commis restèrent stupéfaits.

— Si ce changement complet vous avait coûté cinquante livres, monsieur, au lieu de dix-huit livres, douze shillings et onze pence, vous n’auriez pas à regretter votre argent, car vous ressemblez à un duc ! — s’écria le tailleur dans son enthousiasme.

— J’en suis charmé, — dit Wilmot avec insouciance.

Il se planta devant la glace et roula sa moustache en se regardant d’un air pensif avec un sourire sur la physionomie.

Il se fit ensuite rendre la monnaie, la compta, et mit l’or et l’argent dans la poche de son gilet.

Ses manières étaient aussi changées que sa personne. Il était entré dans la boutique à huit heures du matin en vagabond, tant au physique qu’au moral, il en sortait maintenant en gentleman aux allures aisées, au ton radouci, hautain, et sûr de lui-même.

— À propos, — dit-il en s’arrêtant sur le seuil de la porte, — je vous serais obligé de faire un paquet de toutes mes vieilles nippes et de l’envelopper d’une feuille de papier brun. Liez-le fortement ; je le prendrai ce soir, à la nuit.

Après cette recommandation, faite d’un ton d’indifférence, Wilmot quitta la boutique ; mais quoiqu’il fût maintenant aussi bien mis et eût aussi bonne tournure que n’importe quel gentleman de Southampton, il enfila la première ruelle et sortit de la ville pour aller se promener seul au bord de l’eau.

Il suivit le rivage jusqu’à un village près de la rivière et à quelques milles de Southampton. Là il entra dans une petite taverne enfumée, très-paisible et peu fréquentée, commanda du brandy et de l’eau à une jeune fille qui travaillait derrière le comptoir, et pénétra dans le parloir, — salle boisée, à plafond bas, dont les murs étaient ornés çà et là d’affiches de commissaires-priseurs annonçant les ventes prochaines de bestiaux, de fermes, et d’ustensiles de labourage. Parmi ces affiches apparaissaient quelques tableaux des heures de départs du chemin de fer.

Wilmot eut toute la salle à sa disposition. Il s’assit à côté de la fenêtre ouverte, prit un journal de province, et essaya de lire.

Mais cet essai fut infructueux. D’abord il n’y avait pas grand’chose à lire dans le journal, et ensuite Joseph n’aurait pas pu fixer son attention sur la page que regardaient ses yeux, quand bien même cette feuille de papier imprimée eût renfermé toute la sagesse du monde.

Non ; il ne pouvait lire. Il ne pouvait que songer. Il ne pouvait que songer à l’étrange chance qui lui était survenue après trente-cinq mortelles années. Il ne pouvait que songer à sa rencontre probable avec Henry Dunbar.

Il était entré dans la taverne du village un peu après une heure, et il y passa le reste de la journée à boire du grog (pas immodérément, il se tenait sur ses gardes sous ce rapport), à manger un morceau de pain et de viande froide pour son dîner, et à songer à Henry Dunbar.

Quoi qu’il fît, la pensée de Henry Dunbar ne le quittait pas.

Dans le wagon, à l’auberge de Basingstoke, pendant la longue nuit sans sommeil qu’il avait passée à la taverne, sur le bord de l’eau, dans la boutique du tailleur, même au moment où il était occupé à choisir ses habits, il avait toujours songé à Henry Dunbar. Depuis le moment de sa rencontre avec le vieux commis à la gare, cette même pensée était restée fixée dans son cerveau.

Il ne pensa pas une fois à son frère, pas même pour se demander si l’attaque avait été fatale, et si le vieillard était mort. Il ne pensa ni à sa fille, ni à l’angoisse que devait lui causer son absence prolongée.

Il avait mis le passé de côté comme s’il n’eût jamais existé, et concentré toute la force de son esprit sur l’idée unique qui le possédait comme quelque puissant démon.

Quelquefois une terreur soudaine s’emparait de lui. Si Henry Dunbar était mort dans la traversée ! Si l’Électre allait n’apporter qu’un cercueil de plomb et un cadavre embaumé avec des essences !

Non, il ne pouvait se faire à cette idée ! La destinée qui avait séparé ces deux hommes pendant la moitié d’une longue existence devait les rapprocher mystérieusement à l’époque actuelle.

La philosophie du vieux commis n’était pas en somme si creuse :

« Tôt ou tard… tôt ou tard… le jour de l’expiation arrive ! »

Quand l’obscurité se fit, Joseph quitta la petite auberge et revint à Southampton. Il était tout à fait nuit quand il entra dans la Grande-Rue, et on fermait la boutique du tailleur.

— Je croyais que vous aviez oublié votre paquet, monsieur, — dit le marchand ; — il y a bien longtemps qu’il est prêt, faut-il vous l’envoyer quelque part ?

— Non, merci, je l’emporterai moi-même.

Le paquet en papier brun était très-volumineux, mais Joseph le mit sous son bras, quitta la boutique du tailleur, et se dirigea vers une jetée qui s’avançait dans la mer.

En marchant sur le bord de la rivière, lorsqu’il était revenu de la taverne du village à Southampton, il avait rempli ses poches de pierres. Il s’agenouilla en ce moment sur le bord de la jetée, et noua toutes ces pierres dans un vieux mouchoir de poche en coton. Quand il eut achevé cette besogne, qu’il fit avec soin et lestement comme un homme habitué à faire toute espèce d’étranges choses, il attacha le mouchoir plein de pierres à la ficelle qui liait le paquet et laissa tomber le tout dans l’eau.

L’endroit qu’il avait choisi dans ce but était à l’extrémité de la jetée, où l’eau avait le plus de profondeur.

Il avait fait cela très-tranquillement, et en prenant toutes ses précautions pour bien s’assurer qu’il n’était pas remarqué.

Quand le paquet eut été englouti, il regarda le cercle qui s’élargissait à la surface de l’eau jusqu’à ce qu’il eût disparu.

— Voilà qui est fini pour James Wentworth et les habits qu’il portait, — se dit-il en s’éloignant.

Il dormit cette nuit-là à l’auberge du village où il avait passé la journée, et le lendemain matin il reprit le chemin de Southampton.

Il était un peu plus de neuf heures quand il entra dans les docks, et l’Électre était visible au milieu des eaux bleues qu’il sillonnait sous un ciel sans nuages.