Henry Dunbar/06

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 54-68).

CHAPITRE VI

Journal de Clément.

« Je termine aujourd’hui un volume du journal sommaire, imparfait et décousu que je tiens de mon existence. Tout en feuilletant le volume, je m’étonne de tant de travail perdu ; ces notes, jetées au hasard, fréquemment séparées par de longs intervalles, sont, en somme, une assez pauvre littérature. À quoi sert cette manie de tenir un journal ? Pourquoi ce récit d’une existence des plus vulgaires ? Est-ce pour ma propre édification, est-ce dans un but de progrès moral ? Il est bien rare que je relise ces notes dénuées d’intérêt ; et je doute fort que la postérité se soucie de savoir que je suis allé au bureau à dix heures du matin, le mercredi, que je n’ai pu trouver de place dans l’omnibus, ce qui m’a obligé à prendre une voiture qui m’a coûté deux shillings, que j’ai dîné en tête-à-tête avec ma mère, et que le soir j’ai terminé la lecture du troisième volume de la Révolution française de Carlyle. À quoi pourra jamais servir un journal comme le mien ? Quelque célèbre Nouveau-Zélandais de l’avenir découvrira-t-il un jour ces volumes dans les ruines de Clapham ? Et me citera-t-on comme le Pepys du dix-neuvième siècle ? Mais je suis bien loin de la haute saveur du mondain petit commis d’État. Peut-être l’époque dans laquelle je vis manque-t-elle des épices et de l’assaisonnement de cet âge d’or de la corruption pendant lequel les jupons blancs de lady Castlemain pouvaient être aperçus flottant à tous les vents par le premier flâneur frivole qui s’avisait de prendre des notes sur ces vêtements.

« Quoi qu’il en soit, c’est une habitude puérile et surannée à la fois que cette manie d’un journal quotidien, et je ne puis m’empêcher de penser que ce fameux Pepys devait être un vieux garçon gâté. Aujourd’hui cependant, j’ai à consigner autre chose que les courses en voiture, les omnibus complets, et le titre d’un ouvrage favori. Dernièrement, ma mère et moi nous avons eu nos habitudes dérangées, bouleversées de fond en comble par l’arrivée d’une demoiselle.

« C’est une demoiselle excessivement jeune, car elle est encore séparée par une longue période d’une époque qu’elle semble considérer comme la plus enviable et la plus solennelle de son existence. Elle n’a pas encore treize ans. Il s’en faut encore de deux longues années pour qu’elle soit une « jeune personne. » Elle est la fille unique de ma sœur unique, Marian Lester, et elle est récemment arrivée de Sydney, où ma sœur et mon beau-frère sont établis depuis douze ans. Mlle Élisabeth Lester fait partie de la famille depuis le 1er juillet et n’a pas cessé, depuis cette époque, de se familiariser avec ma mère et avec moi. C’est une assez jolie enfant dont la chevelure blond cendré pend en lourdes tresses sur sa nuque. (Détail fort intéressant pour le Nouveau-Zélandais curieux de connaître les mystères de la coiffure juvénile au dix-neuvième siècle.) Elle est douée d’un excellent caractère, et ma mère l’adore. Pour moi, je me résigne graduellement à l’idée d’avoir trente-trois ans et d’être l’oncle d’une jeune nièce qui joue des variations sur Non più mesta.

« Ce Non più mesta m’amène à parler d’un personnage nouveau dans le cercle de mes connaissances ; d’un personnage qui n’a pas paru une seule fois dans le volume que je viens de terminer, mais qui, dans l’intervalle de six semaines entre mon dernier récit et celui que je commence aujourd’hui, m’est devenu aussi familier que le plus vieil ami de ma jeunesse. Non più mesta, j’entends ma nièce qui écorche cet air que je connais si bien, dans le salon qui est au-dessous de ma chambre ; et pendant que j’écris ces lignes, cette mélodie évoque l’image d’un visage pâle et doux et d’un regard noir et profond comme celui de la colombe.

« Je ne m’étais jamais rendu compte de la quantité d’objets de toute espèce, nécessaires à une femme, avant le jour où une voiture déposa à notre porte la personne de ma nièce accompagnée de ses malles. Mlle Élisabeth Lester me parut avoir besoin de tout ce que l’esprit humain peut imaginer ou désirer. Elle avait grandi pendant la traversée ; ses robes étaient trop courtes, ses bottines trop petites, ses chapeaux ne lui tenaient pas sur la tête et pendaient d’une façon lamentable sur ses épaules. Il lui fallait des ombrelles, des brosses à cheveux, mille et un colifichets mystérieux ornés de mousseline et de dentelles, des cahiers, des plumes, de la pommade, des crayons, des spécimens géologiques pour ses études, et des centaines d’autres objets dont les noms seuls sont un mystère pour moi. Enfin et surtout, il lui fallait une maîtresse de piano. On disait que l’enfant était d’une jolie force sur cet instrument, et ma sœur tenait à ce qu’elle continuât ses études sous la surveillance d’une maîtresse capable et qui ne prendrait pas trop cher. Ma sœur Marian soulignait cette dernière condition. L’achat et la confection des colifichets absorbèrent entièrement ma mère, qui s’empressa de me confier le soin de trouver une maîtresse de piano pour Mlle Lester.

« Je me mis à l’œuvre de la manière la plus simple. Je consultai les journaux quotidiens, mais je lus un si grand nombre d’annonces faites par des dames qui se disaient accomplies dans l’art de la musique, que je me trouvai confus et embarrassé de l’étendue de mes ressources. Je me décidai à voir ces dames l’une après l’autre, et profitant des belles soirées d’été, je me rendis chez elles après les heures du bureau, quelquefois avec ma mère, quelquefois seul.

« Il est possible que je sois déjà un vieux garçon, un de ces êtres odieux et d’une sensibilité outrée qu’on appelle « maniaques ; » je ne sais ; mais quoi qu’il en soit je ne pus trouver le professeur qui convînt réellement à ma petite Lizzie. Quelques-unes de ces dames étaient âgées et sévères ; d’autres, jeunes et frivoles ; d’autres enfin n’avaient pas d’opinion bien arrêtée sur la prononciation de la lettre h. Une jeune personne déclara qu’elle préférait la musique à quoi que ça soit au monde. Certaines possédaient beaucoup trop d’enthousiasme et se montraient disposées à adorer ma nièce après la troisième minute. Le plus grand nombre, très-convenable sous tous les rapports, demandait un prix plus élevé que celui que je voulais donner. Il arriva donc en somme qu’après une semaine, je ne me trouvai pas plus avancé que le jour où j’avais consulté pour la première fois le supplément du Times.

« Dans une situation plus gênée que la nôtre, nous eussions été plus faciles à contenter ; mais ma mère prétendait que, puisqu’il y avait tant de choix, nous ferions sagement de réfléchir avant de prendre une décision. La conséquence fut que, au moment où je sortis pour faire une promenade du soir, à la fin de la seconde semaine de juillet, Mlle Lester n’avait pas encore de professeur. Elle n’avait pas encore de professeur ; mais j’étais fatigué de faire passer les faiseuses d’annonces sur la sellette. Ce soir-là, je sortis donc pour faire une excursion solitaire dans les tranquilles faubourgs de Surrey, parmi les chemins déserts, entrecoupés de terrains vagues où les entrepreneurs de bâtisse n’avaient pas encore mis le pied. C’était une charmante soirée. Moi, qui suis assez cockney pour croire qu’un coucher de soleil à Londres est un des plus beaux spectacles de l’univers, je me dirigeai vers le couchant et je traversai Wandsworth Common, où de légers tourbillons de poussière pourpre s’élevaient des fossés, et au milieu duquel un âne abandonné troublait le calme de l’heure crépusculaire par un braiment plaintif. Ce soir-là, Wandworth Common était aussi désert que les sables de l’intérieur de l’Afrique. Cet endroit me plaisait à cause de sa tranquillité et de sa solitude, car je suis porté à la rêverie.

« Je dis que je suis porté à la rêverie, et cependant j’ai peu de motifs de rêver ! Mes pensées étaient agréables pendant cette promenade par un beau coucher de soleil ; et cependant, aujourd’hui, je me demande avec étonnement ce qui avait pu me mettre ainsi du rose dans l’imagination. Je ne sais à quoi je songeais en revenant à la maison sous la clarté bleuâtre de la lune qui se levait et qui faisait étinceler son croissant pâle et délié dans un ciel sans nuage.

« J’entrai dans la petite ville de Wandsworth. Je parcourus l’antique rue Haute, cette bonne vieille rue qui me fait penser à un tableau de l’école flamande. Toutes les nuances sont brun foncé ; néanmoins, la lumière et la chaleur y abondent. Les lumières commençaient à briller çà et là aux fenêtres ; et ce soir-là, il me sembla voir des fleurs épanouies à toutes les ouvertures. Je parcourus nonchalamment la rue, m’arrêtant aux devantures de boutiques sans but, sans motif, en songeant.

« À quoi rêvais-je ce soir-là ? Comment se faisait-il que le monde ne me semblait pas ridicule et vide ?

« Pendant que je regardais l’une de ces boutiques, celle d’un papetier, sorte de petit bazar dans son genre, — mes regards furent attirés par le mot « Musique ; » et sur une petite carte pendue à l’intérieur, je lus qu’une dame offrait de donner des leçons de piano, en ville ou chez elle, à des prix très-modérés. Le mot « très » était souligné. Il me parut que ce mot souligné avait un aspect lamentable et qu’il semblait implorer. L’annonce était écrite d’une main féminine, d’une jolie écriture, élégante et lisible, ferme et cependant gracieuse. Je me trouvais dans une position d’esprit toute nonchalante, tout disposé à me laisser mener où le vent me pousserait. Je pensais que je pourrais faire servir ma promenade à quelque chose en rendant visite à la propriétaire de l’annonce. Il était probable qu’elle ne satisferait pas mes idées de perfection plus que les autres ; mais, au moins, je retournerais à la maison avec la conscience d’avoir fait un nouvel effort pour trouver un professeur à ma nièce.

« L’adresse portée sur la carte était : « No 3, Godolphin Cottages. » Je demandai à la première personne venue de m’indiquer Godolphin Cottages. On me dit de prendre la deuxième rue à droite. J’arrivai dans une espèce de petite ruelle ou de chemin de communication où se trouvaient quelques petites maisons de construction ancienne et indépendante les unes des autres, abritées par une rangée de sycomores, et protégées par des grilles en bois. J’ouvris la petite porte de la troisième maison et pénétrai dans le jardin, une miniature dans son genre, qui possédait une pelouse et une allée circulaire sablée, et qui était orné dans un angle d’une grotte de coquillages et de pierres moussues. Sous un arbre, il y avait un banc rustique. Je trouvai à cet endroit une jeune femme assise et lisant dans le demi-jour qui baissait rapidement. Elle tressaillit au bruit de mes pas sur le sable et se leva, rouge comme une des pivoines qui s’épanouissaient à côté d’elle. Cette rougeur lui seyait d’autant plus qu’elle était naturellement pâle. Je reconnus ceci presque immédiatement, car la rougeur disparut graduellement pendant que je lui parlais.

« — Je demande une dame qui donne des leçons de musique, dis-je ; je viens de voir à l’instant une carte dans la rue Haute ; et comme je cherche une maîtresse de musique pour ma nièce, j’ai profité de l’occasion pour venir jusqu’ici. Mais peut-être suis-je indiscret à cette heure-ci ?

« J’ignore pourquoi je m’excusai de la sorte, puisque je ne m’étais pas excusé auprès des autres dames chez lesquelles je m’étais présenté à des heures indues. Je crains bien que j’eus la faiblesse de me sentir troublé par la beauté mélancolique de ce jeune visage, et que mon aplomb disparut sous l’influence de ces beaux yeux noirs et pensifs.

« Ce visage est si beau, si beau, que j’en vois sans cesse les moindres traits. Cependant je ne connaissais pas encore les mille expressions changeantes qui le font toujours aussi nouveau pour moi que le soir où il m’apparut pour la première fois. La décrirai-je cette femme que je connais depuis un mois à peine, et qui remplit le monde entier pour moi lorsque je pense à elle ? et j’y pense sans cesse. La décrirai-je pour le plaisir du Nouveau-Zélandais, quand la meilleure description doit rester fatalement si fort au-dessous de la radieuse réalité, et quand l’action de résumer sa beauté par des mots vulgaires et rugueux paraît, en quelque sorte, un sacrilège contre la sainteté de cette perfection ? Oui, j’essayerai ; non pas pour le plaisir du Nouveau-Zélandais, qui aura sans doute une idée nouvelle et extraordinaire de la perfection féminine, et qui peut-être exigera le nez bleu et la chevelure verte dans ce type de la beauté parfaite. J’essayerai, parce qu’il m’est doux de m’arrêter sur cette image et de représenter cette image, chère à mon cœur, par des paroles, si incomplètes qu’elles soient. Si j’étais peintre, comme Claude Melnotte, je ne peindrais que son image. Si j’étais poète, je couvrirais des rames de papier de chants passionnés inspirés par sa beauté. Mais comme je ne suis qu’un simple caissier dans une maison de banque, je ne puis que lui élever un autel dans les pages banales de mon journal.

« J’ai dit qu’elle est pâle. Elle a cette pâleur de l’ivoire qui accompagne parfois les yeux noirs et les chevelures brunes. Les yeux sont de ce noir si rare, de ce noir à reflets dorés dont l’expression est si séduisante. Leur couleur ne varie pas, mais leur expression varie à chaque émotion. Au repos, ils reflètent une sincérité mélancolique, une gravité pensive qui parle éloquemment des ombres qui sont venues assombrir cette existence. Les cheveux, séparés en deux bandeaux sur le plus beau front du monde, sont de la même nuance que les yeux et ondulent naturellement. Pour les autres traits du visage, je renverrai mon Nouveau-Zélandais aux tableaux des vieux maîtres italiens, dont sans doute il possédera une belle collection ; car c’est seulement sur les toiles de Raphaël Sanzio d’Urbino, du Titien et de leurs dignes élèves qu’on peut retrouver cette harmonie exquise, cette pureté des formes, et cette tendre délicatesse des contours que je contemplais ce soir-là sur le visage de Margaret Wentworth.

« Elle s’appelle Margaret Wentworth. C’est ce qu’elle me dit lorsque je lui eus expliqué, d’une manière diffuse, qui j’étais, et comment il se faisait que j’avais besoin de ses services. Pendant cette entrevue, il est probable que sa présence m’avait grisé par une influence subtile et mystérieuse plus puissante que les fumées de l’opium ou le suc des fleurs de lotus. Je sais seulement qu’après dix minutes de conversation, pendant lesquelles elle garda un calme parfait, je rouvris de nouveau la petite porte du jardin, très-embarrassé d’une main par le loquet, et de l’autre par mon chapeau, et que je sortis de ce paradis de vingt-quatre pieds carrés pour me retrouver sur le chemin poudreux.

« Je revins radieux chez ma mère, et lui dis que j’avais enfin réussi à trouver une dame qui satisfaisait à toutes les exigences, et qu’elle devait venir le lendemain matin, à onze heures, pour donner sa première leçon. Mais je me trouvai quelque peu embarrassé quand ma mère me demanda si j’avais entendu un morceau, si j’avais demandé le prix, si j’avais pris des renseignements sur la moralité, les capacités du professeur, et ainsi de suite.

« Je fus obligé d’avouer, à ma confusion, que je n’avais rien fait de tout cela. Alors ma mère me demanda comment il se faisait que je regardais la jeune dame comme remplissant toutes les conditions désirables ; cette question augmenta mon embarras. Je ne pus dire que je l’avais engagée parce qu’elle avait les yeux noirs et les cheveux de la même nuance, pas plus que je ne pus avouer que j’avais jugé de ses qualités de professeur à la ligne exquise de ses sourcils. Aussi, dans ce dilemme, j’eus recours à un expédient jésuitique dont je ne tirai pas une mince vanité. Je dis à ma mère que la tête de Mlle Wentworth était magnifique au point de vue phrénologique et que les organes de l’harmonie y étaient développés à l’extrême.

« Je me sentis honteux quand ma mère récompensa ce mensonge par un baiser et déclara que j’étais un garçon d’une habileté accomplie et un si bon juge, qu’elle se confierait plus volontiers à un étranger recommandé par moi qu’à l’expérience de toute autre personne.

« Après cela, je n’avais plus qu’à laisser faire le hasard ; et lorsque le lendemain soir je revins de la Cité, mon esprit était beaucoup moins occupé des événements commerciaux du jour que des probabilités d’habileté de la jeune femme comme professeur de piano. Ce fut avec un air de suprême indifférence que je demandai à ma mère si Mlle Wentworth lui avait plu.

« — Si elle m’a plu ! s’écria l’excellente femme. Mais, Clément, savez-vous qu’elle joue d’une façon magistrale. Quel doigté ! Quelle expression ! Dans ma jeunesse, on ne jouait ainsi que dans les concerts ; mais aujourd’hui des jeunes filles de dix-huit à vingt ans font, avec le clavier, des prodiges dignes d’un professeur. Je suis certaine qu’elle vous plaira beaucoup, Clément,… (Je dus rougir à ces paroles. N’étais-je pas séduit déjà ?) elle aime passionnément la musique, j’en suis sûre ; non parce qu’elle s’est livrée à des extravagances ridicules à cet égard, comme font certaines jeunes filles, mais parce que ses yeux brillaient lorsqu’elle me parla du bonheur que son piano lui avait procuré depuis son enfance. Elle a soupiré un peu en disant cela ; et j’imagine que la pauvre fille n’a guère connu d’autre bonheur.

« — Et quel prix a-t-elle demandé, mère ?

« — Ah ! vous voilà bien, cher Clément ! c’est le commerçant qui perce ! — s’écria ma mère.

« Dieu bénisse ma bonne mère ! Je n’avais fait cette question sordide que pour cacher la joie folle de mon cœur. Que me faisait cependant que cette jeune fille aux yeux noirs donnât des leçons à ma nièce ? Non più mesta ? Pourquoi donc mon cœur était-il rempli d’un tumulte de joyeuses émotions, et pourquoi mon regard se détournait-il ainsi de celui de ma mère ?

« — Eh bien ! mon cher Clément, le prix est presque ridiculement modéré, — ajouta ma mère. — Il n’y a qu’une seule chose qui pourra paraître un inconvénient, non pas pour moi, mais pour vous.

« Je demandai quelle était cette chose. Y avait-il là, pour moi, quelque désappointement glacial ?

« — Voilà ce que c’est, — dit ma mère avec hésitation. — Mlle Wentworth est occupée presque toute la journée, car ses élèves demeurent à de longues distances les unes des autres, et elle perd beaucoup de temps à courir. Il en résulte qu’elle ne peut consacrer à Lizzie qu’une heure le matin de très-bonne heure ou le soir assez tard. Moi je préférerais le soir, car j’aimerais à assister aux leçons ; mais il faut savoir si le bruit du piano ne vous ennuiera pas pendant que vous serez à la maison ? »

« Si cela m’ennuiera ? M’ennuierais-je à entendre l’harmonie des sphères célestes ? En dépit de la fausseté et de l’hypocrisie qui s’étaient développées en moi depuis la veille, je pus à peine répondre que je ne pensais pas que la leçon me gênerait.

« — D’ailleurs, le plus souvent vous serez absent, Clément, — dit ma mère.

« — Oui, — répondis-je, — j’ai toujours la ressource de sortir, si la musique me gêne.

« Le lendemain, en revenant de la Cité, je ressentis ce qu’éprouve l’écolier qui tourne le dos au collège la veille des vacances. La voiture de place qui m’amenait s’était transformée en char enchanté qui me portait triomphalement à travers un pays splendide et brillant. Les faubourgs, éclairés par le soleil, étaient des clairières magiques, et j’aurais été à peine surpris de voir les fruits de diamant d’Aladin pendre aux branches des arbres fruitiers, ou les ailes gigantesques du roc de Sindbad couvrir la colline de Sydenham de leur ombre. La terre était devenue un pays féerique, et je me défendais en vain contre l’influence subtile qui m’entourait.

« Quoi ! Étais-je donc amoureux ? Étais-je amoureux d’une jeune personne qui m’était apparue quarante-huit heures avant ? Moi, qui avais fait la cour aux demoiselles Balderby, qui avais presque perdu mon cœur dans les filets de Lucy Sedwicke, la sœur du chirurgien ; qui avais eu une correspondance suivie avec Clara Carpenter, pendant près d’une année, avec la sanction de nos familles respectives, et qui, malgré toutes ces précautions, avais été ignominieusement repoussé au profit d’un prêtre évangélique ?… moi qui avais ri de la passion (j’ai là, dans mon pupitre, une longue mèche des cheveux de Mlle Carpenter scellée dans une feuille de papier à lettre sur laquelle j’ai mis l’épigraphe brutale de Swift : « Rien qu’un cheveu de femme ! ») devais-je, à la fin, me prendre à deux yeux noirs et à un profil raphaélesque ? Ces ailes qui avaient traversé tant de flammes sans encombre devaient-elles se brûler à la première étincelle de ce feu ? Tantôt j’étais honteux de cette folle passion ; l’instant d’après, j’étais fier de cet amour. Je rajeunis tout à coup de dix ans, et mon cœur brûla sans partage d’un dévouement chevaleresque pour cette charmante étrangère. Je me raisonnai, je tournai ma folie en ridicule, mais je cédai comme le premier venu à cette douce attraction. Je donnai cinq shillings au cocher de mon cab. N’était-il pas naturel de lui donner une gratification extraordinaire pour le payer du voyage qu’il me faisait faire dans un pays enchanté ?

« Quel était ce jour-là le menu du dîner ? J’ai une vague idée que nous eûmes une tarte aux cerises, du veau rôti, des soles frites, de la pâtisserie, et une sauce aux anchois, le tout mêlé ensemble. Je sais que le repas parut durer six heures au moins, et cependant il n’était que sept heures quand nous passâmes au salon. Mlle Wentworth ne devait venir qu’à sept heures et demie. Ma nièce était folle d’impatience et courait sans cesse à la fenêtre pour voir si sa nouvelle maîtresse arrivait. Elle se donnait là, la pauvre enfant, une peine bien inutile ; car, du fauteuil où je m’étais assis pour lire les journaux du soir, je voyais le chemin par lequel Mlle Wentworth devait arriver. Mes regards quittaient fréquemment la page que je lisais et se fixaient sur la route poudreuse. Tout à coup j’aperçus une jeune femme à taille élancée, tenant une mauvaise ombrelle à la main, se diriger vers notre maison. J’aperçus ce visage que j’ai la faiblesse de croire le plus beau du monde entier.

« Depuis cette époque, Mlle Wentworth vient trois fois par semaine. Il se trouve que je ne me suis pas senti agacé le moins du monde par Non più mesta, non plus que par les gammes en ton majeur ou mineur qui, lorsqu’elles sont exécutées par une main inexpérimentée, ne sont pas précisément séduisantes à entendre. Je lis mes livres ou mes journaux, ou je me promène sur la pelouse pendant le cours de la leçon, et, de temps en temps, j’entends la jolie voix de Margaret (j’écris Margaret, car ce nom de Wentworth est fort ennuyeux), qui explique l’importance de la position du poignet, de la tenue du pouce, ou toute autre remarque non moins intéressante. Puis, lorsque la leçon est terminée, ma mère s’éveille de son demi-sommeil et offre une tasse de thé à Margaret, qui refuse d’abord, et finit par céder. Alors nous restons à causer dans la demi-obscurité d’une soirée d’été ou à la douce lumière d’une lampe placée sur le piano. Nous causons littérature ; et c’est une chose étonnante que l’accord parfait qui existe entre les goûts et les opinions de Margaret et les miens. Mlle Carpenter était ridicule sur cette question ; elle trouvait Carlyle absurde, et ne comprenait pas Dickens comme elle voulait le faire croire. J’ai prêté quelques livres à Margaret. Une pluie de feuilles de roses desséchées s’est échappée des pages de Wilhelm Meister quand elle m’a rendu ce volume. Je les ai mises sous une enveloppe, que j’ai cachetée. À propos, je crois que je ferais bien de brûler les cheveux de Mlle Carpenter.

« Bien qu’il n’y ait qu’un mois que j’aie aperçu la petite affiche à Wandsworth, Margaret et moi nous sommes de vieux amis. Au bout d’une année, Mlle Carpenter et moi, nous étions loin, plus loin que jamais, je crois, de nous comprendre. Mais avec Margaret, je n’ai pas besoin de paroles pour savoir que je suis compris. Un regard, un sourire, un mouvement de cette tête gracieuse sont plus éloquents que la lettre la plus compacte de Mlle Carpenter. Ses amies disaient que cette dernière était ravissante. Elle appelait Byron un « amour » et Shelley un « ange. » Mais si, par hasard, vous lui citiez des vers qui ne figurassent pas dans les Poésies choisies, dans la Couronne de perles poétiques, ou dans les Poètes de salon, il lui était impossible de reconnaître si vous disiez du Byron ou du Ben Jonson. Mais avec Margaret… Margaret ! quel joli nom ! Si je ne vivais pas dans la terreur profonde du Nouveau-Zélandais qui publiera ce manuscrit, je crois que je me laisserais aller à remplir une ou deux pages de ce nom charmant. Si le Nouveau-Zélandais usait de son autorité d’éditeur pour supprimer mes extases, il m’importerait peu ; mais il trouverait là dedans un texte pour des commentaires profonds sur les manières et les usages des amoureux anglais. Tâchons d’être raisonnable sur ce point. Chère enfant adorée !… Mais que fais-je ? Qui me dit qu’il ne va pas surgir un nouveau prêtre évangélique ?

« Nous sommes déjà de vieux amis, et cependant je sais bien peu de choses de son histoire. Elle évite toute allusion à sa famille et à son histoire passée. Quelquefois elle a parlé de son père ; toujours tendrement, mais toujours avec un soupir. Et j’ai cru voir qu’elle s’assombrissait quand elle y faisait allusion.

« Tout amis que nous sommes, je n’ai pu la décider à se laisser accompagner chez elle, quoique ma mère ait suggéré qu’il serait convenable que je le fisse. Elle est habituée à sortir seule, dit-elle, le soir aussi bien que le jour. La crainte lui paraît étrangère, et il faudrait être un animal bien féroce pour s’attaquer à une créature aussi pure et aussi séduisante. »